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Tempêtes post-shakespeariennes: Une Tempête, La Fiancée de l’eau, La Tempesta

Bernard URBANI


Devant l’absurdité et la dérision de l’existence, face à l’aliénation de leur peuple resté jusque-là dans le ghetto de l’Histoire, Aimé Césaire, le «grand poète noir» et Tahar Ben Jelloun, l’écrivain marocain par excellence, frères en rébellion et fils de Rimbaud, ressuscitent la tragédie, cette crise qui naît de l’impossibilité de résoudre un conflit et de se soustraire à la fatalité. Ces deux poètes-dramaturges – admirateurs de Sophocle, Eschyle, Shakespeare, comme Emilio Tadini, et sensibles à l’Afrique – proposent une tragédie moderne dont l’Histoire est le moteur, et où la mort du héros est compensée par la certitude que son peuple va se libérer. Marqués par la mémoire et dominés par la quête de soi, les drames de Césaire et de Ben Jelloun, sont un vrai réquisitoire contre l’autoritarisme et l’aliénation, et un hymne à l’amour vrai. Une Tempête (1968), qui fait partie du cycle consacré aux drames de la colonisation1, est une dénonciation violente de l’aliénation et de l’acculturation dont les colonisés ont été victimes, notamment les Antillais, «situés à la croisée d’origines multiples»2, et avilis par plus de trois siècles de colonisation. En effet, à la différence des Africains, ils ont été coupés de leurs racines et contraints d’accepter la politique du maître blanc, voulant les assimiler tout en leur refusant l’égalité la plus élémentaire: aussi font-ils figure de bâtards de l’Europe et de l’Afrique. La Fiancée de l’eau (1984) est un texte pour un opéra, «une commande, ou plus exactement une demande du compositeur Ahmed Essayad» (BEN JELLOUN 1984: 7), où se rencontrent Histoire et mythe tragique, dépossession et déchéance. Pour Césaire, Noir d’avant-guerre et d’après raison issu d’une famille d’esclaves originaire de Basse Pointe, le théâtre est le genre littéraire le mieux adapté pour faire éclater le conflit entre les valeurs fondamentales incarnées par des personnages et leurs actions. Inspiré de la tragédie shakespearienne et des tragédies historiques afro-européennes, le théâtre de l’auteur de Cahier d’un retour au pays natal vise à transformer les structures politiques, économiques, mentales et intellectuelles de la Martinique, petit rien ellipsoïdal tropical, recouvert d’échardes.

J’aimerais réactualiser la culture pour en assurer la permanence, pour qu’elle devienne une autre culture qui contribuerait à l’édification d’un ordre nouveau, d’un ordre révolutionnaire où la personnalité africaine pourrait s’épanouir […]. Il y a un besoin, une faim de théâtre en Afrique noire […]. Je veux un théâtre actuel en prise directe sur nos problèmes (Cité par CHEVRIER 1984: 160-161).

Ben Jelloun choisit lui aussi l’écriture théâtrale pour les mêmes raisons. Toutefois, il avoue humblement qu’il ne sait pas écrire pour le théâtre: «J’écris en pensant à une scène. Je puise dans la mémoire des personnages de mes romans. Je les convoque en privé et je devine ce qu’ils auraient dit et fait pour une situation donnée» (BEN JELLOUN, cité: 8). Après Ahmed Essayad, c’est Charles Tordjman qui a su le convaincre d’écrire cette histoire et d’en faire un espace pour que des absents ne soient pas ensevelis dans l’oubli ou dans la brutalité de l’Histoire. En effet, ceux-ci ne sont pas morts ; ils ne sont pas quelques-uns, mais une communauté, un peuple. Avec LaFiancée de l’eau – dont les effets de «la tourmente» sont encore très sensibles – ces absents pudiques et violents vont prendre corps, s’animer et s’agiter avec violence, d’abord dans la mémoire de Ben Jelloun, puis sur la scène. Ils reviennent, agitant le voile jeté sur eux par les mots, «discours de ceux-là mêmes qui leur ont confisqué la terre et l’eau, la parole et le pain» (Ibid.: 7):

Harrouda a surgi la première; elle a surgi des ténèbres où je l’avais laissée dix ans plus tôt. C’est elle qui a donné le ton et tracé la trame. Elle est venue avec Malika, qui n’est pas sa fille, mais peut-être le souvenir de ce qu’elle fut ou aurait aimé être. Puis elle eut l’idée de retrouver un vieux complice, Moha, encore plus fou qu’avant dans son éternité mouvante […]. Les autres, ceux qui sont chargés de peupler l’espace d’une évocation, ont pour tâche de rendre crédible – visible – la fable (Ibid.: 8).

