Numéros publiés


2020| 34 33 32
2019| 31 30
2018| 29
2017| 28 27
2016| 26 25
2015| 24 23
2014| 22 21
2013| 20 19 18
2012| 17
2011| 16 15 14
2010| 13 12 11
2009| 10 9
2008| 8
2007| 7 6
2006| 4
2005| 3 2 1
2004| 0

Lectures

Carnets de lectures

Actualités

Appel à comm

Prochains Numéros

La revue

Ligne éditoriale

Comités de rédaction

Normes de rédaction

Mentions légales

Versione PDF

Une définition doxale: les noms propres potentiellement métaphoriques

Charlotte SCHAPIRA



1. Introduction

Le but de cet article est de proposer l'hypothèse que, pour chaque locuteur, il existe, dans un état de langue donné, un corpus de noms propres dont le sens, inscrit dans la doxa, permet l'emploi métaphorique. Produit culturel par excellence, ce corpus est créé par la l'éducation scolaire, la tradition, la connaissance du folklore et leurs empreintes dans la mémoire collective. Nous soutiendrons ici que, contrairement à l'opinion commune selon laquelle l'emploi métaphorique des noms propres est fonction de la culture générale de chaque sujet parlant, il existe, intégré au lexique, un corpus de noms propres potentiellement métaphoriques, défini dans le temps et dans l'espace, commun à tous les usagers de la langue. Nous tenterons de montrer que ces noms propres ne forment pas un groupe d'unités différentes, fonction d'aléas individuels et d'intérêts spécifiques variant d'une personne à l'autre, mais qu'il constitue une sous-classe du lexique général et que – avec des degrés variés de lexicalisation – ses éléments sont disponibles en langue pour un emploi métaphorique.
La première caractéristique formelle des ces emplois du nom propre (désormais Npr) est que celui-ci s'y présente sous la forme, a priori aberrante en français, d'un nom propre modifié. Cette particularité a inspiré de nombreux travaux consacrés à tous les aspects de la question et, parmi eux, aux divers emplois que l'on peut appeler métaphoriques. Il convient donc, dans un premier temps, de définir le corpus de noms propres qui fait l'objet de notre étude.

2. Les Npr métaphoriques en discours et leur potentiel métaphorique en langue

En discours, l'emploi métaphorique est possible pour pratiquement tous les noms propres. Certains, totalement lexicalisés, sont déjà devenus des noms communs (mégère, mécène, cerbère, mentor, chimère, hymen, harpie, furie, pactole, méandre, etc.); d'autres, renvoyant à des personnes réelles ou fictives aux noms bien ancrés dans le savoir commun et propagés par les études et par l'usage d'une génération à l'autre, ne nécessitent aucune explication dans le contexte. Selon Jonasson (1994:221 et ssqtes), leur sens, «conventionnalisé», reste stable dans toutes les occurrences attestées: Don Juan = séducteur sans scrupules; Don Quichotte = redresseur de torts; Hercule = homme d'une force physique exceptionnelle; Mozart = génie musical; Molière = talent comique, etc. A l'autre pôle de l'axe se situe une autre catégorie (le type non-lexicalisé), celle des Npr totalement non motivés, qui n'évoquent aucun écho dans l'esprit ou la mémoire du destinataire et dont le contenu, entièrement anaphorique, se construit dans le texte lui-même. Jonasson (1994:219) offre les exemples suivants:

(Prenez Folcoche. Elle n'aime pas ses enfants car elle a épousé un homme qu'elle n'aime pas. J'observe autour de moi.) Des Folcoches, il y en a des dizaines.

(Vanessa … Une fille mince, jolie, sensible, de 19 ans, qui a voulu «en finir avec tout ça. « […]) Au service de réanimation de l'hôpital Pellegrin […](on) en voit tous les jours, des Vanessa […]

Le contexte acquiert donc une importance primordiale pour la compréhension de la métaphore dans les cas où la connaissance du nom propre est vague, voire totalement non motivée dans l'esprit de l'interlocuteur.1
Cependant, entre ces deux pôles, un grand nombre de Npr possèdent déjà en langue, donc avant leur insertion dans le discours, un potentiel métaphorique dû à un plus ou moins fort degré de lexicalisation.
Le but de ce qui suit est, d'une part, de postuler l'existence d'un ensemble de Npr «universellement connus» et plus ou moins «conventionnalisés» intégrés au lexique général, et disponibles en langue pour l'emploi métaphorique et, d'autre part, de montrer que la lexicalisation de ces Npr se fonde sur une définition doxale acquise par l'usage.

