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Bienvenue au café du Commerce: propos ethnorhétoriques

Bert PEETERS



Résumé

S’il y a de nos jours de moins en moins de cafés du Commerce dans les villes et les bourgs de France, l’usage métaphorique que ces locaux ont engendré est plus vivant que jamais. Les conversations, discours, propos etc. de café du commerce ne sont pas – ou ne sont plus – confinés aux cafés éponymes. Ils ont toutefois gardé le trait définitoire essentiel des formes discursives communément associées au genre d’établissement auquel ils font allusion. La métaphore étant une figure de style, la présente étude soumet l’image du café du commerce à un examen ethnorhétorique. L’objectif de l’ethnorhétorique est de fournir un cadre permettant d’enrichir l’enseignement des langues étrangères par le biais de l’étude de métaphores culturellement saillantes, en vue de découvrir si derrière ces métaphores se cachent des valeurs culturelles caractéristiques de la langue-culture où elles ont été observées. Ce n’est pas toujours le cas, mais dans l’affirmatif, il peut s’agir soit de valeurs déjà connues, que la démarche ethnorhétorique permettra de mieux comprendre, soit de valeurs précédemment insoupçonnées, dont il s’agira ensuite de confirmer la réalité par d’autres moyens. La saillance culturelle de la métaphore du café du commerce est illustrée à l’aide d’un échantillon de témoignages d’observateurs externes et internes, suivi d’un aperçu des facteurs contribuant à sa visibilité. La métaphore elle-même fait l’objet d’une analyse linguistique fondée sur le dépouillement d’un corpus, analyse qui permet de formuler une hypothèse sur les valeurs culturelles de la langue-culture française. La valeur culturelle qui sous-tend la métaphore du café du commerce est celle de la prise de position, très valorisée dans la langue-culture française, mais passée sous silence dans la grande majorité des méthodes de FLE.

Abstract

The number of cafés du Commerce in France may be steadily decreasing, but the metaphorical usage they have inspired shows no sign of abating. The so-called café du commerce conversations, speeches, arguments etc. are not – or are no longer – restricted to the premises they are named after. They have, however, maintained all the hallmarks of the discourse genres commonly associated with the type of venue they refer to. Metaphors being a rhetorical device, this paper subjects the café du commerce imagery to a so-called ethnorhetorical inquiry. Ethnorhetorics as a scientific endeavour aims at providing a framework for an enriched foreign language teaching environment through the study of culturally salient metaphors, with a view to ascertaining whether, behind these metaphors, cultural values are hiding that are typical of the languaculture in which they are common currency. There is no guarantee that this is the case, but if it is, the values laid bare may either have been known for some time (in which case ethnorhetorics will allow us to see them in a new light) or be previously undetected (in which case their reality will need to be backed up using different means). The salience of the café du commerce metaphor is highlighted through a sample of external and internal testimonies, followed by an overview of factors enhancing its visibility. The metaphor itself is then subjected to a corpus-based linguistic analysis which, upon completion, enables us to produce a hypothesis on the cultural values of French languaculture. The cultural value which underpins the café du commerce metaphor is that of stance taking, a behaviour which is actively encouraged in French languaculture but curiously ignored in the vast majority of French L2 textbooks used in foreign language classrooms throughout the world.

1. De l’ethnolinguistique appliquée à l’ethnorhétorique

Si l’idée derrière les démarches relevant de l’ethnolinguistique appliquée (PEETERS, 2013) est de fournir une série d’outils permettant aux apprenants d’une L2 d’exploiter la langue qu’ils étudient afin de mieux cerner les valeurs culturelles communément associées à la langue-culture correspondante, l’objectif de l’ethnorhétorique, nouvelle addition au programme, est d’étudier, en invoquant des faits linguistiques et non linguistiques, des métaphores et d’autres figures culturellement saillantes, en vue de découvrir si derrière elles se cachent des valeurs culturelles caractéristiques de la langue-culture où elles ont été observées. Ce n’est pas toujours le cas, mais dans l’affirmatif, il s’agira soit de valeurs déjà connues, que la démarche ethnorhétorique permettra de mieux comprendre, soit de valeurs précédemment insoupçonnées dont il faudra ensuite confirmer la réalité par d’autres moyens.
La métaphore choisie afin d’illustrer la démarche ethnorhétorique est celle du café du commerce. Il va sans dire que, quand on parle d’un café du Commerce1 particulier, l’usage qu’on fait du nom propre n’a rien de métaphorique. Par contre, parler d’une conversation de café du commerce, c’est recourir à une métaphore dans la mesure où, pour participer à une telle conversation, il n’est pas nécessaire de se rendre dans un café portant ce nom. Une conversation de ce type peut se dérouler n’importe où, puisque c’est la qualité des propos qui détermine le statut de la conversation plutôt que l’endroit où on se trouve. Les conversations, discussions, propos etc. de café du commerce ne sont plus confinés aux cafés éponymes. Ils ont toutefois gardé le trait définitoire essentiel des formes discursives jugées typiques du genre d’établissement auquel ils font allusion. La métaphore à l’étude est lexicalisée, mais assez différente, formellement, de celles du genre Martine est un bulldozer ou Ce chirurgien est un boucher, auxquelles une vaste littérature a été consacrée. Relevant (pour la plupart des locuteurs) de la langue plutôt que de la parole, les métaphores lexicalisées sont celles où la dérivation du sens figuré à partir du sens premier ou littéral «suit un parcours interprétatif balisé, formaté par l’usage, et dans la plupart des cas, enregistré dans les dictionnaires» (REMI-GIRAUD 2006: 63); elles s’opposent avec plus ou moins de netteté aux métaphores vivantes, où « le processus de dérivation s’effectue hic et nunc, c’est-à-dire de manière inédite en contexte », et sont très différentes des métaphores mortes, où « la signification résultante occulte (en principe) complètement l’opération de dérivation dont elle est issue » (ibid.).
La saillance de la métaphore du café du commerce sera notamment illustrée par des témoignages d’observateurs externes et internes, suivi d’un aperçu des facteurs contribuant à sa visibilité. La métaphore fera ensuite l’objet d’une étude linguistique dont les étapes les plus cruciales sont susceptibles d’être répliquées par des apprenants avancés du FLE, le cas échéant sous la direction d’un enseignant qualifié. Rappelons que l’étude, qui repose pour l’essentiel sur le dépouillement d’une base de données ouverte, et non pas d’un corpus fermé,2 a pour but de pénétrer l’univers des valeurs culturelles de la langue-culture française par le biais de la L2.