Leur histoire se déroule dans un petit village du Haut-Atlas marocain, inondé de lumière, bâti sur une terre ingrate (où l’eau qui catalyse toutes les passions est de plus en plus rare3) et habité par de pauvres fellahs. Leurs voix sèches et rauques sont celles d’Harrouda, personnage sans âge4, porteur d’énergies, de Malika (la fiancée de l’eau), de l’épouse du fqih Ahmed, de Majdoub, de Moha le fou sage et de nombreux paysans qui circulent tout au long de la pièce. Voix dénonciatrices qui refusent – comme le Caliban de Shakespeare et de Césaire, comme le Sénégalais de Tadini – l’ordre établi, la tradition et la religion, l’injustice, représentés par Hadj Abbas (riche propriétaire, voleur de terre et d’eau) et par le fqih5.

Sur les conseils de Jean-Marie Serreau, élève de Brecht, homme de théâtre soucieux de servir l’expression théâtrale moderne de l’existence, Césaire a adapté The Tempest6. Au terme de sa carrière dramatique, le poète martiniquais ressent le besoin de renouer avec les vieux modèles, et notamment avec le drame élisabéthain. C’est plutôt la question du pouvoir que le problème de l’homme cherchant en vain la maîtrise de son destin qui l’a intéressé7. En effet, Une Tempête – la plus intertextuelle de ses pièces, «puisqu’il y vole la grande culture blanche comme Prométhée volait le feu divin, en puisant à la source la plus prestigieuse du théâtre occidental: Shakespeare» (DELAS 1991: 96) – révèle le conflit entre la Nature et laCulture, entre le colonisé et le colonisateur. Elle illustre en trois actes le principe hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave8: Prospéro est le colonisateur raciste, le despote, «l’écraseur, le broyeur» (CÉSAIRE 1997: 38)9 et Caliban, initialement propriétaire de l’île de Sycorax, l’Esclave noir, fier et athlétique, une sorte de Malcolm X aliéné, mais qui prend conscience de sa servitude, le révolté au cœur noble10; entre eux, Ariel le Mulâtre pacifique, proche de Martin Luther King11. Ces trois personnages symbolisent les protagonistes de la société américaine: Prospéro, homme de la raison froide, est à la fois le colonisateur européen et la civilisation blanche raciste, Caliban est le Noir américain qui revendique ses droits par la violence, Ariel – comme le Sénégalais de La Tempesta – incarne la tendance non violente de ceux qui espèrent changer la mentalité du Blanc en lui faisant prendre conscience de l’injustice de son comportement:

Ariel
Tu me désespères. J’ai souvent fait le rêve exaltant qu’un jour, Prospéro, toi et moi, nous entreprendrions, frères associés, de bâtir un monde merveilleux, chacun apportant en contribution ses qualités propres: patience, vitalité, amour, volonté aussi, et rigueur, sans compter les quelques bouffées de rêve sans quoi l’humanité périrait d’asphyxie.

[…]

Caliban
Mieux vaut la mort que l’humiliation et l’injustice... D’ailleurs, de toute manière, le dernier mot m’appartiendra […]. Le jour où j’aurai le sentiment que tout est perdu, laisse-moi voler quelques barils de ta poudre infernale, et cette île, mon bien, du haut de l’empyrée où tu aimes planer, tu la verras sauter dans les airs, avec, je l’espère, Prospéro et moi dans les débris. J’espère que tu goûteras le feu d’artifice: ce sera signé Caliban (Ibid.: 38).

La culture de Prospéro, homme de conquête, se manifeste à travers l’exaltation du travail ; elle est si répressive que, selon lui, celui qui ne sait point tuer un homme n’est qu’un animal. Caliban, quant à lui, se rattache plutôt à une culture, à une histoire et à des savoirs dérobés, ceux notamment de sa mère, la sorcière insulaire Sycorax, qui possédait la force, la science magique et un véritable langage:

Caliban
Sycorax ma mère!
Serpent! Pluie! Éclairs!
Et je te trouve partout:
Dans l’œil de la mare qui me regarde, sans ciller,
à travers les scirpes.
Dans le geste de la racine tordue et son bond qui attend.
Dans la nuit, la toute-voyante aveugle,
la toute-flaireuse sans naseaux!
D’ailleurs souvent par le rêve, elle me parle et m’avertit… (Ibid.: 26).

