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Les prépositions dénominatives et déverbales: traces de survie de la synthèse latine en français moderne

Paola RUOZZI



Abstract

A study on the grammaticalization of deverbal, denominal and deadjectival prepositions in French out of Latin ablative absolute (AA) constructions has highlighted two main points of contact that could have allowed the process to take place: the preservation both of the original predicative quality and of the primal circumstantial syntactic function of the item-under-change. As a by-product, this study has provided arguments for the hypothesis that a residual, osmotic relationship could persist between Latin synthetic syntax and modern-French analytic syntax. In particular, this paper focuses on three statements of fact: (1) the grammaticalization of deverbal and denominal prepositions appears to be an imperfect process that has often left a double syntax as a legacy in modern French (ex. excepté ma soeur vs. ma soeur exceptée); (2) the synthetic origin of deverbal and denominal prepositions is responsible for their unique behavior amongst French prepositional devices; finally, (3) other syntactic constructions (such as participial or nominal sentences) can be found in modern French which clearly take a circumstantial value in the clause without relying on any external, grammatical coding device specifically devoted to the expression of marginal syntactic relations. These facts suggest that the circumstantial value of the ablative case may have followed two preservative paths: either (1) it has found in the French prepositional domain a consistent category where to survive both formally and functionally or (2) it has survived in the French syntax as a silent, deep functional category in spite of the loss of formal inflection. If this second point, in particular, could be confirmed by further research, this would mean that synthesis – that is, the power to convey semantic, morphologic and syntactic information as a whole – still has a place at the core of the French linguistic system.

1. Introduction

Cet article se veut une illustration, en guise d'échantillon, d'un plus vaste travail de thèse portant sur la grammaticalisation de neuf prépositions d'origine dénominative (malgré), déadjectivale (sauf, plein) et participiale (pendant, durant, nonobstant, moyennant, excepté, hormis), à partir de formes d'ablatif absolu latin. Au cours du présent article, je ferai référence à l'ensemble de ces prépositions par le qualificatif d' «impropres», en empruntant ce terme à WAGNER & PINCHON (1991: 470), et en le réduisant à PrImpr en abrégé. L’idée centrale consiste à relier chaque type prépositionnel énuméré ci-dessus à une matrice latine d’ablatif absolu (désormais AA) détectée sur la base de l’équivalence des constituants, notamment: 1) prép. dénominatives < [du modèle: Cicerone consule], 2) prép. déadjectivales < [du modèle: diis invitis], 3) prép. participiales < [du modèle: populo romano consentiente, praesidiis dispositis]. Concrètement, il s’agit de montrer, sur la base de données authentiques de corpus, quand, comment et pourquoi l’occurrence latine d’un adjectif comme sauf (< salvus, -a, -um), par exemple, telle qu’on la trouve dans la phrase cicéronienne qui suit, a pu être réanalysée jusqu’à donner la préposition actuelle à valeur limitative/exceptive, en d’autres termes, comment on est passé de

1) Cum his temporibus non sane in senatum ventitarem, tamen, ut tuas litteras legi, non existimavi me salvo iure nostrae veteris amicitiae multorumque inter nos officiorum facere posse ut honori tuo deessem.

(BTL-3, M. Tullius Cicero - Epistulae ad familiares, LLA 268.EP, lib.: 13, epist.: 77, par.: 1, linea: 1, pag.: 521)

[Puisque, à cette époque, je ne fréquentais pas vraiment le sénat, lorsque j’ai lu tes lettres j’ai tout de même estimé que je ne pouvais pas, au nom de notre vieille amitié et des multiples obligeances qu’il y a eu entre nous, agir en sorte à te manquer de respect; litt.: en laissant intactes les prérogatives de notre amitié etc.]

à l’usage contemporain, où sauf ne signifie plus strictement à l’abri de toute atteinte, intact, mais projette sur son argument l’idée plus abstraite d’être à l’abri du domaine d’efficacité du prédicat principal, quel qu’il soit:

2) Ces emprunteurs, sauf Euratom, qui n'a plus guère l'occasion de lever des fonds, ont ces derniers mois tiré un parti considérable de la situation. (Le Monde 2003)

Or, si dans la reconstitution d’un processus de grammaticalisation plusieurs mécanismes sont à l’œuvre (réanalyse, métaphorisation du sémantisme originaire, layering (ou stratification), variation puis stabilisation des contextes d’emploi, éventuellement divergence, agglutination, érosion phonétique, etc.), j’estime que la prérogative essentielle qui a permis aux noms, aux adjectifs et aux participes en question de devenir prépositions est la continuité, ou conservation, de leurfonction prédicative. Anciens prédicats de 1er ordre d’un nom qui leur servait de sujet et plongés dans une construction hypotactique1 dont la fonction globale dans l’économie de la phrase complexe était assurée par la flexion à l’ablatif, ces éléments lexicaux, amoindris au niveau de prédicats de 2e ordre,2 se sont trouvés contraints, dans une langue romane comme le français désormais dépourvue de flexion, de migrer vers une catégorie grammaticale fonctionnellement compatible: la préposition, également dévolue à exprimer, comme l’ablatif le faisait par excellence, la notion de «circonstant». Ce qui était donc anciennement leur sujet nominal se retrouve à occuper la place de complément prépositionnel. En partant du principe que le passage d’une syntaxe synthétique à une syntaxe analytique n’a pas pu se faire sans laisser de traces, j’essaierai de montrer, dans les paragraphes qui suivent, (1) que la grammaticalisation des PrImpr est un processus imparfait, voire inaccompli, qui a laissé souvent en héritage une syntaxe double, (2) que leur origine à partir d’une structure latine synthétique est responsable de leur comportement atypique dans le panorama prépositionnel du français, et (3) qu’il existe plusieurs constructions apparentées faisant également usage d’une syntaxe synthétique en français moderne; finalement, en tant qu’exemple concret, (4) je proposerai le cas de grammaticalisation le plus controversé auquel j’ai eu affaire: celui de malgré.