2. Saillance culturelle de la métaphore du café du commerce

Ce sont avant tout les établissements à la base de la métaphore qui en assurent la saillance. Par ailleurs, des observateurs externes aussi bien qu’internes l’ont évoquée dans la presse aussi bien que dans des articles savants et des ouvrages consacrés à divers aspects de la langue-culture française. D’autres indices de son ubiquité seront également présentés.

2.1. Aux origines de la métaphore: une institution bien française

Il fut une époque où aucune ville ni aucun bourg de France n’était sans son café du Commerce. Les habitués s’y retrouvaient jour après jour, autour d’un verre ou au comptoir, et passaient leur temps à discuter de tout et n’importe quoi. La disparition d’un café du Commerce était saluée avec amertume, comme en témoigne notamment Françoise GASPARD (1990: 55-56), ancienne maire de Dreux (Eure-et-Loir), dans un livre évoquant l’histoire récente de la ville:

Un autre Dreux est (…) en train de naitre. Les «vieux» Drouais s’en aperçoivent à peine. Certes ils voient, insensiblement, disparaitre des traces de ce qui fut la ville de leur jeunesse. Ils regardent tomber sous les pioches des démolisseurs l’ancestral hôtel du Paradis (…). Quelques années plus tard, un autre lieu encore plus imprégné des bruissements de la vie locale, celle qui s’égrène au fil des jours, disparait: le café du Commerce est vendu, rasé, remplacé par une banque à la façade aveugle et bétonnée. Les Drouais ont le cœur lourd. La Grande Rue, disent-ils, ne sera plus jamais ce qu’elle fut. À y regarder de près, la disparition du café du Commerce est le signe marquant du passage d’une ville à une autre, le symbole d’une «rupture»: peut-on concevoir une ville française sans son café du Commerce? Celui-là méritait bien son nom, au cœur du bourg, point central d’échange des informations en tout genre, de débats politiques, de conversations sur le mode des «Il n’y a qu’à…» et des «Il faudrait que…».3

S’il y a de nos jours moins de cafés du Commerce qu’autrefois, et qu’il en apparaisse moins de nouveaux qu’il n’en disparait d’anciens, ils restent assez nombreux pour garantir un bel avenir à l’usage métaphorique qu’ils ont engendré.

2.2. Témoignages explicites

CURTIS (1988: 596) attribue «what the French call Café du Commerce wisdom» à Mme Chimaye, personnage du romancier indo-anglais Raja Rao. Regardant la langue-culture française de l’extérieur, elle est une observatrice externe. Français, IMART (1982: 149) et BLONDEL (2010: 562) sont des observateurs internes, mais s’expriment en anglais, de façon semblable à CURTIS. Le premier utilise le terme Café du Commerce philosophy, précédé de la formule «as the French dub it». L’autre évoque «the old French expression» discussions de café du commerce. C’est grâce au contact avec l’anglais qu’IMART et BLONDEL se sont rendu compte que la métaphore à l’étude n’a pas d’équivalent au-delà de la francophonie. MATHIEN (2002: 224), lui, s’exprime en français; il voit dans la métaphore du café du commerce la «version imagée du “parler pour ne rien dire”».
Retour aux observateurs externes. Parlant de «chiacchiere da “Café du Commerce”, l’equivalente francese del Bar Sport»,4 E. ROSASPINA (CS 18/08/06) établit un rapprochement entre les cafés du Commerceet leur équivalent le plus proche dans la langue-culture italienne. D’autres observateurs externes fournissent une explication à l’intention de ceux qui regardent la langue-culture française de l’extérieur mais ne comprennent pas:

To say of a conversation that it is Café du Commerce refers to the widespread practice of sitting around and talking loudly, though not necessarily informedly, about one’s ideas. (WADHAM 2009: 80)

Discussions of the «café du Commerce» type are political, vain and even ridiculous. The debates are the debates of the common man in the street that are full of clichés and truisms and lacking in subtlety. (MOULD 2011: 8-9)

WADHAM insiste sur la fréquence et la nature des conversations qui se déroulent dans les cafés du Commerce. MOULD, qui précise en outre qu’un débat de café du commerce est ce qu’il appelle «a debate of low intellectual quality», s’attarde à la nature comme au contenu des discussions, qu’il limite (à tort) à des sujets d’ordre politique.

2.3. Ubiquité

La métaphore du café du commerce surgit dans des titres de librairie, dans le discours de personnalités en vue, dans la presse et dans certaines productions artistiques.