Sycorax, refusée par le Maître et colonisée, est devenue partie intégrante de la terre et participe toujours à la vie universelle; comme elle, elle est source de vie et protectrice. Unie à l’eau, à l’air, au soleil, aux animaux et à la végétation, elle permet à son fils, être de montagne et de feu lui aussi, de retrouver – ne serait-ce qu’un instant – un état de grâce. La montagne joue un grand rôle chez Césaire comme chez Ben Jelloun: à l’horizon de leur sensibilité, il y a toujours le morne martiniquais et les contreforts atlassiens, où se nichent des douars miséreux. La tragédie de Malika est menée par Harrouda et les femmes fellahs qui, d’une certaine manière, refusent elles aussi la culture assimilée et oppressive. Des femmes victimes – comme Sycorax et Caliban – de la violence de l’Histoire et de la brutalité des hommes. Malheureusement, l’eau, source de vie, de purification et de régénération12, «vie de la terre» (BACHELARD 1942: 87) est détournée par Abbas (avec la complicité du fqih) et assèche ainsi les parcelles de terre des pauvres paysans marocains. Mostapha, le fils d’Abbas, élevé à l’occidentale, est promis à Malika qui aime secrètement Madjoub. Mais Harrouda refuse cette oppression et cette décision, et avec l’aide du Chœur – voix de l’humanité – conduit le village à la révolte:

Harrouda
Une terre sans eau, c’est un cœur qui saigne.

Le Chœur
C’est un cœur qui saigne.

Harrouda
Une terre assoiffée est un corps meurtri.

Le Chœur
C’est un corps meurtri.

Harrouda
Le ruisseau est détourné de son cours.

Le Chœur
Détourné pour nous affamer.

Harroud
Et sur Malika, on prépare un viol.

Le Chœur
Un corps nubile, une fleur arrachée un verger saccagé…

Madjoub (sort du chœur et crie)
Laisser une terre à ses blessures est indigne! O mes amis, la honte, la honte monte sur le visage et noircit notre regard!O mon amour, écoute le rythme des pierres qui secouent la terre, écoute les pieds nus des enfants sur la terre sèche, c’est mon amour qui danse et frappe les dalles du silence.

Malika (sort du chœur et répond)
Je vois la mort au voile blanc et le songe attelé à la nuit. Je suis veuve de cet amour et ton chant m’enveloppe dans un linceul de soie […]. Je sais la mort et les oiseaux tombés d’un ciel limpide. Est-ce l’éclair ou le destin qui se déchire… Je reçois le feu et la foudre…

Harrouda
Cesse de parler de mort. Nous creuserons d’autres lits au ruisseau; nous creuserons une fosse aux ventres nourris par le vol et le crime. Hier, c’étaient les colons français qui marchaient sur notre dos. Ils avaient des fouets, une peau blanchâtre et un immense appétit. Nous étions ignorants mais pas résignés. Nous avons cru les avoir chassés. Mais voilà qu’ils sont revenus en djellaba et burnous. Ils ont à présent la peau brune, le Coran sous le bras et toujours le même appétit […]. Allez venez, ne perdons pas de temps (BEN JELLOUN, cité: 40-42).

Harrouda offre à Malika l’hertz qui doit rendre impuissant Mostapha, et ainsi la protéger. Le mariage a lieu. Les époux pénètrent dans la tente nuptiale: tout le monde attend l’apparition du drap tâché, quand on voit soudain Malika avancer en pleurant et indiquer l’endroit où se trouvent de nouveaux canaux. Aussitôt les paysans piochent et font jaillir l’eau. En refusant le nom qu’on lui impose, en affrontant Prospéro, Caliban – bien que sous-développé travaillant la terre sans cesse – revendique sa liberté et son identité: il est – comme le Prospero de Tadini – le roi de son île13 et il veut la récupérer.

Caliban
Caliban n’est pas mon nom […]. C’est le sobriquet dont ta haine m’a affublé et dont chaque rappel m’insulte […]. Appelle-moi X. Ça vaudrait mieux. Comme qui dirait l’homme sans nom. Plus exactement, l’homme dont on a volé le nom. Chaque fois que tu m’appelleras, ça me rappellera le fait fondamental, que tu m’as tout volé et jusqu’à mon identité! Uhuru! (CÉSAIRE, cité: 28).