2. Une grammaire nouvelle qui prend la relève de l’ancienne?

Le passage de la grammaire ancienne à la grammaire nouvelle, qui relève d’un processus cognitif d’abduction, est souvent visible dans les phases de layering: il s’agit de la cohabitation, au sein de la même synchronie, de deux façons différentes de construire un même syntagme selon les préceptes de deux grammaires qui sont perçues en même temps comme étant en concurrence mutuelle, et réciproquement compatibles. La perte de l’accord entre le sujet nominal et le prédicat adjectival ou participial de l’ancienne construction, ainsi que l’antéposition systématique de ce dernier à son propre argument sont des indices déterminants du changement à l’œuvre; toutefois, ces changements sont rarement abruptes et il serait naïf d’estimer que leur manifestation témoigne du passage net et définitif d’une grammaire ancienne à la grammaire nouvelle. En effet, dans le domaine qui nous occupe, nous avons relevé (1) que le processus de grammaticalisation empiète souvent sur le domaine latin, où il apparaît avoir été parfois anticipé et préparé, et (2) que ce processus n’est d’ailleurs pas toujours, ou pas tout à fait achevé en français contemporain. Prenons le cas d’excepto, par exemple: en latin classique, quand il est construit avec un nom, il présente déjà, en plus de sa valeur littérale, sa valeur moderne; son statut quasi-prépositionnel précoce est confirmé par son évolution pendant le Moyen Âge, quand il commence à régir des noms à l’accusatif absolu3 (ex. excepto plagas et feritas [Roth. 35]), cité dans VÄÄNÄNEN 2006: 167), indice évident de sa réanalyse en constituant isolé; d’ailleurs, son emploi dans des structures d’AA à argument phrastique (excepto quod) est attesté à partir d’Horace. Cela dit, si nous jetons maintenant un coup d’œil aux constructions d’excepté en français contemporain, nous trouverons encore deux options possibles, l’une avec le participe antéposé et invariable, l’autre avec le participe postposé et accordé:

3) Mais qui donc, excepté la droite, demande Bronislaw Geremek en toute logique, aurait pu prendre le pouvoir après des décennies de régime communiste? (Le Monde 2003)

4) Aux ouvertures des syndicats (CGT exceptée) s'opposait une raideur patronale imprévue qui amena Mme Chantal Cumunel (CFE-CGC) à affirmer que le CNPF avait un mandat restreint. (Le Monde 2003).

Or, dans l’exemple d’excepté que nous venons de proposer, détecter la persistance de la syntaxe ancienne est chose assez évidente à cause des variations de surface bien visibles à l’œil nu. Moins évident, quoique non moins probant, est de détecter une telle persistance sur la base de critères plus cachés. Prenons, alors, le cas de durant et de pendant. Issus respectivement des participes des verbes latins durare et pendere, ces deux éléments lexicaux ont fini par devenir des prépositions vouées au codage de la durée temporelle: ce que durant a fait sans effort et que pendant a fait en vertu d’une métaphorisation de son sens spatial originaire d’être «attaché, pendant», au sens – temporel par dérivation – d’être «toujours en instance, en suspens, en cours, en plein déroulement». Or, tant que ces deux participes ont été des prédicats de 1er ordre, il a été de leur ressort d’assurer à leur sujet – soit-il individuel ou processuel – l’idée de durée: dire en latin

5) usus est sane senatus pendente bello potestate, qua debuit. [bellum = guerre > SUJ. PROCESSUEL]

(BTL-3, Scriptores Historiae Augustae (Iulius Capitolinus) - XX: Gordiani tres LLA 639, cap.: 13, par.: 7 (vol.: 2, pag.: 39) )

[Face au risque de la guerre, au besoin, le sénat usa judicieusement de son pouvoir, PR]

ou bien

6) conseminia nigra, vino minime durante, uva maxime, post XV dies quam ulla alia metitur, fertilis, set cibaria. [vino, uva = vin, raisin > SUJ. NON PROCESSUEL]

(BTL-3, Plinius maior - Naturalis historia, liber: 14, par.: 36, vol.: 2, pag.: 474, linea: 17)

[Puisque le vin dure très peu et que le raisin dure longtemps, après 15 jours qu’ils n’ont pas été vendangés, les grains mûrs sont toujours comestibles, mais ils ne donneront que du raisin de table, PR]

était parfaitement indifférent, en vertu du fait qu’il revenait au participe verbal (durante, pendente) d’impliquer son propre sujet dans une dynamique processuelle. Lorsque ces participes perdent leur nature verbale et passent au rang de prédicats de 2e ordre sans pour autant perdre leur densité sémantique, la tâche de créer le processus est alors forcément déplacée sur le complément nominal, dont la sélection devrait se faire, au moins dans une situation de grammaticalisation achevée, sur la base de son aptitude à évoquer non seulement un processus de façon autonome,4 mais un processus actualisé, c’est-à-dire inscrit dans la durée et dans l’espace: le complément, en d’autres termes, se trouverait soumis à deux contraintes, l’une visant à pallier l’impuissance prédicative de la préposition en termes de capacité dynamisante, l’autre l’obligeant à s’équiper d’un référent sémantiquement compatible avec celui que la préposition lui impose. Or, si nous précisons que l’idée de processus actualisé comporte qu’un élément inerte (que nous avons appelé individuel) prenne part à un processus (action, évènement ou état de choses) qui s’inscrit à la fois dans les axes de l’espace et du temps, le complément prototypique de durant et pendant ne devrait tolérer, en plus des référents inertes, aucun référent renvoyant au temps ou à l’espace seuls, c’est-à-dire à une coordonnée qui, à l’état isolé, est censée héberger un processus, mais n’est nullement à même de l’évoquer dans son ensemble. Et pourtant, en français, ces contraintes ne semblent pas être de rigueur; voici deux exemples où durant et pendant, respectivement, régissent un complément d’espace et de temps:5

7) Leur jaillissement paraît soudain et émerveille, quand cette force a, des lieues durant, cheminé secrètement sous la terre.