2.3.1. Le café du commerce dans les titres de librairie

Sauf erreur, le premier titre de librairie à renvoyer explicitement à la métaphore à l’étude est un fascicule de Maurice Garçon intitulé Les propos du café du Commerce. L’ouvrage, rédigé «en Aquitaine, sous l’oppression» et terminé en septembre 1943, ainsi que l’indique une note à la fin du texte, a été publié sans lieu ni date. De parution bien plus récente sont les deux volumes de Pierre Hédrich et al. intitulés Introduction au raisonnement économique (sous-titre Économie générale: en finir avec le «café du commerce»; éditeur La Documentation française, 1995), d’une part, et L’homme, ce trop connu: manifeste du café du Commerce de Daniel Connan (éditeur Alexis Val-Arno, 1997), de l’autre.
Un quatrième titre, qui fait de la métaphore du café du commerce un emploi plutôt inattendu mais tout à fait digne d’intérêt, est celui du sociologue Louis Pinto. Dans Le café du commerce des penseurs: à propos de la doxa intellectuelle (Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2009), Pinto dénonce la relation de connivence entre «les plus intellectuels des journalistes et les plus journalistes des intellectuels», relation qui, grâce aux rouages d’une machine médiatique devenue irrépressible, voit certains spécialistes portés à l’attention du grand public, aux dépens d’autres qui en seraient tout aussi dignes, sinon plus. Afin de se faire comprendre du plus grand nombre, les manipulateurs des médias se contentent souvent d’émettre des évidences, se transformant en pseudo-experts dont les déclarations n’en font pas moins autorité aux yeux de ceux qui sont prêts à se laisser leurrer, tout comme les propos tenus dans un café du Commerce sont persuasifs jusqu’à ce qu’une analyse en expose la pauvreté intellectuelle. C’est dire que les «penseurs», à l’instar du commun des mortels, ont leur propre café du commerce, au grand dam de la science. Pinto a emprunté à la langue de tous les jours une métaphore qui parle à l’imagination et, établissant une comparaison implicite entre deux cafés du commerce (celui du grand public et celui des penseurs) où s’énoncent des banalités qu’on aurait tort de prendre au sérieux, l’a réinterprétée… métaphoriquement.
Il convient enfin de signaler une parution toute récente. La nature au café du commerce, de Jean-François Noblet (Toulouse, Plume de carotte, 2013), alterne l’humour avec des remarques plus subtiles. D’après le sous-titre, il s’agit d’un relevé des «préjugés et lieux communs sur la faune et la flore» circulant dans les médias, les campagnes des écologistes etc. La quatrième de couverture précise que «l’auteur, comme au café du commerce, déconstruit pas à pas les idées saugrenues et pourtant persistantes sur une nature dont les hommes se méfient».

2.3.2. Le café du commerce chez Michel Maffesoli

Alors que Louis Pinto n’a utilisé l’image du café du commerce que dans un seul de ses titres, sans par la suite, dans le corps de l’ouvrage, en tirer aucun effet majeur, Michel Maffesoli, un autre sociologue, n’a cessé, depuis le début de sa carrière universitaire aux années soixante-dix, d’évoquer les cafés du Commerce, sans toutefois jamais déployer l’image là où elle aurait sans doute la plus grande visibilité. Il n’est peut-être pas d’autre auteur qui, autant que lui et de manière voulue, ait eu recours à l’imagerie du café du commerce; on en cherchera toutefois en vain des traces dans les titres de ses publications. Maffesoli ne s’est jamais caché de son affection ni pour les cafés du Commerce ni pour les propos qu’on y tient. Ses déclarations vont à l’encontre de ce que disent la plupart de ceux qui recourent à la métaphore à l’étude. On se contentera de deux extraits significatifs:

La conversation du café du commerce me parait être, d’une certaine manière, très significative. J’y apprends en général beaucoup plus que dans les débats intellectuels, en y étant un peu voyeur. (MAFFESOLI 1991: 48)

Le «café du commerce», ne l’oublions pas, est justement le lieu où l’on apprend le plus sur la culture vécue au jour le jour. (…) Certes, il peut y avoir des éléments abjects, il peut y avoir une grande banalité dans les discussions du café du commerce, mais je n’arrive pas à me convaincre que le peuple est débile ou encore qu’il sent mauvais. (MAFFESOLI & BOURSEILLER 2010 : 57, 71)

2.3.3. Le café du commerce chez Éric Dupond-Moretti

Éric Dupond-Moretti est un autre Français de renom qui exploite l’image du café du commerce à des fins professionnelles. Ce redoutable plaideur inscrit au barreau de Lille ne cesse de rappeler dans ses plaidoyers la différence entre les cours d’assises de la République et le café du Commerce, où l’on juge sans réfléchir, où l’on peut dire tout ce qu’on pense, voire tout ce qu’on veut. Ses propos, le plus souvent du type «Ici, on n’est pas au café du Commerce», sont reproduits dans la presse5 par des journalistes qui ne semblent pas se rendre compte d’avoir affaire à une constante dans la façon dont Me Dupond-Moretti s’exprime, mais qui sont simplement amusés par l’allusion.

2.3.4. «Le Café du Commerce», chronique de l’hebdomadaire Jours de France

De 1958 à 1989, Jours de France était un hebdomadaire édité par Marcel Dassault, propriétaire du Figaro. À partir de 1981, l’avionneur lui-même y tint une chronique intitulée Le Café du Commerce. Il en rédigeait le texte dans un restaurant parisien appelé Aux Mille couverts, rebaptisé Café du Commerce en 1988, en hommage à Dassault et à sa célèbre chronique, où abondaient les idées simplistes qui faisaient rire toute la France. Sous forme de dialogue entre deux habitués accoudés à un zinc, Dassault s’attardait avant tout à l’actualité. On trouvait aussi dans ses chroniques des répliques immortelles du genre «Le chômage, voyez-vous, cher ami, si tout le monde voulait bien travailler, ben y’en aurait plus».
Jours de France a disparu à la fin des années quatre-vingts. Cependant, la chronique de Marcel Dassault continue à faire parler d’elle. En juillet-aout 2013, à l’occasion de la relance de l’hebdomadaire sous forme d’un magazine trimestriel publié par le groupe Figaro, elle a fait l’objet de plusieurs mentions dans les médias. Ces mentions ont évidemment contribué à la saillance culturelle de l’imagerie du café du commerce.

2.3.5. Les sketchs et les commentaires d’Anne Roumanoff

Sauf erreur, l’humoriste Anne Roumanoff n’a jamais assumé la métaphore du café du commerce; ce sont d’autres qui y ont recours en commentant ses spectacles, qu’elle promène à travers toute la France. L’un de ceux-ci, vieux d’une dizaine d’années, inclut un soliloque de chauffeur de taxi dont on a dit que, «dans ses discussions de Café du commerce, il disserte sur tout et sur rien» (H 18/08/03). Dans un autre, entre deux sketchs, Roumanoff «ouvre son café du Commerce, rendu célèbre à la télévision par les dimanches après-midi de Michel Drucker» (OF 21/11/13). Par ailleurs, c’est au sujet d’un de ses nombreux passages au petit écran qu’on a fait valoir qu’elle y «a fait les comptes, genre café du commerce qu’elle affectionne» (F 30/08/12). Selon AUTISSIER & ARNÉGUY (2011: 36), Roumanoff «a créé un personnage de “café du commerce” qui commente la politique avec des raccourcis à première vue idiots, mais qui aboutissent à des conclusions souvent fondées».