Ainsi le fils de Sycorax, assimilé à la culture de Prospéro comme Ariel, n’a pas oublié pour autant celle de sa mère qui l’enracine dans la terre. Cette terre, évoquée à plusieurs reprises dans Une Tempête et La Fiancée de l’eau, est un des thèmes récurrents de la littérature antillaise et de la littérature maghrébine d’expression française. On sait que les écrivains du Maghreb ont refusé et condamné tel Césaire l’oppression et la colonisation française, sans toutefois épargner leur propre société. Aujourd’hui encore, ils dénoncent les déchirures de leurs frères, marqués par de nouvelles tyrannies (celles du pouvoir, de la classe dirigeante, de la religion) et par l’illettrisme ; ils recherchent, d’une certaine manière, la parole perdue et les syllabes de l’absence. Comme Prospéro, les maris et les pères marocains – symbole de virilité et d’autorité – ruinent le temps et la beauté; tous leurs actes et leurs discours se caractérisent par la menace et le viol:

Femme A
Je travaille depuis que mes jambes me portent vers les champs. Je travaille et ne dis rien. Quand j’ai mal aux reins, je serre le foulard autour de la taille. Je me baisse et je travaille […]. On se baisse pour travailler la terre et on travaille.

Femme B
Travaillez la terre le jour, travailler dans la ferme le soir. On ne s’arrête jamais […]. Vendues, échangées, revendues, à notre insu.

[…]

Femme A
Dieu décide et nous n’avons rien à nous dire.

Femme B

[…]

Pauvres, insultées, et en plus on devrait se priver! Ah non! la pauvreté suffit. Le manque de joie et de pain suffit. Qu’on nous laisse au moins la force de crier… Qu’on nous laisse les mots, la parole… (BEN JELLOUN, cité: 45-47).

La terre est le passé et l’avenir des pauvres Marocains et des Martiniquais à la recherche d’une identité perdue. Mais comme eux, elle est fissurée et mutilée par l’oppression, l’injustice et l’inégalité sociales. Prospéro règne comme un fauve, Hadj Abbas corrompt tout. Comme une terre malade, les fellahs sont exploités et doivent coûte que coûte obéir. Comme une terre sans eau, Malika – soumise à Dieu et à l’homme – est vendue à Abbas: «Je suis égarée […], perdue dans la forêt des hommes. Je ne suis qu’une branche d’un arbre inconsistant, frêle. On me vend et on m’achète et je ne suis pas au courant» (Ibid.: 32-34). Madjoub a compris que l’Islam ne peut ni aider ni sauver les paysans étranglés par le vice et la corruption des riches; fataliste, il est persuadé, comme les autres personnages de la pièce que Dieu a rejeté les faibles et qu’il s’est rangé du côté des plus forts:

Majdoub (à Mostapha):
Je suis un enfant trouvé… je ne sais ni lire ni écrire… mais j’ai ma dignité… Et toi, tu as appris à fumer et à boire du vin et tu te crois tout permis […].… Ton père au nom de la religion nous vole notre part d’eau. Sans scrupules. Vous êtes toujours du côté du plus fort. Vous ne savez qu’affamer et voler. Et toi tu es à toi tout seul un malheur. Tu es capable, par ta seule présence, de faire fuir les nuages qui apportent la pluie (Ibid.: 43).

Sur cette terre d’enfer, de haine et de blasphèmes, surgit un espoir. Une femme-mythe – Harrouda – une voix qui éclate, devance et éveille; une voix inquiétante, venue de nulle part pour faciliter le passage14. En effet, Harrouda-la-liberté décide d’empêcher le mariage de Malika et organise la révolte contre les riches du village atlassien. Tout comme Caliban, elle brise le silence et la résignation, l’Histoire trahie, l’espace violé et volé. Si elle choisit d’aider Malika, c’est qu’elle voit en elle la jeune fille qu’elle aurait aimé être: une adolescente élevée dans la tradition et la religion, obéissante – mais jamais soumise – sachant lire et écrire, rêveuse et amoureuse. Un être qui croit encore à l’amour:

Harrouda (à Malika):
Suis-moi. De nous tous tu es la seule en qui le jour fait sa lumière. Il ne faut pas que ton innocence soit ton malheur. Tu ne connais pas encore la vie mais tu es de cette terre. Viens ma fille redonner l’eau au ruisseau, viens verser l’eau sur cette terre blessée, viens irriguer les champs et déjouer les complots.

[…]

Malika
Je suis sans force. Je suis égarée, perdue dans la forêt des hommes […]. Je ne suis qu’une branche d’un arbre inconsistant, frêle et malade.

Harrouda
Ton père te livre à un homme qui n’est pas de ta vertu… Le marché a été conclu ! […]. Viens ma fille. Avec toi nous redonnerons l’eau à la terre et la beauté à l’amour! (Ibid.: 33-34).

Harrouda avance, suivie de Madjoub et des paysans, et répond aux appels lancinants:
Notre mère, la terre a soif. Notre source de vie est rare, empêchée de vivre […].
Nous allons vers toi, ô terre aimante!
Nous allons vers toi, ô fille des prairies vertes. La terre a besoin de la source, et la source a besoin de ton amour.
La terre
Notre fille
Notre mère
Malika, il ne t’aura pas! (Ibid.: 56).