3. Le sens du Npr: sens «dénotatif» et sens «connotatif»

Afin de déterminer la nature de ces Npr et de cerner les caractéristiques les rendant propres à cette fonction, il semble nécessaire d'examiner d'abord la charge sémantique que le Npr possède ou est susceptible d'acquérir en discours.
Le Npr2 désignateur rigide d'un particulier (Npr non modifié) est un élément dénominatif (X est appelé Npr = identité)3. Cet élément est généralement considéré comme le premier sens de tout nom propre, un sens «objectif» ou «dénotatif», en ce qu'il désigne directement le particulier auquel on réfère; il est aussi le facteur assurant la première condition nécessaire – mais non suffisante, comme nous le verrons dans ce qui suit – de la disponibilité du Npr pour l'emploi métaphorique. Pour pouvoir accéder à la métaphore, le Npr doit en effet s'enrichir d'un contenu supplémentaire (le sens que certains considèrent comme «subjectif» ou «connotatif»), à savoir la connaissance par le locuteur des facultés de la personne ainsi nommée et de l'ensemble de ses qualités et de ses défauts. Les représentants illustres de certains Npr passent dans l'histoire et dans la mémoire collective avec nombre de qualités/défauts proverbiaux. Afin de comprendre de quelle manière se construit dans la langue le sens attaché au Npr, il sera utile d'examiner d'abord sa motivation pour le locuteur. Prenons l'exemple du Npr Napoléon, qui sert souvent de modèle dans les démonstrations linguistiques portant sur la question. On remarquera que son «contenu» comprend:

  • a. l'identité de la personne + son domaine d'activité: «empereur des Français, né à Ajaccio (1769 – 1821), deuxième fils de Charles Bonaparte et de Laetizia Ramolino […]» (PetitLarousse) – sens dit «dénotatif»;
  • b. une description générale, intellectuelle, morale, etc. de la personne nommée Napoléon: grand stratège, génie militaire, chef d'armées vénéré par ses soldats, politicien ambitieux, administrateur exceptionnel, dictateur, mégalomane et, pour les autre nations européennes, impérialiste et conquérant cruel – sens censé être «connotatif».4

Dans son emploi régulier de désignateur rigide d'un individu particulier (non modifié), le Npr signifie l'identité de l'individu et seulement l'identité, sans aucun rapport avec sa personnalité:

Napoléon Bonaparte a été arrêté et déporté par les Britanniques sur l'île Sainte- Hélène.

Dans l'emploi métaphorique, il signifie une ou plusieurs qualités de l'ensemble des propriétés «de notoriété universelle» énumérées dans b. supra:

Paul est un vrai Napoléon.

L'ensemble des qualités qui ont rendu célèbre le porteur représentatif du Npr est considéré par Lyons comme l'«arrière plan descriptif» du référent5; le terme est dû à Searle, qui prête au Npr un faisceau de «certains faits essentiels et établis», ou, en d'autres termes, inscrits dans le savoir général, dans la doxa C'est pourquoi la notoriété du personnage est un élément indispensable à la création de la vocation métaphorique du Npr. La plupart des personnes, réelles ou imaginaires (bibliques, mythiques, folkloriques, etc.), figurant comme métaphores dans le discours sont censées être plus ou moins motivées dans l'esprit de l'interlocuteur.
Les informations données sous a. sont nécessaires pour accéder à celles énumérées sous b. qui, cependant, sont les seules pertinentes pour le référent du Npr en emploi métaphorique. Certaines de ces qualités, parfois réduites à un ou plusieurs traits saillants, constituent la représentation mentale par excellence évoquée par le Npr dans l'esprit des locuteurs. Ce poids expressif qui, au cours du temps, peut devenir par l'usage le référent du Npr, se crée à partir de plusieurs facteurs nécessaires, dont seuls certains sont susceptibles d'assurer, en définitive, son intégration au lexique.