2.3.6. Tonton du café du Commerce (Kimto Vazquez)

Les raps de Kimto Vazquez, fils d’immigrés portugais, font preuve de l’excellente culture générale de l’artiste. De toutes les pistes de l’album L’Océan (2012), Tonton du café du Commerce est sans doute la plus commentée. De nombreuses allusions politiques, les unes plus subversives que les autres, s’y succèdent. Sans le moindre scrupule, Vazquez fait l’éloge d’un nombre de personnalités françaises diabolisées par les médias, tout en s’attaquant aux francs-maçons, aux défenseurs de la laïcité, aux sionistes, aux antiracistes, aux gauchistes etc. Se désignant comme «tonton», il s’adresse à son «neveu», un «anesthésié du divertissement» qui accepte tout ce qu’on déverse dans les médias, tout ce que disent les détenteurs du pouvoir. Il lui conseille de réfléchir et de s’instruire, plutôt que de se laisser abrutir par des émissions de téléréalité. Tonton croit au bon sens du café du Commerce, et ne le niera que quand les autorités feront enfin des déclarations dignes du pouvoir qu’elles exercent.

3. Analyse et synthèse linguistiques

La saillance culturelle de la métaphore du café du commerce est telle qu’il parait tout à fait approprié de la soumettre à une analyse linguistique approfondie. L’analyse prendra la forme d’une étude du profil combinatoire de la métaphore du café du commerce et sera suivie d’une synthèse dont le but est d’expliciter le sens de la métaphore en termes maximalement transparents.

3.1. Analyse: profil combinatoire de la métaphore du café du commerce

Si la métaphore à l’étude sert avant tout à qualifier de façon plus ou moins immédiate des actes de parole (au sens large de tout acte qui, pour se manifester, dépend de la parole orale ou écrite), d’autres usages méritent eux aussi d’être relevés. Certaines limites seront pourtant mises en place, le but n’étant pas de dire tout ce qu’il y a à dire sur la métaphore du café du commerce, mais de dégager les points forts de l’usage qu’on en fait en français contemporain.

3.1.1. Complément de la préposition de précédée d’un acte de parole

Le dépouillement systématique d’un corpus d’exemples révèle aussitôt la prépondérance des séquences où la préposition de, éventuellement contractée avec un article défini, relie la métaphore à un acte de parole. L’établissement à l’origine de la métaphore étant un lieu de rencontre, on conçoit que les actes de parole répertoriés seront volontiers de nature collective:

Les peurs collectives ont évolué. Cela s’observe à travers la presse, la télévision, le débat public ou les conversations de café du commerce. (E 17/10/03)

En choisissant le dialogue du café du commerce, nous avons tenté d’informer sur un mode ni lénifiant, ni inquiétant. (L 21/10/98)

Le débat a plongé dans l’échange de café du Commerce. (ML 13/11/09)

L’échange mentionné dans le dernier extrait était probablement assez virulent, ce qu’on peut souligner en recourant à d’autres actes de parole qui, eux, recèlent souvent un degré d’animosité:

Il s’agit d’un sujet sérieux et on ne peut pas se contenter d’un débat de café du Commerce. (VN 07/11/12)

Dans un mouvement incontrôlé, le débat tourne à la discussion de Café du commerce. (H 30/12/10)

Le maire sortant ne souhaitait pas faire de commentaires pour entretenir ce qu’il qualifie de «polémique de café du Commerce». (P 12/01/01)

Aux actes collectifs s’opposent ceux que l’on attribue spontanément à un locuteur singulier:

Pendant le match, pas de commentaires de café du commerce: c’est à cela que l’on reconnait les spécialistes. (Ex 04/12/13)

Les études ont démontré l’inexactitude de ces affirmations de café du commerce. (PO 11/03/09)

Quand des ministres chantent sur un clip, quand une secrétaire d’État s’abandonne à des propos de Café du commerce, ils oublient tout bonnement de tenir leur rang. (RC 16/12/09)

On peut aussi s’exprimer de façon plus négative:

«Œdipe 2007» mélange les genres, le raffinement et la gaudriole, les clichés du café du commerce et quelques pensées que n’auraient pas reniées les meilleures plumes du Canard enchaîné. (Pr 06/11/07)

Le pompon, ce sont certains forums du Web élargissant les platitudes et les vulgarités du Café du commerce. (C 26/01/13)

Chacun y va de ses suggestions, de ses idées, de ses poncifs du café du commerce. (CP 10/01/08)

Mon client et sa famille ont confiance en l’objectivité et l’impartialité du juge d’instruction pour faire le tri entre la rumeur du café du commerce et les éléments tangibles de personnalité. (SO 25/11/11)

Un grand nombre d’actes de parole semblent reposer sur une opération préalable de l’esprit. Certains sont relativement tranchés:

Le jugement et la condamnation sont du seul ressort de la justice, qui peut juger parce qu’elle a fait son travail d’enquête. Contrairement aux jugements de «Café du commerce» et de leur extension moderne: les réseaux sociaux. (NR 15/12/13)

Au-delà des opinions de café du commerce, des architectes, des urbanistes, des acteurs de la vie politique, culturelle et sociale livrent leur avis et dessinent le visage de Marseille dans les dix prochaines années. (Pt 19/05/05)

D’autres impliquent un degré de circonspection ou d’élaboration:

Ces petits bistrots de quartier dont on plaisante les réflexions de Café du commerce ont un rôle de ciment social. (SO 28/05/04)

On ne va pas en tirer une analyse politique de café du commerce, mais bon. En allant se balader sur Facebook, on peut piocher matière à s’amuser un peu sur le dos de nos élus. (ML 08/03/09)

Ce qu’il y a de bien, avec David Guetta, c’est que tout le monde a quelque chose à dire à son sujet. Théories de café du commerce, analyses fumantes et trébuchantes des experts musicaux de sous-préfecture. Après tout, pourquoi pas? (SO 27/01/12)