Dès le prologue d’Une Tempête – qui se confond avec l’exposition15 – Caliban, secoueur de feu, telles Malika et Harrouda, refuse la paix du Maître au risque de perdre son île et de mourir: «Ce n’est pas la paix qui m’intéresse, tu le sais bien. C’est d’être libre» (CÉSAIRE 1980: 87). Pourtant, bien qu’haïssant son esclave, Prospéro ne le tue pas:

Prospéro
J’ai enraciné le chêne, soulevé la mer,
ébranlé la montagne, et bombant
ma poitrine contre le sort contraire,
j’ai répondu à Jupiter foudre pour foudre.
Mieux! De la brute, du monstre, j’ai fait l’homme!
Mais oh!
D’avoir échoué à travers le chemin
du cœur de l’homme, si du moins c’est là l’homme.
Eh bien moi aussi je te hais!
Car tu es celui par qui pour
la première fois j’ai douté de
moi-même (Ibid., 89-90).

La tempête continue! Une véritable révolution tellurique, annoncée par le cri de guerre de Caliban («Uhuru»), dilate le paysage insulaire, semblable à la prise de conscience politique et culturelle souhaitée par Césaire. Vents, pluie et éclairs recouvrent la terre antillaise. La Martinique, comme le Maroc, guidée par le souffle volcanique et poétique, se redresse et se met au pas du monde:

Caliban, déclamant:
Shango marche avec force
à travers le ciel, son promenoir!
Shango est un secoueur de feu
chacun de ses pas ébranle le ciel
ébranle la terre
Shango, Shango ho!(Ibid.: 89).

De même, Harrouda hurle: «C’est par là. Libérons l’eau. Nous ne sommes esclaves que de la source, pas des hommes !» (BEN JELLOUN, cité: 58). À la fin de La Fiancée de l’eau, tout se passe très vite: aux premiers coups de pioche dans les canaux, l’eau jaillit avec puissance alors que Malika, blessée par un coup de feu tiré par les hommes d’Abbas, tombe et meurt. Elle emporte avec elle le destin des fellahs et des révoltés hallucinés, lourd de peines et de misères. «Je meurs pour l’eau et je vis dans ma mort pour être la source», crie-t-elle (Ibid., 58). Le sang de Malika se mêle à l’eau; lavé avec l’eau nouvelle, son corps est déposé à même le sol, à côté de la source d’où jaillit une eau très forte. Le paysage marocain est transformé, humanisé; Majdoub – qui retrouvera peut-être Malika – récite en douceur le poème La Fiancée de l’eau, dont voici quelques extraits:

La terre s’est fermée sur la fêlure
et de l’autre côté du silence
mon âme s’est élevée
une statue aux yeux de verre
légère
ombre frêle de la nuit
elle avance
enroulée par l’aube et le vent
un nuage pour linceul.
Elle était née pour l’eau qui manque
Et errer contre le mauvais sort.

[…]

Mon âme est une naissance
une rivière en colère
un nuage sombre
il habite le cimes du Toubkal
il attend
éternel.
Je regarde la plaine
je bâtis un visage au front large
sur les paupières, de la poussière et du sang
Mon cœur libère un oiseau
tous deux
nous partons à la mer (Ibid.: 58 et 60).

Malika est transfigurée, «vêtue de blanc comme si elle allait à la rencontre de quelque chose d’inaccessible» (Ibid.: 59). Elle est l’eau-mère qui console; elle est celle qui reflète le ciel et les grands feux célestes et qui se fond dans les entrailles de la terre. Le corps de Malika apporte l’humus et va rejaillir en sources-langage16 pour faire naître un monde nouveau, d’où surgira – peut-être – la Colombe. La vie renaît: Harrouda, une étoile tatouée sur le front, et les paysans reprennent des forces pour continuer à lutter. Une Tempête ne se termine pas par le pardon et la réconciliation, comme dans le drame shakespearien, basé sur le schéma faute – expiation – pardon; Elle suit plutôt le mouvement esclavage – aliénation – libération:

Prospéro, hurlant:
Je ne laisserai pas périr mon œuvre. Je défendrai la civilisation! Il tire dans toutes les directions […]. Fais froid dans cette île […]. Eh bien, mon vieux Caliban, nous ne sommes plus que deux sur cette île, plus que toi et moi. Toi et moi! Toi-Moi, Moi-Toi! (CÉSAIRE, cité: p. 92).