(Frantext, CHANDERNAGOR Françoise /L'Allée du Roi/1981, Page 258 / 10)

8) Pendant dix minutes, la panique était totale car les gens étaient persuadés qu’une troisième bombe allait exploser. (Le Monde 2002)

Maintenant, si on essaie d’isoler le complément soi-disant prépositionnel ([des lieues] durant, pendant [dix minutes]), on se rend vite compte que ni les lieues ni les dix minutes n’évoquent quelque processus que ce soit; si l’on veut en trouver un, il faut réintégrer la préposition au parenthésage, c’est-à-dire en refaire un participe, et lui rendre sa tâche dynamisante de véritable verbe. Cela nous amène à conclure que si la syntaxe prépositionnelle d’excepté alterne visiblement avec une syntaxe participiale, il en va de même pour durant et pendant, dont le comportement discret n’en demeure pas moins double.

Ce genre de faits témoigne à notre avis d’une sorte d’osmose existant entre la grammaire latine et la grammaire française qui persiste encore, sans gêne aucune, au sein du XXIe siècle. Faire l’hypothèse de la survie partielle de la syntaxe synthétique latine en français contemporain relève alors moins d’un penchant entêté pour la diachronie que d’un constat en synchronie face auquel les grammaires modernes semblent parfois éprouver une gêne singulière. Dans GREVISSE (2005), par exemple, on constate que presque toutes les prépositions impropres se partagent entre plusieurs sections, principalement celle de la «Préposition» (GREVISSE 2005: 1476) et celle de la «La proposition absolue» (Ibid.: 351), ce qui laisse entendre une certaine difficulté à les intégrer pleinement à une catégorie définie comme étant le siège de «mots invariables». Pour ce qui est d’excepté, par exemple, GREVISSE (2005: 359-360) spécifie que «l’antéposition n’est pas obligatoire» et que «l’usage est un peu hésitant», quitte à résumer ainsi le comportement des adjectifs et des participes passés en proposition absolue:

Les termes de cette espèce ont un statut grammatical instable.

Dans la mesure où le participe et l’adjectif servant de prédicats sont antéposés, ils deviennent facilement invariables: d’où l’opposition entre Ma sœur exceptée et excepté ma sœur, etc. (…) Si cette antéposition est constante, si elle se combine avec un figement sémantique ou syntaxique, on aboutit à des espèces de prépositions (GREVISSE 2005: 354, notre italique).

«Usage hésitant», «statut grammatical instable», des «espèces de prépositions», ou, comme Bréal le disait:

Le français a perdu sa déclinaison, et cependant il continue d’employer des ablatifs absolus. «Lui mort, toutes nos espérances sont anéanties. – La nouvelle s’étant répandue, des attroupements se formèrent». Qu’avons-nous autre chose ici, que des propositions absolues à la manière latine? Devant une construction de ce genre, notre analyse logique reste en défaut (BRÉAL 2005 (1897): 58-59).

Mis à part le problème de savoir quel est le lien entre les constructions évoquées par Bréal et les prépositions impropres (ce qui fera l’objet du paragraphe 4 ci-dessous), il vaut la peine d’en retenir la leçon: si l’état de l’analyse logique, en dépit des connaissances largement partagées concernant la filiation des langues romanes, n’est apparemment pas moins «en défaut» aujourd’hui qu’au temps de Bréal, s’agit-il d’un choix délibéré des grammairiens? En quoi serait-il si gênant d’admettre qu’une langue fille ait conservé certains gènes de la langue mère?

3. Le statut atypique des PrImpr dans le panorama prépositionnel du français: premières traces de synthèse

Je me propose d’illustrer ici, pour chaque type de prépositions du français contemporain, le rapport existant entre forme synthétique ou analytique d’un côté, et niveau de codage ponctuel de l’autre. Par forme synthétique ou analytique, j’entends simplement le fait de véhiculer à la fois l’information sémantique et grammaticale par le moyen d’un seul ou de plusieurs mots respectivement. Par niveau de codage ponctuel, j’entends avant tout la capacité de chaque préposition à coder un contenu relationnel qui (1) ne soit d’abord pas vide (comme vide est le signifié des prépositions opérant entre les bornes du noyau pour introduire un argument obligatoire du prédicat: ex. renoncer à, se disputer avec, s’éloigner/se rapprocher de,6 etc.); et, (2) que ce contenu renvoie à son signifiant de façon plus ou moins biunivoque. Cette capacité étant requise aux prépositions lorsqu’elles opèrent dans le milieu extranucléaire, j’emploie, pour désigner le codage associé à ce milieu, le terme de ponctuel, par opposition à relationnel (codage d’une relation grammaticale vide), selon la théorie de PRANDI (2004: 61 et ss.) que j’adopte explicitement à ce propos.

Or, on peut détecter au moins trois grandes catégories prépositionnelles: les prépositions simples (PrS), héritées pour la plupart directement du fonds latin, les prépositions impropres (PrImpr) et les locutions prépositionnelles (LocPr), dont quelques-unes alternent avec un para-synonyme semi-synthétique:

Ruozzi

(a) Lorsqu’elles sont employées dans l’aire extranucléaire, les PrS (à, de, avec, etc.) sont polyfonctionnelles et donc très économiques, mais leur contenu est appauvri par le morcellement entre plusieurs contenus répondant à la même forme:

9) Je l’ai fait pour lui (bénéficiaire)

10) Pour quelqu’un qui va rater son bus, il est plutôt détendu! (concession)

11) C’est pour ça que tu es en colère? (cause)

12) J’en ai pour une heure ou deux (temps)

13) Tu ne devrais pas travailler un peu plus que ça pour ton examen? (but)

De forme synthétique, elles semblent toutefois racheter leur synthèse par un sous-codage de la relation sous-jacente, laquelle doit être par conséquent récupérée et choisie par inférence sur la base du contexte.