Quand la métaphore à l’étude est précédée d’un acte de parole, il est possible, au lieu d’évoquer l’établissement à l’origine de la métaphore dans sa totalité, de faire un zoom, soit sur un objet renvoyant à un élément fixe de tout café du Commerce (le comptoir), soit sur une partie saillante de cet objet (le bout du comptoir):

Lui, dont la devise est «0% petites phrases, 100% débat d’idées», nous régale de tirades de comptoir de Café du commerce. (H 19/10/12)

On voulait, à force d’analyse du bout du comptoir du café du commerce, nous «démontrer» que n’importe qui d’entre nous peut être amené à commettre des actes contraires à ses convictions. (H 01/04/10)

3.1.2. Complément essentiel des adjectifs digne et proche qualifiant un acte de parole

Le nombre d’adjectifs susceptibles d’être suivis d’un complément non supprimable où figure la métaphore du café du commerce parait limité. Le plus important est l’adjectif digne, qui souligne l’ironie du locuteur:

La réponse est en passe d’alimenter une polémique digne du Café du commerce. (F 14/02/04)

Le dialogue s’engage spontanément. Une conversation digne du café du Commerce, debout, mais sans le comptoir ni l’apéro. (SO 23/01/12)

L’adjectif digne peut lui-même faire l’objet d’une élaboration:

On se demande comment un tel discours peut être relayé tant il est pauvre, vraiment digne du café du commerce, l’humour en moins. (Mt 10/10/10)

Ce monsieur n’a jamais dû perdre un proche dans un accident de la route, sinon on peut espérer qu’il ne tiendrait pas ce raisonnementtout à fait digne du comptoir du café du commerce. (BR 09/02/11)

Il permet par ailleurs à la métaphore d’être qualifiée de façons apparemment contradictoires:

Si les éditorialistes de La Presse ont parfois sur la France des analyses manichéennes dignes des meilleurs cafés du commerce, c’est peut-être aussi parce que les notions de droite et de gauche n’existent pas au Québec. (F 30/11/12)

Ces phrases à l’emporte-pièce dignes du pire café du commerce ont rapidement valu à l’UMP bien des défections d’adhérents. (NO 28/09/13)

On rencontre aussi, quoique moins souvent, l’adjectif proche:

On aura tôt fait d’y voir un ersatz de pensée plus proche du café du commerce que de la réelle réflexion. (T 14/11/13)

3.1.3. Adjectif se rapportant à un acte de parole

La métaphore du café du commerce peut elle-même acquérir le statut d’adjectif qualificatif. C’est ce qui arrive quand il n’y a pas de préposition de entre l’acte de parole et la métaphore:

Les auditions mettraient en évidence une réunion qui tiendrait plus de la conversation «café du commerce» que d’un véritable projet de quotas. (NR 05/05/11)

La métaphore est également de nature adjectivale après la tournure cela/ça fait. Un acte de parole est explicitement mentionné dans le contexte ou bien évoqué de façon plus subtile.

Lorsque des personnes se rencontrent pour donner leur avis sur tout, il est de bon ton de dire que cela fait «café du Commerce». (ER 03/11/08)

Un troisième cas est celui où l’acte de parole est sujet d’un verbe copule:

L’échantillonnage peut paraitre caricatural et les échanges plutôt café du commerce. (F 05/10/11)

Ainsi que le montre le dernier exemple, la métaphore peut être modifiée par un adverbe de degré. La même possibilité existe dans les deux autres cas envisagés:

Ce credo repose sur un de ces raisonnements très «café du commerce» dont le libéralisme a le secret. (H 11/04/13)

Cela fait un peu café du commerce, ce n’est pas très sérieux. (P 14/06/14)

Parfois, en direct, la seule arme du commentateur, c’est le ricanement. Mais en soi, ce n’est pas terrible, ça fait vraiment trop café du commerce. (Eq 10/05/08)

3.1.4. Apposition à un nom exprimant une «affiliation»

La métaphore du café du commerce peut être apposée, sans virgule ni article, à des noms tels que côté, niveau, genre, qui expriment ce qu’on appellera, faute de mieux, une «affiliation». Il y a souvent dans le contexte un acte de parole, et c’est alors ce dernier que le nom exprimant l’affiliation rapproche de la sphère des cafés du Commerce. Deux cas de figure sont à distinguer. L’affiliation peut être partielle, auquel cas on recourt le plus souvent à des guillemets:

L’un s’est interrogé sur la pertinence de ce débat, le deuxième s’est élevé contre son aspect «café du Commerce». (SO 06/12/09)

Il y a eu beaucoup d’échanges, avec un côté «café du commerce» très positif. Des points de vue différents se sont exprimés. (OF 24/02/13)

Elle peut aussi être totale, et dans ce cas-là la tendance est au non-recours aux guillemets:

De tels préjugés livrés à l’emporte-pièce, c’est le niveau café du commerce. (P 09/02/09)

Au-delà des questions affleurent de vraies prises de position, sans tomber dans le style café du commerce. (OF 13/07/03)

Les noms façon, genre et type dans les exemples ci-dessous marquent également une affiliation totale; à la différence des noms niveau et style dans les exemples qui précèdent, ils peuvent être rapprochés d’une locution prépositionnelle (à la façon de, dans le genre de, du type de), revêtant ainsi – dans une autre analyse qui voit, dans la métaphore du café du commerce, un complément plutôt qu’une apposition – le statut de nom prépositionnel (DANON-BOILEAU & MOREL, 1997):

Alors que médecins, toxicologues, addictologues continuent à débattre sur le degré de dangerosité du cannabis, était-il opportun de traiter ce sujet façon café du commerce? (CL 20/04/12)

Le même lourd silence alimente évidemment toutes les hypothèses genre Café du Commerce. (ER 18/02/09)

Cela prenait la forme d’échanges type café du Commerce. Nous avons interdit ce genre de débat dans nos murs. (E 10/04/07)

On rencontre parfois la locution prépositionnelle entière (suivie d’un article défini: au lieu du nom niveau, on a la locution du niveau du) ou bien une variante tronquée (sans article: du style au lieu de style):

Elle ne craint pas que ces débats sombrent dans des discussions du niveau du café du commerce. (P 11/01/07)

Il faut être capable de montrer son raisonnement en dépassant les préjugés. Surtout pas broder des accumulations d’opinions personnelles ou du style Café du commerce. (OF 15/06/13)

Dans les deux cas de figure (affiliation partielle et totale), la métaphore peut faire l’objet d’une élaboration:

En termes de réflexion sur le sens de la peine, c’est niveau café du Commerce après deux blancs secs. (L 12/12/03)

3.1.5. Qualification d’un nom propre

L’énonciateur du genre de propos entendus dans les cafés du Commerce est souvent désigné à l’aide d’un prénom ou d’un sobriquet suivis de la métaphore à l’étude, comme dans les exemples ci-dessous repérés sur internet:

Dédé du café du Commerce pense toujours que les Allemands bossent et que les Français ne foutent rien.