4. Facteurs conditionnant la création d'une définition doxale

4.1 La notoriété du nom


L'association durable d'un faisceau de traits caractéristiques à un Npr mène à la proverbialisation de ce dernier et à son intégration à la doxa de la même façon dont un exemplum initial peut devenir proverbe. Pour les deux, la première condition requise pour la proverbialisation est la notoriété. Si les linguistes diffèrent quant à la façon d'interpréter le fonctionnement métaphorique du Npr modifié et quant au terme à appliquer à ce fonctionnement, ils s'accordent cependant pour dire que l'emploi métaphorique du Npr est, quantitativement, fonction de l'étendue des connaissances et de la culture générale du locuteur. Malgré le consensus, cette idée demande peut-être un examen plus attentif. En effet, les Français connaissent et identifient dans le discours des personnages historiques des temps anciens ou modernes – de Clovis et Charlemagne à Napoléon, au général de Gaulle ou à François Mitterrand en France, à la reine Elizabeth I d'Angleterre, à Hitler ou à Gandhi pour les personnalités étrangères. Ils identifient aussi des personnages fameux de la littérature française ou étrangère, antique, classique ou moderne: Œdipe, Ulysse, Hamlet et Othello, Emma Bovary, Anna Karenina, etc. Les mêmes locuteurs risquent cependant de ne pas savoir situer d'autres noms de personnalités historiques françaises ou étrangères ou de personnages moins connus des pièces de Molière, de Racine, de Corneille ou de Shakespeare: le lecteur pour qui Alceste est désormais le misanthrope et Célimène la coquette par excellence, ne se souvient pas nécessairement d'Oronte, d'Acaste d'Eliante ou d'Arsinoé.
La notoriété du personnage est un élément sine qua non pour le fonctionnement du Npr métaphorique. Un premier effort pour définir la disponibilité du Npr aura donc pour objet d'écarter un malentendu possible: un Npr disponible pour l'emploi métaphorique n'est pas un Npr repéré comme ayant déjà été entendu, une ou plusieurs fois, auparavant, mais un nom dont le locuteur et l'interlocuteur connaissent l'identité et le domaine d'activité dans lequel son porteur initial s'est rendu connu, voir célèbre (notre a. supra).

4.2 La motivation


La motivation du Npr dans l'esprit de l'interlocuteur constitue une autre condition indispensable pour l'emploi métaphorique de ce dernier. Bien que parfois mentionné dans les travaux sur la question, ce point n'a pas encore bénéficié de toute l'attention qu'il mérite. En effet, afin d'être compris, le Npr en emploi métaphorique doit être non seulement connu du locuteur et de l'interlocuteur mais aussi constituer l'objet d'un consensus quant à son «sens connotatif»6. De plus, il doit être accepté par les usagers de la langue comme représentatif par excellence de la qualité qu'il est censé illustrer. Ces conditions sont essentielles et intimement liées entre elles, voire complémentaires. Le locuteur, quelle que soit l'étendue de ses connaissances générales dans un domaine donné, ne se servira du Npr à des fins métaphoriques que s'il considère que l'interlocuteur y attache le même poids expressif. Par exemple, on dira

Nos grandes écoles forment les Einstein (?Newton, ?Leibnitz, *Heisenberg, *Bohr, *Fermi) du futur.
Ce compositeur est le Mozart (Beethoven, Bach, ?Vivaldi, ?Debussy, *Ravel7) de notre siècle.