Emprisonnés dans la dialectique du maître et de l’esclave, «Prospéro est décidé à répondre par la violence à la résistance farouche du Nègre […] ; quant à l’esclave noir, il s’obstine à refuser la paix que lui propose le colon blanc. Les deux personnages campent sur leurs positions» (FLICKER, cité: 85). C’est cela l’Histoire:

Caliban:
Et je sais qu’un jour
mon poing nu, mon seul poing nu
suffira pour écraser ton monde!
Le vieux monde foire!

[…]

À propos, tu as une occasion d’en finir:
Tu peux foutre le camp.
Tu peux rentrer en Europe.
Mais je t’en fous!
Je suis sûr que tu ne partiras pas!
Ça me fait rigoler ta «mission»
ta «vocation»!
Ta vocation est de m’emmerder!
Et voilà pourquoi tu resteras,
comme ces mecs qui ont fait les colonies
et qui ne peuvent plus vivre ailleurs.
Un vieil intoxiqué, voilà ce que tu es !

Prospéro:
Pauvre Caliban! Tu le sais bien, que tu vas à ta perte […]. Je te plains!

Caliban:
Et moi, je te hais!

Prospéro:
[…]Eh bien moi aussi je te hais!
Car tu es celui par qui pour
la première fois j’ai douté de
moi-même.
s’adressant aux Seigneurs
… Mes amis approchez: Je vous fais mes adieux. Je ne pars plus. Mon destin est ici: Je ne le fuirai pas. (CÉSAIRE, cité: 88-90)

Le temps s’écoule lentement, symbolisé par le rideau de la scène qui descend à demi et qui remonte. Prospéro a décidé de rester sur l’île: il a vieilli et son langage s’est appauvri. Quant à Caliban, sévère et raisonnable, il n’ose même plus le tuer, illustrant ainsi la situation du nègre en voie de désaliénation et une restructuration du monde:

Prospéro:
Décidément, c’est le monde renversé. On aura tout vu: Caliban dialecticien!

[…]

Caliban:
Il faut que tu comprennes, Prospéro:
des années j’ai courbé la tête,
des années j’ai accepté
tout accepté:
tes insultes, ton ingratitude
pis encore, plus dégradante que tout le reste,
ta condescendance.
Mais maintenant c’est fini!
fini, tu entends! (Ibid.: 87-88)

Cette triste fin dans la plus hautes des solitudes est aussi celle d’une classe et d’une idéologie. La fin de la civilisation occidentale. L’agressivité de l’Esclave, désormais «sans nom», se manifeste à travers l’utilisation du lexique d’un bestiaire africain et caribéen assez inquiétant. En effet, la réalité menaçante est maintenant visible: la forêt vierge pénètre dans la grotte qui se remplit de lianes, de sarigues, de pécaris, de cochons sauvages entourant le Maître qui lutte contre une nature de plus en plus agressive: «On jurerait que la jungle veut investir la grotte. Mais je me défendrai. Je ne laisserai pas périr mon œuvre. Je défendrai la civilisation», crie Prospéro (Ibid.: 92)17. Alors qu’au loin, parmi le bruit du ressac et des piaillements d’oiseaux (oiseaux soleil ou oiseaux de boomerang), Caliban chante: «LA LIBERTÉ OHÉ, LA LIBERTÉ» (Ibid.). Par le chant de liberté, l’Histoire a vaincu le Destin. La Fiancée de l’eau s’achève avec le départ de tous les personnages. Comme un pays, une terre et un fleuve qui gronde, ils quittent tous la scène (leur île), ils fuient le pays, fermé sur des certitudes. Avec Harrouda, dignes et fiers, ils émigrent au-delà de Fès et de Tanger...

La scène est noire. On entend juste la voix d’Harrouda.

Harrouda:
O vous là-bas! Regardez nos mains, regardez nos visages! Ce ne sont pas des masques, c’est un pays, une terre et un fleuve qui gronde!

Lumière brutale, très vive. Les personnages s’apprêtent à quitter la scène – lepays –, ils émigrent (BEN JELLOUN, cité: 61).

Quant à Mostapha, à demi-fou comme Prospéro, il reste seul avec ses délires:

Suis-je la victime? Suis-je le malheur? Je suis l’époux et le veuf, l’épouvantail et le vent, je suis celui par qui la sécheresse arrive, celui qui ruine les silos de grains […]. Je suis la semence inutile, le corps inutile, l’homme inutile […]. Je ne suis qu’une motte de cette boue noire tachée du sang de ma fiancée, mon épouse d’un instant, celle qui s’est mariée avec l’eau et la mort; je suis un tronc d’arbre creux, habité par les vers et les corbeaux… un tronc d’arbre d’un arbre qui n’a plus de branches, plus de feuilles, plus de fruits. La honte a tout dévasté. Je parle tout seul! Est-ce ma voix qui tombe comme un caillou au fond de ma gorge? Est-ce ma vue qui se perd ou est-ce le monde qui me quitte et m’abandonne? (Ibid.: 60-61).