On parle de stat portant sur des millions d’automobilistes, pas de Dédé et Léon du café du Commerce.

Après avoir dit «I love America», avec un accent qui ferait pâlir Léon et Marcel du café du commerce, il dit – à une journaliste américaine – «J’aime la musique américaine».

Dit par Marcel du café du Commerce, ça passe. Mais dans la bouche d’un conseiller du Président, ça fait un peu désordre.

Dédé, Léon et Marcel sont évidemment des prototypes. L’existence d’occurrences au pluriel en fournit une preuve supplémentaire; en voici deux où intervient le prénom Marcel:

Pour les 3 types qui ont une vraie réflexion et un tant soit peu de jugeotte au FN, combien de Marcel du Café Du Commerce pour dire qu’il y a trop d’Arabes?

Moi je connaissais Marcel Proust, Marcel Pagnol, Marcel Aymé, Marcel Dassault. Mais des Marcel du café du commerce fan de foot j’en connais pas.

Il n’y a qu’une poignée de prénoms qui semblent revenir avec une certaine régularité. Pourquoi ces prénoms-là plutôt que d’autres? Sauf erreur, la question n’a jamais été posée. S’il ne semble pas y avoir de raison particulière derrière le choix du prénom Léon, Marcel pourrait être une allusion à Marcel Dassault (cf. 2.2.4), mentionné explicitement dans le dernier exemple ci-dessus. Dédé, diminutif familier et hypocoristique d’André (ENCKELL, 2000), semble de par sa morphologie particulièrement adapté (mais certainement pas réservé) aux individus dont les façons de penser manquent de sophistication.

3.1.6. Qualification d’un rôle ou d’une profession

Les Dédé, Marcel et Léon du café du commerce se voient souvent attribuer un rôle ou une profession. Parmi les rôles, on retiendra avant tout ceux de pilier (de comptoir) et de stratège:

Pour les piliers du Café du commerce, Tapie incarne le rêve américain. (H 07/07/09)

Il y a de quoi avoir envie de tordre le cou à ces considérations qui font les beaux jours des piliers de comptoir au café du commerce. (SO 02/01/11)

Avis à tous les stratèges de Café du Commerce, les moralistes du «Y a qu’à» et du «Faut qu’on», l’encadrement technique de l’USC ne changera pas sa façon d’aborder ce dernier match de la phase qualificative. (SO 08/05/10)

Les professions privilégiées sont celles où la prise de parole joue un rôle important:

Combien de conneries de philosophe de café du commerce la physique quantique et la relativité ont-elles ensemble cautionnées bien malgré elles? (internet)

Plus intéressant pour les psychologues du café du commerce, Nicolas Sarkozy mentionne deux œuvres télévisuelles où les intrigues de palais sont légion… (PM 17/04/12)

Bateleur de foire, amuseur, commentateur politique façon café du commerce, prédicateur: il sait tout faire. (L 15/01/04)

3.1.7. Qualification d’une discipline scientifique

Aux professions du volet précédent correspondent souvent des disciplines scientifiques. Celles-ci se laissent à leur tour qualifier par la métaphore du café du commerce:

Il ne s’agit pas d’un de ces manuels où la psychologie du café du commerce le dispute aux conseils d’apprentis sorciers en coaching. (Pt 17/03/05)

Si le scénario n’évite pas la métaphysique de café du commerce, le cinéaste renoue avec la verve de ses premières œuvres. (C 30/05/12)

Hormis l’article défini (la métaphysique, la psychologie), on trouve l’article indéfini et l’article partitif; ceux-ci permettent de renvoyer, non pas à la discipline dans son ensemble, mais à une théorie ou une approche particulières:

On peut imaginer que l’actualité nourrira les copies de philo d’aujourd’hui. Même s’il est peu recommandé de mêler le présent aux questions éternelles, sauf à présenter une philosophie de café du commerce, les candidats seront tentés de faire allusion à la tempête que vient de vivre la France. (F 12/06/03)

Sans verser dans une psychologie de café du Commerce, il explique le poids maternel dans sa vie. (BR 14/09/12)

Sans vouloir faire de la psychologie de café du commerce, je me demande si ce n’est pas avec lui-même qu’il tente de régler ses comptes. (CL 28/11/13)

Sans faire de la psychanalyse de café du commerce, on reconnait là deux paramètres qui resteront les fondamentaux d’Ariel Sharon sa vie durant. (H 16/01/14)

3.1.8. Complément circonstanciel

Qu’un nom de lieu puisse s’insérer dans un complément de lieu n’a rien d’inattendu. Dans le cas de la métaphore à l’étude, le complément par excellence est introduit par la préposition à:

Un coup ça marche, un coup ça marche pas, comme on dit au café du commerce. (VN 10/05/11)

À chaque municipale, les rumeurs allaient bon train: Arsène Lux ne repasserait pas. Au café du commerce, on dissertait seulement sur l’écart qui le séparerait de son challenger. (ER 01/04/14)

Souvent, un acte de parole est explicitement mentionné dans le contexte:

Le journaliste s’entretient avec chaque intervenant une dizaine de minutes. Puis, il tente d’entamer un dialogue entre deux des téléspectateurs choisis. En évitant, autant que faire se peut, les propos entendus au «café du Commerce». (SO 28/06/04)

Et le semblant de polémique qui a pris corps au café du commerce ces dernières semaines ne devrait pas tarder à s’évaporer dans un «pschit» retentissant. (SO 08/09/06)