L'acceptabilité de tel ou tel nom dans ces contextes n'est pas fondée sur une évaluation des mérites respectifs de ces savants ou de ces musiciens mais sur le fait que certains noms ont été adoptés par la doxa avec un sens spécifique, alors que d'autres n'ont pas accédé à ce statut. Dans les exemples ci-dessus, le sens comprend le domaine d'activité et le concept de l'excellence: Einstein – un savant de génie, Mozart – un musicien de génie. Dans d'autres cas, les traits caractéristiques peuvent être différents; un seul: Don Juan, Casanova, pour la séduction, Pénélope pour la fidélité; ou plusieurs: Beethoven pour un musicien génial et en même temps novateur, Ulysse pour un homme rusé mais aussi un grand aventurier, etc.
Cette charge sémantique ajoutée au nom peut être constatée aussi pour les toponymes:

Beyrouth était le Paris (*Londres, *Bruxelles, *Moscou) du Moyen Orient.

De même, dans la chanson de Brel:

«Madeleine est mon amour, elle est mon Amérique à moi»

l'Amérique ne commute pas avec le Canada, le Brésil, l'Argentine ou l'Australie. Quant à l'expression «le Pérou» dans le sens d'«une grande fortune», elle est presque totalement lexicalisée.
D'ailleurs, peu importe que les qualités attribuées au Npr soient ou non conformes à la réalité: les historiens ont beau démontrer que Machiavel était seulement un politicien réaliste et habile, cela ne change en rien sa réputation d'intrigant perfide et cynique. Qui sait si le roi Salomon était aussi sage que le dit la légende? Quant au Pérou, l'expression se garde en dépit du fait que l'illusion de l'Eldorado se soit depuis longtemps dissipée. Certains de ce toponymes n'ont même pas ou n'ont plus de coordonnées géographiques: l'Eldorado, précisément, l'Eden, l'Olympe (métaphorique), Tombouctou ou Trifouillis-les-Oies. Ces noms se sont fixés dans la doxa – l'opinion commune qui véhicule traditionnellement les idées et parfois les préjugés – avec un sens désormais accepté indépendamment de la réalité ou de la fable leur servant de support. C'est en effet sur le terrain de la doxa que se stabilisent les définitions des Npr, avec leurs traits caractéristiques qui en deviennent les signifiés, permettant ainsi leur emploi en discours.
Les linguistes ont certainement raison quand ils affirment que l'étendue de l'emploi métaphorique des noms dépend de la culture du sujet parlant; mais elle dépend autant de la culture de son interlocuteur ou du public visé. Hors contexte, l'emploi métaphorique du Npr n'est permis que dans la mesure où celui-ci a sa place dans un réservoir de noms propres commun aux locuteurs de la langue et disponible pour cet emploi.

5. Les éléments de la définition

Les définitions que la doxa prête à ce type de Npr peuvent être divisées en trois classes, selon qu'elles s'expriment en termes de qualités, d'événements mémorables ou de ces deux paramètres à la fois.

  • Le parangon

La plupart des Npr dont le référent doxal est une qualité ou un défaut, sont perçus comme les exemples les plus représentatifs de ces attributs. Ces Npr illustrent généralement une seule qualité et se trouvent à des stades de lexicalisation plus ou moins avancés. Le Npr totalement lexicalisé n'évoque plus un personnage fabuleux et n'est plus perçu, par conséquent, comme un parangon métaphorique mais, ayant acquis un signifié en propre, fonctionne désormais littéralement, comme tous les autres mots de la langue. Quant au Npr non lexicalisé ou partialement lexicalisé, tant que le lien avec le personnage littéraire ou mythique initial subsiste, il est interprété comme le représentant par excellence, la personnification même de la qualité qu'il est censé illustrer: Pénélope de la fidélité, Crésus de la richesse, Harpagon de l'avarice, etc. Employés pour désigner des personnes à une identité autre que la leur, ces noms constituent toujours des métaphores, voire des hyperboles, puisque la qualité du personnage décrit n'atteint jamais la dimension mythique attachée par la doxa à ces Npr exemplaires:

Pierre / mon patron est un Harpagon.
Ces Tartuffes (un groupe de politiciens) devraient cesser de faire semblant de parler en notre nom. (relevé sur Internet)

Les Npr géographiques fonctionnent de la même façon. Le contraste entre le lieu mondain et son sens doxal apparaît clairement dans cette maxime de Ramòn Gòmez de la Serna:

«Celui qui est à Venise se trompe en se croyant à Venise. C'est celui qui rêve de Venise qui se trouve réellement à Venise».8

Venise y figure non en tant que «ville d'Italie bâtie sur un groupe d'îlots au milieu des lagunes de l'Adriatique» (Petit Larousse) mais en vertu de ces qualités formant la seconde partie de l'entrée du dictionnaire – son résonnement dans la doxa : «une des villes les plus pittoresques du monde», ville d'art chantée par les poètes et immortalisée par les peintres.