(b) Les LocPr, reconnaissables d’après la matrice [Ø/Pr + N + Pr] se placent, par contre, à l’autre bout du continuum; de forme analytique ou semi-analytique (ex. à la suite de vs. suite à) et très peu économiques (plusieurs formes pour une seule fonction: à cause de, en raison de, à la suite de), elles distribuent clairement les tâches de l’apport grammatical et de l’apport sémantique entre leurs constituants: le nom enchâssé au milieu, élément lexical pur, est responsable du contenu riche et précis de l’expression toute entière, mais n’est pas à même, en tant qu’élément lexical justement, de coder aussi son rôle syntaxique: pour être intégré à la phrase et y être reconnu comme circonstant, il doit donc s’entourer de deux vrais pivots grammaticaux conçus à cet effet (les deux prépositions de contour). Dans ce cas, nous avons apparemment la situation inverse par rapport aux PrS: le surcodage de la relation semble se faire aux dépens de la forme synthétique, vu que, pour qu’il se mette en place, plusieurs constituants sont requis.

(c) Si nous en venons maintenant aux PrImpr, nous remarquons qu’elles sont effectivement les seules capables d’associer un niveau de codage intégral (codage d’une relation parfaitement biunivoque signifiant  signifié) à une forme synthétique: que durant renvoie à la durée temporelle, ou que malgré et nonobstant renvoient à la concession n’est pas sujet à négociation et est tout de suite cognitivement disponible. En plus, ces prépositions n’ont besoin d’aucun outil grammatical d’encadrement pour signaler leur fonction de circonstants: elles se suffisent à elles-mêmes, donc, tant sur le plan sémantico-conceptuel que sur le plan syntaxique.

Pour les PrImpr, donc, la proportionnalité inverse remarquée jusqu’ici selon laquelle un bon niveau de codage doit se payer par un éclatement de la forme en plusieurs constituants diversement spécialisés, et vice versa, semble être suspendue. Or, la capacité de concentrer information grammaticale et information sémantico-conceptuelle sur un seul support n’est pas le propre des langues analytiques, mais plutôt celui des langues flexionnelles, où le «cas» sert en même temps la morphologie et la syntaxe: c’est dans ce sens que je parle de synthèse, dont je crois bien voir une trace de survie dans le comportement atypique des PrImpr par rapport aux autres outils prépositionnels. Dans le paragraphe suivant, je vais montrer que d’autres constructions françaises font appel aux mêmes prérogatives «synthétiques», ce qui finira par nous rattacher aux exemples de Bréal cités plus haut.

4. Les structures apparentées: autres traces de synthèse

Voici un inventaire rapide de plusieurs autres constructions qui, étant issues d’anciens tours en AA, sont capables de véhiculer une information lexicale et syntaxique à la fois, sans avoir recours à aucun outil grammatical externe qui en signale le rôle de circonstants dans l’économie de la phrase simple ou complexe. J’en donne la liste.

(a) Les propositions participiales absolues et les tours absolus banalisés rattachables aux tours d’AA de type II (ex. populo romano consentiente, praesidiis dispositis):

14) Les enfants ne rentrant toujours pas, la mère s’inquiétait de plus en plus

15) Tout bien considéré, ce n’est pas si grave

16) Les prix sont ici en moyenne plus bas qu’ailleurs, toutes catégories d’articles confondues

mais aussi, pour les tours absolus banalisés, certains circonstants de temps dont le participe a désormais du mal à être reconnu comme tel mais qui sont facilement rattachables à des AA attestés chez Ovide (nocte sequente):

17) Le jour suivant, sa colère semblait apaisée

La nature synthétique des propositions participiales absolues est confirmée par l’analyse macrosyntaxique qu’en donne LE GOFFIC (1993), en termes d’autonomie sémantico-syntaxique:

Les sous-phrases sans connecteur.

Il existe de nombreuses sous-phrases accessoires (de structure de base sujet-prédicat), qui ne sont reliées à la phrase qui les domine par aucun terme connecteur, aucune cheville:

L’âge aidant, le radicalisme des origines le hantait toujours (Le Monde) (LE GOFFIC 1993: 486)

et en termes de la capacité à coder un circonstant tout en restant «à l’écart du réseau syntaxique du reste de la phrase» (Ibid.: 487-488).

(b) Les constructions absolues détachées, rattachables aux tours d’AA de type I (ex. auctore Aristide,diis invitis):

18) La mine pale, la mine inquiète, les yeux grands ouverts, la bouche ouverte, la bouche pleine, bouche bée, bras dessus bras dessous, la tête basse, les mains dans les poches, les mains vides, le béret sur l’oreille, la rage au cœur, la queue entre les pattes, l’air grand/blême, nu-pieds, nu-bras, nu-jambes, nu-tête, la main dans la main, le dos au feu, le torse nu, le visage en feu, pieds nus, le cure-dents au coin de la bouche, Giscard président, Cicéron consul...

Il s’agit là de l’équivalent nominal des propositions précédentes, que LE GOFFIC (1993) appelle «sous-phrase non verbale» ou «proposition nominale» :

Ce type de sous-phrase prolonge la construction précédente, sans solution de continuité, mais avec un caractère phrastique moins accusé:

Paul se promène, les mains dans les poches.

Tout se passe comme si on avait affaire à une phrase à verbe être (‘les mains (de Paul) sont dans les poches (de Paul)’), ‘déclassée’ non plus seulement par un changement de mode, mais par l’ellipse du verbe; [...]

L’élément prédicatif de cette structure peut être [...]

- un adjectif:

la tête basse, la voix tremblante d’émotion, les bras ballants, les mains vides
Il errait, l’air furieux (hagard,…)
Paul malade, nous avons dû rebrousser chemin (Paul étant malade,…)

- N sans article, ou le premier:

Cicéron consul, Giscard Président (= Giscard étant président)

Il est tombé la tête la première.

- Adverbe ou Groupe Prépositionnel:

lui derrière et moi devant (Brassens)

les mains dans les poches, les yeux au ciel

(Ibid.: 489-490)

Il est intéressant aussi de remarquer que ce type de construction est presque automatiquement rapprochée de l’usage de sauf et de plein:

[…] L’emploi de sauf et plein, devenus invariables, dans ce genre de construction (Tous ont péri, sauf Paul; avoir de l’argent, plein les poches) est à l’origine de leur fonctionnement prépositionnel.