Les jugements à l’emporte-pièce prononcés au café du commerce n’ont pas lieu d’être en la matière. (VN 12/12/11)

Se limiter à ne regarder que d’un côté, ressasser les clichés en vogue au café du Commerce médiatique, dénoncer les prétendus fainéants de la fonction publique, c’est aussi pertinent que de considérer Zahia comme le symbole de toutes les jeunes femmes de banlieue. (Ma 03/11/12)

La séquence au café du commerce, qui figure aussi dans le propos de prédilection du plaideur Éric Dupond-Moretti (cf. 2.2.3), n’est cependant qu’une possibilité parmi plusieurs autres. On peut à nouveau faire un zoom sur le comptoir (ou le zinc) du café, auquel cas d’autres prépositions sont attestées:

À propos de la politique, des totems, des tabous, de la vie, de la mort, de la sexualité et du temps qu’il fait, on recueillera de précieuses leçons au comptoir du Café du Commerce. (F 08/02/07)

Au comptoir du café du commerce, c’est curieux, il y a des tas de «y’a ka» et de «faut qu’on». (OF 30/01/09)

Au zinc du café du Commerce, les bruits faisaient état d’un vote protestataire. (ML 18/04/10)

Autrefois, les gens critiquaient autour du comptoir du café du commerce; maintenant, c’est derrière un écran. (SO 27/05/13)

Les gens du voyage de Bordeaux deviennent des sortes d’expulsés de l’intérieur coupables, aux yeux de ceux qui jugent depuis le comptoir du café du commerce, d’avoir de trop grosses voitures. (I 17/08/10)

Par ailleurs, le complément de lieu au (comptoir du) café du commerce peut à son tour s’enchâsser dans un complément de manière en comme:

La caméra saisit deux retraités qui papotent. Comme au café du commerce, ils commentent les événements de la veille. (E 02/03/11)

Quand on parle de tactique, il ne faut pas en parler comme au comptoir du café du commerce. (OF 31/05/11)

Comme le montrent les exemples qui précèdent, les compléments circonstanciels incorporant la métaphore du café du commerce sont tantôt facultatifs, tantôt obligatoires. Ils sont obligatoires avec des verbes tels que relever, se métamorphoser ou se muer et se rapprocher:

Proposer de supprimer les départements, cela relève du café du commerce. (L 24/01/08)

L’ultime conseil communautaire de l’année 2008 s’est métamorphosé en salle de café du commerce. (PO 03/12/08)

Le débat se mue en café du Commerce. (ML 13/11/09)

Rarement l’Assemblée nationale se sera autant rapprochée du Café du Commerce. (SO 17/12/10)

3.1.9. Attribut du verbe être utilisé négativement

On signalera enfin les constructions «Ce n’est pas/plus X mais Y» et «X, ce n’est pas Y». La métaphore y joue le rôle d’attribut et peut être introduite à l’aide d’une variété d’articles:

Le conseil municipal nazairien n’est plus un lieu de débat mais un «café du commerce» entrecoupé de franches engueulades. (PO 04/06/11)

Un échange en loge, ce n’est pas le Café du commerce. Nous discutons avec modération et respect. (SO 14/11/07)

On a de vrais débats entre nous, ce n’est pas juste du «café du commerce». (C 16/04/12)

3.1.10. Résumé

L’analyse entreprise dans ce qui précède pourra paraitre à d’aucuns excessivement longue, et déséquilibrée par rapport à l’ensemble de l’étude. Elle était pourtant requise en vue de préciser le profil combinatoire de la métaphore du café du commerce. Il y a souvent, dans le contexte immédiat de la métaphore, un acte de parole. Par ailleurs, on voit apparaitre avec une certaine fréquence un nombre restreint de noms propres, de rôles, de professions ou de disciplines scientifiques. Les occurrences comme complément circonstanciel ou attribut du verbe être utilisé négativement sont également à retenir.

3.2. Synthèse: scénario ethnorhétorique et conditions d’emploi de la métaphore

Entièrement lexicalisée (c’est-à-dire non innovante), la métaphore du café du commerce garde cependant suffisamment de «punch» pour être considérée en même temps vivante plutôt que morte (RÉMI-GIRAUD, 2006), active plutôt que fatiguée (GOATLY, 1997; cf. HAGSTRÖM 2002: 23-24): elle produit immanquablement un effet, invite celui qui doit la décoder à réfléchir sur les véritables intentions communicatives de l’énonciateur, contrairement à des métaphores telles que pied (d’une montagne) ou feuille (de papier), qui passent inaperçues. Loin d’être universelles, les métaphores actives semblent être une invention du monde occidental (GODDARD, 2004); si on fait de l’ethnorhétorique avec des étudiants d’autres horizons, il peut donc être opportun, avant ou après l’analyse distributionnelle, de leur présenter le scénario ethnorhétorique que voici (inspiré du scénario que propose GODDARD 2004: 1216). Le but est de présenter en termes simples et quasi universels un savoir partagé, non pas universellement, mais entre autres par la majorité des locuteurs natifs de langue française:

Peeters fig. 1

Dans la même veine, on peut choisir, après l’analyse distributionnelle, d’expliciter comme suit ce qui, à un niveau inconscient, passe par l’esprit du locuteur français quand, ayant entendu quelqu’un dire quelque chose, il recourt à la métaphore du café du commerce:

Peeters fig. 2

Il y a quatre volets dans cette explicitation. Le premier prépare le terrain: il expose les savoirs qui justifient le recours potentiel à la métaphore du café du commerce. Le deuxième précise les circonstances qui poussent le locuteur à se servir de la métaphore dans une situation d’énonciation concrète. Le troisième en véhicule le sens. Le dernier justifie l’image qu’elle contient.
Abstraction faite de quelques petites modifications justifiées par des soucis pédagogiques, le scénario ethnorhétorique et l’explicitation de la métaphore recourent à la métalangue sémantique naturelle développée au cours des quarante dernières années par une équipe de linguistes animée par Anna Wierzbicka et Cliff Goddard. Dans sa version pure, la MSN est un puissant outil descriptif permettant, grâce à son lexique et à sa grammaire empiriquement validés comme étant universels (c’est-à-dire transposables dans toutes les langues du monde sans déformation sémantique), de rendre compte avec une clarté maximale, et de façon culturellement neutre (autant que cela faire se peut), de tout ce qui est culturellement spécifique dans une langue-culture. Le but est d’articuler en termes clairs, précis et universellement accessibles des contenus auxquels d’autres approches, pour des raisons variées (notamment le recours à des termes trop techniques, souvent inspirés par des traditions intellectuelles étrangères aux contenus décrits), n’arrivent pas à rendre justice.6