  • La définition par les événements

D'autres Npr se sont proverbialisés en tant que noms de protagonistes où de cadre d'un ou plusieurs événements réels ou fictifs gravés dans la mémoire collective: Prométhée est le héros qui a apporté le feu à l'humanité; Abel et Caïn se définissent réciproquement par l'épisode biblique du fratricide; David par la victoire contre Goliath; Thomas par son incrédulité quant à la résurrection du Christ. Parmi les toponymes, Waterloo est synonyme de défaite pour les Français, de victoire pour les Anglais; Canossa est symbole d'humiliation et de pénitence; Stalingrad, Hiroshima, Tchernobyl tirent aussi leur référent métaphorique d'un événement unique et, en ceci, ils représentent un phénomène analogue à celui des Npr de la catégorie précédente, entrés dans la doxa comme parangons d'une qualité maîtresse.

  • Une définition composite

Il existe aussi, cependant, des Npr dont le référent doxal, plus complexe, inclut un faisceau de qualités/défauts, ou plusieurs événements définitoires, voire un ensemble mixte de qualités et d'événements. Napoléon en est un exemple typique:

Ce petit est un vrai Napoléon. (un enfant possessif et exigeant)
Ce général est un vrai Napoléon, il n'a jamais perdu une bataille. (un stratège, un génie militaire)
Koutouzov était le Napoléon de la Russie. (le chef des armées, une personnalité militaire de renommée mondiale)
Pierre se prend pour un Napoléon. (un génie)
Ne fais pas ton Napoléon. (une personne autoritaire, un dictateur, un mégalomane)

Le Npr métaphorique apparaît surtout dans des constructions attributives ou appositives. L'information fournie par la personne qu'il définit guide le destinataire de la phrase dans la sélection des traits du Npr pertinents pour l'interprétation du message.

6. La lexicalisation – un processus scalaire

Les Npr totalement lexicalisés s'inscrivent dorénavant régulièrement dans le lexique: sans majuscule, ils prennent -s au pluriel et se comportent en tout comme des noms communs. Ils bénéficient d'une entrée et d'une définition en propre dans le dictionnaire. Bien des usagers de la langue ne perçoivent même plus leur lien étymologique avec le Npr initial.
Notre intérêt se porte cependant plus particulièrement sur les Npr qui n'ont pas encore été totalement absorbés par le lexique et fonctionnent dans l'usage à la fois comme des noms propres et des noms communs. Considérons les exemples les plus fréquents: Harpagon, Tartuffe, Vénus, Adonis, Apollon, Hercule, Don Juan, Don Quichotte, Casanova, etc. Ils renvoient encore au référent initial du nom mais signifient en même temps, par métaphore ou antonomase, un être à qui on attribue le degré suprême de la qualité ou du défaut évoqué par cette personne; en l'occurrence: l'avarice, l'hypocrisie et l'imposture, la beauté, la force physique, le libertinage et la séduction, respectivement. A côté de ces noms, fréquents en discours et par conséquent entrés dans l'usage, il y en a d'autres, qui, bien que représentant un phénomène quasi identique, sont ressentis intuitivement9
comme moins lexicalisés: Messaline, Xanthippe, Dracula, Hiroshima, Venise, Einstein – pour n'en citer que quelques exemples – évoquent spontanément les concepts de débauche, méchanceté, monstruosité, désastre atomique, charme romantique et génie scientifique respectivement. D'autres noms encore, qui ne se présentent pas d'emblée comme des parangons, sont cependant prêts pour l'emploi métaphorique dès que le contexte le demande: Aristote, Michel-Ange ou Léonard de Vinci, Shakespeare, Molière, ou Mozart ne dépassent peut-être pas par leur œuvres des philosophes tels que Socrate ou Platon, des artistes tels que Titien, Rembrandt ou Vermeer, Racine, Goethe ou Schubert mais ce sont eux qui se présentent en premier, naturellement, à l'esprit, au moment de chercher le parangon du génie artistique, littéraire ou musical. Ce phénomène prouve que ces Npr, déjà connotés comme parangons, sont en train de s'engager sur la voie de la lexicalisation. La lexicalisation est encore faible, aussi, dans les cas déjà mentionnés plus haut, où le Npr évoque non pas une seule qualité mais un faisceau de propriétés inscrites dans la doxa.
Le processus de lexicalisation passe donc par plusieurs stades obligés, dont certains tiennent de la doxa et d'autres sont dûs à l'évolution linguistique: la notoriété universelle, puis la motivation par un faisceau de qualités caractéristiques, la réduction progressive de ces qualités jusqu'à une seule, qui deviendra par l'usage le référent du nom (fixationdoxale); mené à sa fin, ce processus produit un nom commun, totalement indépendant du Npr qui en constitue l'étymon (fixation lexicale). C'est, sans doute, le parcours qu'ont suivi, à travers le temps, des vocables tels que mentor, marathon, mégère, etc.