(Ibidem)

(c) Les participes mouvants, c’est-à-dire neutres et invariables en antéposition au nom ou bien antéposés/postposés au nom et accordés: il s’agit là de participes passés qui pour la plupart tolèrent encore une syntaxe double; en voici la liste:

19) vu: vu sa charge énorme

20) attendu: attendu sa bonne foi

21) supposé: supposé 4 pages par jour...

22) y inclus: y inclus une carte bancaire vs. carte bancaire incluse

23) y compris: y compris la TVA vs. toutes taxes comprises

24) passé: Passé la ferme de la Saudraie… vs. passée la période d’hostilité…

25) étant donné: étant donné sa stupidité vs. étant donnés les durs travaux…

26) mis à part: Mis à part une soixantaine de personnes… vs. mise à part la sidérurgie lorraine ou la sidérurgie lorraine mise à part...

27) excepté: excepté ma sœur vs. Ma sœur exceptée.

Leur origine à partir d’un tour absolu (c’est-à-dire autonome par rapport au milieu syntaxique environnant) est mentionnée entre autres par DIEZ (1973, IIIe vol.: 248), qui les intègre au paragraphe «Prétérit du participe au sens absolu» du IIIe volume de sa Grammaire des langues romanes, en mettant l’accent sur le caractère pan-roman du participe absolu:

De plus avec certains verbes la construction en question a passé à l’état de formule. Ital. ◄i►detto questo, ciò fatto◄/i► (aussi ◄i►così fatto◄/i►), ◄i►detratte le spese, i libri eccettuati◄/i►. Esp. ◄i►hecho◄/i► et ◄i►dicho esto, supuesta esta cosa, vista la requisicion◄/i►. Fr. ◄i►cela dit, six personnes exceptées, ces principes supposés, certaine hauteur passée◄/i►; ou bien le participe reste invariable devant le nom: ◄i►excepté six personnes, supposé ces principes, passé certaine hauteur◄/i►, de même ◄i►attendu sa jeunesse, vu ses infirmités, considéré la grande quantité◄/i► (Ibidem; notre soulignage)

A ces participes, il faut en ajouter d’autres comme supposé, pourvu et considéré (en plus de vu, de étant donné et d’excepté) qui, en reproduisant exactement la syntaxe de l’AA tardif de type III7, restent neutres et antéposés, par le biais de «que», à une phrase entière leur servant de sujet (ce qui explique leur invariabilité en genre et en nombre, une phrase étant neutre et de nombre singulier par défaut):

28) Supposé qu’il ait bien retrouvé ses mémoires de jeunesse, il va en faire quoi, maintenant?

29) Étant donné qu’il n’a pas d’argent, à quoi bon faire des plans de vacances?

Notre analyse macrosyntaxique se trouve d’ailleurs confirmée encore une fois par DIEZ (1973), qui, au même chapitre mentionné plus haut, rappelle les matrices latines de cet usage:

Quelques participes ont en quelque sorte leur sujet dans la phrase qui se trouve sous leur dépendance, ainsi: ital. ◄i►non ostante che, eccetto che, posto che, considerato che◄/i►, et de même dans les langues sœurs, lat. ◄i►excepto quod, audito, comperto, cognito◄/i► etc., all. ◄i►ausgenommen, gesetzt, abgerechnet dass◄/i►. Ces particules avec ◄i►que◄/i► sont considérées comme des conjonctions; mais beaucoup d’autres prennent aussi part à cette construction, par ex. ital. ◄i►da tutti tenuto che◄/i► (comme tout le monde croyait que); esp. ◄i►siendole dicho que◄/i► (comme on lui disait que) (Ibid.: 250; IIIe vol.).

Ici comme ailleurs, nous sommes en présence de structures qui, étant issues d’une construction casuelle en AA, sont à même d’exprimer sans aide extérieure leur rôle syntaxique dans l’économie de la phrase simple ou complexe; c’est d’ailleurs le même concept qu’exprime entre les lignes WILMET (2003: 462), lorsque, à propos des adjectifs pouvant exprimer une fonction adverbiale, il affirme qu’il existe une série d’éléments «utilisables tels quels», c’est-à-dire sans outils grammaticaux de contour:

(1) Un premier lot d’adjectifs sont utilisables tels quels.

Locutions figées: FRAIS émoulu, COURT vêtue, NOUVEAU-né…

Constructions dites ‘absolues’ (en souvenir de l’‘ablatif absolu’ des grammaires latines), antéposant au nom un adjectif ou un participe invarié: attendu, vu, étant, donné, sauf, excepté, hormis, non compris, y compris… (WILMET 2003: 462).

Je rappelle finalement que la matrice de dérivation de structures en [Ppassé + que + P] à partir d’AA tardifs à argument phrastique se trouve être confirmée également par STOTZ (1996: 261 et ss., IVe vol.), qui mentionne des AA tardifs tels que dato/(sup)posito/admisso/concesso quod (responsables des tours «étant donné/supposé… que»), ainsi que par DU CANGE (1883-87, en ligne) qui, dans son Glossarium, en plus de dato quod, donne plusieurs occurrences de viso quod (vu que):

30) Et visoquod dicti castellani vident se coactos quod aquam non habent bibendi…

(d) Les prépositions de nouvelle génération: il s’agit de côté, question, affaire, rayon, niveau, genre, type, façon, histoire, faute, en l’apparence des noms, à la plupart desquels on a commencé à attribuer, depuis quelque temps, une valeur prépositionnelle:

31) «côté soin, il contient du beurre de karité, de l’huile de palme et...»