4. Une valeur culturelle à explorer: la prise de position

Deux impressions se dégagent de l’analyse linguistique entreprise et devraient également se dégager de toute tentative de réplication par des apprenants avancés du FLE, éventuellement sous la tutelle d’un enseignant qualifié. La première est celle du caractère généralement péjoratif de la métaphore du café du commerce. Un grand nombre des données empiriques reproduites sont très explicites sur ce point. La deuxième est celle de la passion française pour l’échange des idées et la défense des points de vue, quelque incongrus ou insoutenables qu’ils soient. Sur ce point, les indications ne manquent pas non plus. De la perspective de quelqu’un qui regarde la France de l’extérieur, comme le fait de par la force des choses tout étudiant de FLE, la découverte de cette passion, bien documentée dans des sources de langue française, ne peut pas ne pas conduire à la formulation d’une hypothèse, à confirmer lors d’une analyse ethnoaxiologique (PEETERS, 2013): à savoir que la métaphore du café du commerce est l’incarnation – ou mieux l’une des incarnations, car il doit y en avoir d’autres – d’une valeur culturelle française qu’on pourrait appeler la prise de position. On pourrait évidemment se contenter d’expliquer à l’apprenant que les Français aiment prendre position, plus peut-être qu’il n’a coutume de le faire dans sa première langue ou que ceux qui l’entourent ont tendance à le faire quand ils s’expriment devant lui; la raison d’être de l’ethnorhétorique, et de l’ethnolinguistique appliquée dans son ensemble, est de montrer que la prise de position peut être postulée comme valeur culturelle à partir d’une analyse linguistique. Langue et valeurs peuvent s’enseigner indépendamment – mais n’y a-t-il pas lieu de croire que l’explicitation des liens entre langue et culture est plus enrichissante et certaine de stimuler l’apprenant dans son désir de continuer à approfondir ses connaissances? 7

Bibliographie

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L. DANON-BOILEAU, M.-A. MOREL, «Question, point de vue, genre, style…: les noms prépositionnels en français contemporain», Faits de langues, 9, 1997, p. 193-200.
P. ENCKELL, Répertoire des prénoms familiers: Dédé, Juju, Margot, Bébert et les autres, Paris, Plon, 2000.
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B. PEETERS, «La métalangue sémantique naturelle: acquis et défis», in J. FRANÇOIS (éd.), Grandes voies et chemins de traverse de la sémantique cognitive, Leuven, Peeters, 2012, p. 75-101.
-----, «L’interculturel servi à la sauce MSN, ou À quoi sert la métalangue sémantique naturelle?», in N. AUGER et al. (éds.), Interactions et interculturalité, Bern, Peter Lang, 2012, p. 149-180.
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S. RÉMI-GIRAUD, «De la création à l’extinction: métaphore(s) et mondes de discours», Cahiers de praxématique,46, 2006, p. 61-80.
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A. WIERZBICKA, «Les universaux empiriques du langage», Linx, 54, 2006a, p. 151-179.
-----, «Sens et grammaire universelle», Linx, 54, 2006b, p. 181-207.


Notes

↑ 1 Allusion est faite à des cafés proprement dits, non à des établissements qui, par extension, portent le même nom. Quand il est question du nom propre, on met normalement une minuscule au mot café et une majuscule au mot commerce. Dans les emplois figurés, la majuscule n’a aucune raison d’être: on ne parle ni d’un établissement précis, ni de l’ensemble de ces établissements. La règle n’est pas toujours observée; dans ce qui suit, l’orthographe adoptée dans les documents cités à l’appui a été maintenue telle quelle.

↑ 2 Il s’agit de la base de données Factiva (http://www.factiva.com), qui donne accès à des articles de presse publiés aux quatre coins du monde. Les exemples retenus proviennent de quotidiens et d’hebdomadaires publiés en France entre 2001 et 2014. Légende: BR=Le Berry Républicain, C=La Croix, CL=La Charente Libre, CP=Centre Presse, CS=Corriere della Sera, E=Les Échos, Eq=L’Équipe, ER=L’Est Républicain, Ex=L’Express, F=Le Figaro, H=L’Humanité, I=L’Indépendant, L=Libération, M=Le Monde, Ma=Marianne, ML=Midi Libre, Mt=La Montagne, NO=Le Nouvel Observateur, NR=Nouvelle République, OF=Ouest France, P=Le Parisien, PM=Paris Match, PO=Presse Océan, Pr=Le Progrès, Pt=Le Point, RC=La République du Centre, SO=Sud Ouest, T=La Tribune, VN=La Voix du Nord. Certains exemples ont été abrégés.

↑ 3 L’allusion aux « Il n’y a qu’à… » et aux « Il faudrait que… » reviendra dans plusieurs exemples cités par la suite.

↑ 4 Chiacchiere correspond au fr. bavardages.

↑ 5 Voir p.ex. P 10/07/09, SO 05/03/11, VN 10/07/11, L 18/05/12, ML 24/10/12, M 02/11/13.

↑ 6 Pour de plus amples informations en français, on verra WIERZBICKA (2006a, b) et PEETERS (2010, 2012).

↑ 7 Merci aux relecteurs anonymes. Le texte définitif doit beaucoup à leur vigilance, qui m’a permis de préciser un certain nombre de points où je n’avais pas été suffisamment précis.

Pour citer cet article :

Bert PEETERS , Bienvenue au café du Commerce: propos ethnorhétoriques, Les avatars de la métaphore, Publifarum, n. 23, pubblicato il 15/10/2015, consultato il 04/05/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=315

 

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