Une Tempête et La Fiancée de l’eau: deux tragédies politiques et mythiques qui refusent l’assimilation culturelle, et qui dénoncent la situation coloniale et post-coloniale qui les justifie. Deux drames de la négritude et de la maghrébinité, de la conquête de soi, de la prise de conscience collective. Mais aussi deux chants d’espoir. Aimé Césaire et Tahar Ben Jelloun – hospitaliers de la langue française – invitent une nouvelle fois le lecteur à un voyage à travers l’île de la Martinique et le Maroc terres violentes et envoûtantes, utilisant la langue des anciens colonisateurs comme une arme pour dénoncer les maux et les carences d’un règne de barbarie, les facteurs d’aliénation et d’humiliation, l’oppression. Le dramaturge noir et le poète marocain, respectueux de l’Autre, n’ont pas cru à la dérive du Nègre et du Maghrébin, pris dans les rets de l’inexistence: rebelles, ils affirment, au contraire, leur re-naissance. Ils pensent que l’être humain possède le sens du devoir, une remarquable énergie qui lui permet de se dépasser, de se libérer et de réaliser son destin. Mais cette revalorisation et cette réhabilitation ne sont possibles qu’après une double tâche extrêmement difficile: «la démystification et la démythification du Blanc par l’exaltation des vertus nègres pour permettre au Noir de participer à la construction collective du monde» (MBON 1979: 115-116). Les deux écrivains de langue française ont recours au théâtre tragique, poétique et épique, «arme miraculeuse» qui reprend les thèmes majeurs de leurs poésies et de leurs romans. Un théâtre sincère, généreux et engagé, d’inspiration mythique qui peint, avec sobriété dramatique et effusion lyrique, une société en gestation. Par le biais de la langue française, Césaire et Ben Jelloun se disent et disent le monde d’où ils viennent: en effet, ils dévoilent la Martinique et le Maroc (terres blessées) dans un décor composé de forces élémentaires telles l’eau, la terre, le vent, la pierre, le sable s’unissant pour créer une puissance de vie, une force de joie fécondante et de personnages, sortis d’un arbre ou d’une source d’eau, qui prennent la parole pour dénoncer. Une fois leur parole entendue, ils retournent à leur lieu d’origine, pour se confondre avec la terre, la forêt et l’eau. Avec lyrisme et sensibilité, Ben Jelloun évoque l’insolite destin de Malika, celle qui fait couler le rocher et fleurir le désert; Césaire, quant à lui, adopte et adapte La Tempête de Shakespeare pour révéler la révolte de Caliban et de ses frères noirs, race repoussante et barbare. Mais leur parole passionnée, tendre et généreuse, devient belle et véhémente lorsqu’ils emportent le lecteur dans le climat de haine et de sang provoqué par le désir d’être libre et de conquérir le temps et l’Histoire. Comme les rebelles Caliban et Harrouda, héritiers de Shango, d’Eshu et de Sycorax – et désormais dans l’Histoire – Ben Jelloun et Césaire, présents sur leur terre indigène, faite d’épreuves et de blessures, n’ont rien perdu de leur confiance en l’homme et en la vie. Leurs voix, éprises de vérité et de justice, sont de celles que l’on n’oublie pas.

Bibliographie:

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Notes

↑ 1Une Tempête s’inscrit dans le cadre d’une trilogie destinée à mettre en scène les drames de la colonisation. La Tragédie du Roi Christophe se situe au XIXe siècle en Haïti, Une Saison au Congo présente le drame du leader congolais, Patrice Lumumba.

↑ 2«Celles des Amérindiens, celles des Européens, celles des esclaves d’origine africaine, sans oublier les vagues successives de coolies indiens, des Levantins, Malais et Chinois. Mais la part essentielle revient aux descendants des esclaves noirs même si le métissage entre tous est indéniable et récurrent» (BOUVIER 2008, 18).

↑ 3Rappelons que des quatre éléments naturels, l’élément liquide est de loin le plus rare car le moins facile à utiliser sur scène, le plus rebelle.

↑ 4Harrouda est un personnage cher à Ben Jelloun. C’est le nom de l’héroïne de son premier roman Harrouda (1973) et celui donné à différentes figures de l’oppression subie: la femme, l’enfant, les vieillards, les fumeurs de kif, le Maroc.

↑ 5Au Maroc, le fqih a beaucoup de pouvoirs. Il incarne l’autorité religieuse; il est aussi responsable de l’école coranique et il rédige les actes de mariage et de divorce.