32) «question humour, on ne voit pas que son intransigeance sur le CPE ait été jugée très drôle…»

33) «niveau santé, ça ne va pas très fort»

34) «une mise en scène style/façon/ type/genre/ tendance/version Bob Wilson»

35) «il s’habille façon loup de mer»

36) «niveau espérance de vie, on pléthore»8

J’estime que l’usage prépositionnel qui est fait de ces noms est difficilement justifiable (tant dans sa mécanique interne que par rapport à l’environnement syntaxique extérieur) à moins de le rattacher aux tours absolus à structure [NSujet + NPréd], où deux noms sont reliés par une relation copulative elliptique et tiennent lieu d’une micro-proposition nominale; bref, la correspondance parfaite des constituants et la nature circonstancielle de la séquence9 nous autorise à les rapprocher des structures de type Cicerone consule = Cicéron (étant) consul, vs. niveau santé = (le) niveau (étant)(celui de) la santé. Or, quelques-unes de ces prépositions ont une histoire relativement ancienne, qui pourrait suggérer que l’usage «synthétique» moderne est le fruit d’une structure analytique «réduite» ou simplifiée: par ex., si côté cour et côté jardin remontent au XVIe siècle, d’autres, comme faute (qui a connu trois variantes simultanées, à faute de, par faute de et faute de),10 peuvent aussi bien se présenter comme le fruit d’un choix que comme celui d’une réduction. Autrement dit, si plusieurs de ces prépositions ont des équivalents analytiques (à la façon de, au niveau/rayon (?) de, du type/genre/style de), ce constat peut jouer en faveur des deux hypothèses en même temps. Mais encore, en voulant tout expliquer par la réduction, où aller chercher des équivalents analytiques pour histoire, affaire, question? Comment des noms comme ceux-ci auraient-ils pu être employés du jour au lendemain comme prépositions, au sein d’une construction «nue», à la forme et au sens parfaitement compréhensibles, sans avoir jamais goûté à cette fonction auparavant? Ne serait-il donc pas raisonnable de penser que sur la base des spécimens les plus anciens (côté, faute), ou simplement sur le modèle des tours nominaux absolus du type bouche bée ou Giscard président, le même principe productif de synthèse ait été simplement appliqué par analogie? Ce qui, le cas échéant, impliquerait une deuxième question: si la mise en œuvre de l’analogie présuppose l’existence préalable d’une norme sous-jacente et disponible au sein du système, comment échapper au constat que la synthèse en ferait partie?

5. Une sorte de preuve par neuf: le cas de malgré

Je vais maintenant proposer, dans ses lignes essentielles de développement, le cas assez unique de la préposition/conjonction malgré, dont la filiation n’a pas eu lieu dans la direction habituelle, du latin au français, mais dans le sens inverse. Issu de l’agglutination de deux constituants d’origine latine (mal(um), neutre substantivé de malus, -a, -um, et gré, du neutre substantivé de gratus, -a, -um), malgré (souvent écrit maugré, maulgré, mal gré, mal grat, etc.) était à l’origine un substantif signifiant le mauvais consentement (de qqun), une fonction nominale qu’il continue d’ailleurs d’assurer dans la construction [malgré + que + PronPers. + en + subj. de AVOIR] du français d’aujourd’hui. Ce nom est donc d’abord l’un des innombrables dérivés du nom gré, qui a généré, dès le XIIe siècle, une vraie foule de dérivés et d’expressions (agréer, maugréer, (dés)agréable, au gré de, savoir (bon) gré, de gré ou de force, agrémenter, avoir/prendre en gré, bon gré mal gré etc.). Quand il est employé en tant que nom, malgré se fait suivre, évidemment, du «génitif» du possesseur que, pourvu en l’occurrence d’un référent humain, l’ancien français peut exprimer de trois façons différentes:

(a) par la construction en de:

37) Mal grat d’aissels que m fan mon cor doler (= malgré ceux qui me chagrinent) (COM2, Peire Vidal, 1175-1205)

(b) par l’adjectif possessif:

38) Mas mal mon grat s’averan mas chanssos (= malgré moi, mes vers s’avèrent prophétiques, PR) (COM2, Folquet de Marseille, 1155-1231)

et, surtout, par (c) le cas régime absolu:

39) Et tuit le roi proier an vienent
Que, maugré l'ainznee seror, [SUER = cas sujet, SEROR = cas régime)
Doint de la terre a la menor
La tierce partie ou la quarte

(= Et tous viennent prier le roi que, malgré la sœur aînée, il donne un tiers ou un quart de la terre à la cadette, PR) (DéCT, Chrétien de Troyes Yvain ou Le Chevalier au Lion, 1177, 102f)

Cette dernière ressource offerte par l’AF pour le codage de la relation génitivale par simple juxtaposition à droite est essentielle pour le passage de malgré au statut prépositionnel, car l’adjonction d’un nom nu, ou bien du pronom personnel de forme tonique (réservé au cas régime), est pour ainsi dire déjà prête, de sorte que la relation oblique génitivale en est techniquement effacée dès le début: en effet, dès la fin du XIIe siècle, des occurrences parfaitement modernes sont déjà en place:

40) renart1, v. 3086 Je vos trancherai le baulevre et le grant nes sor cele levre, et si vos folerai ce ventre la bouele qui est ou ventre vous saudra fors par le crepon, maugré vostre novel baron. (= Je vous trancherai les lèvres et ce grand nez qui pend au dessus, et je vous écraserai le ventre de telle façon que les entrailles qui sont dedans vous sortiront par le derrière, malgré qu’en ait votre nouveau baron, PR) (BFM, Roman de Renart (branche I), Anonyme, à partir de 1180; BARON => cas régime masc. sing.)

41) escoufle, v. 3602 Biaus dous amis, malgrétos ciausQui nos cuident despareillier […] (= Mon beaux et doux ami, malgré tous ceux qui songent à nous séparer…, PR) (BFM, Escoufle, Jean Renart, 1200-1202) (CIAUS = CELS, CEUS, cas régime masc. pluriel)

Il suffira donc d’attendre que les débris du système semi-flexionnel de l’AF disparaissent (et le cas régime absolu avec eux), pour que l’argument de malgré ne soit plus perçu comme la spécification génitivale du possesseur mais comme l’argument direct de la préposition. Il faudra tout de même attendre encore quelques siècles pour que l’argument de malgré puisse se débarrasser de son référent humain obligatoire, comme en témoigne l’exemple suivant où les voirrieres («les vitrages», objets inanimés) ne peuvent évidemment pas éprouver de mauvais consentement:

42) cnn, p. 99 Ce tresdesiré jour a chef de piece fut annuncé par les raiz du soleil, qui , malgréles voirrieres des fenestres, vindrent descendre enmy la chambre, firent mere et fille bien a haste lever. (= Ce jour si attendu fut enfin annoncé par les rayons du soleil, qui, malgré les vitrages de fenêtres, tombèrent juste au milieu de la chambre, et firent lever en vitesse la mère et la fille, PR) (BFM, Cent nouvelles nouvelles, Anonyme, 1456-1467)

La perte du trait [+humain] ouvrira la voie à l’usage conjonctif (malgré que), qui, bien que stigmatisé par les puristes, est «en face de la préposition malgré + GN […] parfaitement intégré au système grammatical» (RIEGEL et alii, 2004 (1994): 513).

Nous avons donc tracé rapidement l’histoire de la grammaticalisation de malgré à partir de l’AF. Mais qu’en est-il du latin? En réalité, aucune trace de la matrice présumée [*malo grato (+ génitif du possesseur)] n’apparaît dans les corpus de latin. Les premières attestations de malo grato (et de ses multiples variantes) ne font surface que vers la moitié du XIIIe siècle, dans deux passages de Matthieu de Paris restitués par Google:

43) (1240) MATTHAEI PARIS ANGLIAE HISTORII, &C. (LONDINI, 1640)

HENRICUS TERTIUS. AN. CHR. 1240

More Aedmundi Cantuarien. Archiepiscopi.

Dum igitur fortunalia rota sic mundanum cursum volubiliter exigitaret, Aedmundus Cantuariensis Archiepiscopus, qui spontaneum in transmarinis partibus exilium subierat, contabuit tam corpore quam animo; et ducens ab alto suspiria, frequentiùs iterabat: "O qua meliùs esset mori, quàm videre mala gentis suae et sanctorum super terram". Quos enim ipse ligaverat, Legatus contrà suam dignitatem malo grato suo absolvit, et e converso.

44) (1245) MATTHEW OF PARIS - CIRCULAR LETTER OF FREDERIC THE SECOND.

Matthew of Paris says, concerning the impression which this letter made: Fridericus libertatem ac nobilitatem ecclesiae, qoam ipse nunqoam auxit, sed magnifici antecessores ejus malo grato suo stabilierunt, toto conamine studuit annullare et de haeresi per id ipsum se reddens suspectum, merito omnem, qaem hactenos in omni populo ignicolum famae propriae prudentiae et sapientiae habuit, impudenter et imprudenter exstinxit atque delevit.

(http://www.archive.org/stream/generalhistoryof07neanuoft/generalhistoryof07neanuoft_djvu.txt General history of the Christian religion and church)

45) (1324-1343) Qui cum eis modicum loquendo stetisset, et nichil cum eis profecisset, quia in faciem eius portas clauserunt, melancolia plenus reversus est ad autorem, dicens: «Licet ego irascar, tu fili, noli timere, quia ego vincam pugnam, malis gratibus quorumcumque qui intus ad defensionem se volvant. […] »

(Guido da Pisa - Expositiones et glose super Comediam Dantis, date incertaine entre 1324 et 1343)

Les données nous disent donc que le vulgaire a précédé le latin d’au moins soixante ans. Or, la seule source à répertorier malo grato s’avère être le Glossarium de DU CANGE (1883-87 (1678)), qui restitue en fait plusieurs formes (malo/male grato, malis gratibus, malegratibus, malae grates), en spécifiant, sous l’entrée malegratibus, qu’il s’agit d’un calque («a Gallico malgré») fait à partir du français malgré:

MALEGRATIBUS, Ingratis, a Gallico Malgré. Charta apud Lobinel. tom. 2. Hist. Britan. pag. 837:

De quo bello Rex Henricus fugiit et exercitus suos seu acies prisionarios cum Principe præfato Malegratibus suis dimisit.

Vide Malo-grato in Creantare. Vide supra Malæ-grates (Ibid.,tome V: 194b).

Pour ce qui est de malo grato, DU CANGE renvoie aux mots apparentés à creantare (écrit aussi grantare), une relatinisation du vulgaire créanter («promettre, garantir, cautionner»), verbe vraisemblablement causatif11 formé à partir de la racine gré, avec assourdissement du g initial en c:

CREANTARE, ex Gallico Creanter, Fide aut sacramento interpositis promittere, cavere, stipulari. Catholicon Armoricum: Cret, Gall. Plege, Fidejussor. Cretat, Pleiger, Fidejubere. Charta Petri Episcopi Tarvanensis ann. 1244. inter Instrum. tom. 4. novæ Gall. Christ. col. 126:

Promiseruntque et Creantaverunt fide interposita.

[…]

Malo-grato, Gallicum Malgré, Maugré, Invitus, nolens. Matth. Paris ann. 1245:

Libertatem Ecclesiæ, quam ipse nunquam auxit, sed magnifici antecessores ejus Malo-grato suo stabilierunt.

Id est, Gallice, Malgré lui. Idem sub ann. 1252. Malo-grato Dei, id est, Malgré Dieu, invito Deo (Ibid., tome II: 608a).

DU CANGE confirme donc deux faits: la date de la première occurrence latine de malo grato, et le fait de la relatinisation du vulgaire, mise en œuvre vraisemblablement par des clercs bilingues, une procédure non inhabituelle au Moyen Âge.

L’histoire de malgré représente donc la création, en vulgaire, d’une construction qui est employée dès le début selon les préceptes d’une grammaire latine, ablativale et synthétique, sans pour autant que la matrice latine correspondante proprement dite ait jamais existé:12 lorsque la préposition naît, elle ne fait que ramener à la surface la capacité à exprimer une relation marginale par voie synthétique qui caractérisait déjà la construction nominale absolue française, moulée sur le latin. Or, j’estime que toutes les constructions esquissées au fil de cet article sont le produit de l’application d’une norme synthétique dans laquelle la fonction ablativale profonde du latin a trouvé un moyen de survivre: si cette porosité entre synthèse et analyse, qui demande à être prouvée dans les détails, s’avérait acceptable, l’histoire à rebours de malgré en serait alors, à mon sens, une sorte de preuve par neuf.