↑ 6La tempête est présente dans les romans d’Emilio Tadini, notamment dans La Tempesta (1993), adaptée pour le théâtre l’année de la parution du roman. Tadini récupère La Tempête de 1612, en la ramenant dans la ville du personnage principal: Milan. «Le titre du roman ainsi que le nom du protagoniste établissent une filiation manifeste, et des indications éparses rappellent au besoin que le cadre est emprunté au maître anglais» (WESTPHAL 1995: 188).

↑ 7En effet, la pièce anglaise rassemble en cinq actes tous les éléments connus au XVIe siècle sur le sauvage et le Nouveau Monde, avec au centre Caliban, sauvage rebelle, frère d’Harrouda, tour à tour objet de répulsion, de terreur, de curiosité et de dérision.

↑ 8Pour Hegel, c’est dans la mesure où l’homme est conscience de soi qu’il devient homme et s’oppose à l’animal. En se révoltant, en disant «non», Caliban prend conscience de lui-même.

↑ 9L’avatar shakespearien de Tadini est un peu différent du célèbre Prospéro. En effet, il est aussi l’hypostase moderne de Don Quichotte et de Robinson Crusoe, puisqu’il devient liquide et éthéré comme ses serviteurs.

↑ 10Dans Une Tempête, Caliban est un sauvage. «Le mythe du ‘bon sauvage’ est ici revisité puisque l’auteur fait de Caliban un méchant sauvage. Un transfert intéressant s’opère donc de l’être mi-homme mi-animal au nègre, Césaire transformant ce monstre en un homme» (FLICKER 2007: 81). Dans La Tempesta, Caliban est aussi un sauvage «che sembrava fosse appena venuto fuori dagli oscuri pasticci ribollenti di qualche foresta vergine, un mostro nero e ringhiante come la notte» (TADINI 1993: 61). Mais peu à peu, ce Vendredi-Sancho Pança sénégalais, converti au mutisme, se transforme en génie de l’air, voué à la cause de Prospero.

↑ 11Chez Tadini, un même personnage incarne Ariel et Caliban, un vendeur ambulant extra communautaire.

↑ 12En Asie, comme dans les traditions judéo-chrétiennes, l’eau est l’origine de la vie, l’élément de régénération corporelle et spirituelle, le symbole de la fertilité, de la pureté et de la sagesse. Dans la tradition mystique musulmane – et surtout en Iran – l’eau et un don du ciel et un breuvage d’immortalité.

↑ 13Dans La Tempesta de Tadini, la demeure de Prospero, personnage principal du roman, est «une île» qui surgit dans les champs de Linate, près de Milan.

↑ 14Harrouda n’a pas d’identité: elle porte simplement un surnom qui vient de «houria», la rébellion, la liberté.

↑ 15Sur le plan de la dramaturgie, le prologue de La Fiancée de l’eau (pp. 16-20) et d’Une Tempête (p. 9) joue un rôle important: tous les personnages entourent Harrouda et Caliban qui dévoilent l’intrigue. Rappelons que le théâtre contemporain reprend volontiers cette fonction référentielle qui existait déjà dans le théâtre antique. Fidèles aux règles d’Aristote et de Corneille, Ben Jelloun et Césaire, comme Anouilh et Brecht, engagent leur «prologos» dans l’action. Le prologue benjellounien, comme le prologue césairien, se confond avec l’exposition, que Jacques Scherer, dans La Dramaturgie classique en France, définit en ces termes: «partie de la pièce de théâtre qui fait connaître tous les faits nécessaires à l’intelligence de la situation initiale» (SCHERER 1966: 437).

↑ 16C’est sans doute cette rêverie de fertilité post-mortem qui a nourri les nombreuses religions qui postulent une résurrection sous une forme ou une autre.

↑ 17Le Prospero de Tadini habite une île taillée dans Milan, Véritable peau de chagrin, remplie de quelques plants d’ireos, de poissons aux écailles usées et de quelques oiseaux aphones, «elle naît d’une avancée, d’un déferlement qui lui confère l’aspect d’un écueil […]. Bon gré mal gré, il faut y rester, car il n’existe plus d’alternatives». Cette terre est «un pis aller sans retour, un pis aller précaire qui ne tardera pas à être submergé et où l’on respire déjà l’’ossigeno del niente’» (WESTPHAL cité: 194).

Pour citer cet article :

Bernard URBANI, Tempêtes post-shakespeariennes: Une Tempête, La Fiancée de l’eau, La Tempesta, Les Caraïbes: convergences et affinités, Publifarum, n. 10, pubblicato il 15/02/2009, consultato il 07/05/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=110

 

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