Bibliographie des œuvres citées

M. BRÉAL,Essai de sémantique:science des significations, Limoges, Lambert-Lucas, 2005 [1897].
F. DIEZ, Grammaire des langues romanes, Trad. par A. Morel-Fatio et G. Paris, Genève, Slatkine Reprints, 1973 [1876].
C. F. DU CANGE, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort: L. Favre, (1883-1887), 10 vol. URL stable: http://ducange.enc.sorbonne.fr/
M. GREVISSE, Le bon usage. Grammaire française, Refondue par André Goosse. Treizième éd. revue,Louvain-la-Neuve, Duculot, 2005 [1993, 1986].
P.J. HOPPER & E.C. TRAUGOTT, Grammaticalization. Cambridge, University Press, 2003 [1993].
P. LE GOFFIC, Grammaire de la phrase française,Paris, Hachette, 1993.
J. LYONS, Semantics, Cambridge, University Press, 2 Vol, 1977.
M. NOAILLY, «Quoi de neuf côté préposition?», in La préposition en français. Philologie et linguistique diachronique (domaine anglais), Modèles linguistiques,XXVII-1, 2006, vol. 53, p. 75-90.
M. PRANDI, The building blocks of meaning: ideas for a philosophical grammar, Amsterdam – Philadelphia, John Benjamins, 2004.
M. RIEGEL, J.C. PELLAT & R. RIOUL, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 2004 [1994].
P. STOTZ,, Handbuch zur lateinischen Sprache des Mittelalters, München, C.H. Beck. 4 Vol., 1996.
V. VÄÄNÄNEN, Introduction au latin vulgaire, Paris, Klincksieck, 2006 [1981, 1963].
C.F. VAUGELAS (de), Remarques sur la langue française, Paris, Hachette 1971 [1647].
R.L. WAGNER, J. PINCHON, Grammaire du français classique et moderne,Paris, Hachette, 1991 [1962].
M. WILMET, Grammaire critique du français, 3e éd., Bruxelles, Duculot, 2003.

Corpora de latin:

BTL-3 (Bibliotheca Teubneriana Latina)

Corpora de Français Médiéval:

BFM (Base de Français Médiéval) (ENS-LSH et UMR "ICAR" de Lyon)
COM2 (Concordance de l’Occitan Médiéval)
DéCT (Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes)

Corpora de Français Moderne:

Frantext
Le Monde (1991-96, 1999-2010)




Notes

↑ 1 J’emploie le terme hypotactique en le distinguant du terme subordinatif, conformément à Hopper & Traugott (2003: 181-184): une construction hypotactique est censée prendre pour cible la phrase principale toute entière; une construction subordinative, par contre, est censée modifier l’un des constituants individuels de la phrase principale. Autrement dit, il s’agit de la même différence que celle qui distingue une construction comme l’ablatif absolu du participe conjoint en latin, comme l’expliquent les auteurs par les exemples suivants: (1) «Aristide patria pulso, Persae Graecos aggressi sunt» vs. «Aristidem patria pulsum viderunt» (Ibid.: 184).

↑ 2 C'est-à-dire un prédicat impliquant au moins un processus parmi ses arguments (cf. Lyons 1977, Vol. II: 442 et ss.).

↑ 3 L’accusatif ayant remplacé l’ablatif et étant devenu, peu à peu, un cas oblique passe-partout.

↑ 4 C’est ce qui se passe, notamment, en italien, où la préposition durante ne sélectionne que des compléments soit processuels soit potentiellement processuels.

↑ 5 La tolérance du français pour les compléments de temps non processuels est confirmée par l’acceptation de quantifieurs tels que les adjectifs indéfinis, les partitifs et les adjectifs numéraux, qui, contrairement à d’autres déterminants (comme l’article défini ou les déictiques, par ex.), n’ont pas le pouvoir de situer cognitivement leur nom-cible: alors que pendant la journée renvoie à un laps de temps prototypique, bien précis, auquel il est aisé d’associer une série d’activités humaines largement partagées (ce qui en facilite la lecture processuelle), pendant trois jours renvoie à trois jours aléatoirement soustraits à la série infinie des jours anonymes, auxquels on ne saurait associer quelque activité ou processus prototypique que ce soit.

↑ 6 Le fait que la préposition «de» soit vide à la suite de ce couple de verbes est prouvé par le fait qu’elle reste la même en dépit de leur antinomie sémantique. Idem pour le couple prêter/emprunter qqch. à quelqu’un.

↑ 7 Il s’agit de participes passés comme cognito, audito, comperto, suivis d’une proposition entière qui, d’abord, correspond soit à une infinitive avec accusatif soit à une interrogative indirecte. En latin médiéval, ces participes prendront régulièrement la complémentation en quod. Toutefois, excepto quod est attesté déjà chez Horace.

↑ 8 Exemples tirés de NOAILLY 2006.

↑ 9 Je suis consciente du fait que, pour ce qui est de la fonction de ces prépositions, le débat se fait plutôt autour de leur fonction thématisante ou de cadrage, de sorte que leur nature « accessoire » par rapport à l’énonciation principale reste à creuser. Toutefois cette fonction pouvant représenter, à mon sens, un déplacement de la notion de circonstant au niveau et au service du discours, je maintiens qu’un rapprochement avec la fonction circonstancielle n’est pas déplacé.

↑ 10 Les trois variantes sont attestées par VAUGELAS, au XVIIe siècle (1647: 471).

↑ 11 Au sens de «rendre qqch. agréable, assuré, garanti, légitime».

↑ 12 Mais on a malo sensu, malo usu, malo animo.

Pour citer cet article :

Paola RUOZZI, Les prépositions dénominatives et déverbales: traces de survie de la synthèse latine en français moderne, Ricerche Dottorali in Francesistica, Publifarum, n. 16, pubblicato il 18/12/2011, consultato il 26/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=225

 

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Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

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