7. La définition doxale dans les dictionnaires

7.1 Les dictionnaires de langue

Un examen des dictionnaires est susceptible d'offrir un aperçu du degré de lexicalisation des Npr potentiellement métaphoriques à un moment donné du développement de la langue.
Les Npr totalement lexicalisés sont traités par les dictionnaires de langue comme des noms communs. Le Npr originel figure dans la section «étymologie», avec ou sans mention de la propriété exceptionnelle qui lui a valu sa place dans la doxa:

mécène (lat. Maecenas, nom d'un ministre d'Auguste). Personne riche et généreuse qui aide les écrivains, les artistes. Bienfaiteur, protecteur. Soyez mon mécène! Protégez les arts! (Flaubert)10
crésus (lat. Craesus, gr. Kroisos, roi de Lydie, célèbre par ses richesses). Homme extrêmement riche. C'est un Crésus.

Le même traitement est parfois appliqué aussi aux noms partiellement lexicalisés:

Harpagon(du nom de L'Avarede Molière). Homme d'une grande avarice. Un vieil harpagon.
Tartuffe(de Tartufo, personnage de la comédie italienne repris par Molière) […] Personne hypocrite […] Il est un peu tartuffe.
Hercule (nom d'un demi-dieu de la mythologie greco-latine […], symbole de la force physique). Homme d'une force physique exceptionnelle. Cet athlète est un hercule.

Les dictionnaires hésitent quant à l'emploi de la majuscule mais la perte de cette dernière indique généralement un degré avancé de lexicalisation.
Le statut de la plupart des Npr potentiellement métaphoriques est en revanche assez vague. Leurs «définitions» se partagent de manière assez aléatoire entre les dictionnaires de langue et les dictionnaires encyclopédiques, où ils sont d'ailleurs traités de façon peu uniforme. Considérons, par exemple, Don Juan et Don Quichotte, qui se trouvent à un stade plus avancé de lexicalisation que d'autres Npr: ils ne possèdent pas d'entrées dans le Petit Robert (1968) mais ils figurent dans le TLF avec des hésitations quant à l'orthographe: entrées don Juan, don Quichotte mais aussi don juan, dans les exemples (Stendhal, De l'amour) ou pour les dérivés, donjuanesque/ don-juanesque et donjuanisme, donquichottesque/ don quichottesque et donquichotterie. Dans les deux cas, précédé de la mention: «par référence au personnage littéraire» / «par référence au personnage de Cervantes», le nom est défini par le TLF au moyen d'une paraphrase:

don Juan: séducteur, le plus souvent libertin et sans scrupules […].
don Quichotte: redresseur de torts chimérique et généreux; personne chimérique.

Sans préciser l'origine onomastique du vocable, le Dictionnaire du français contemporain (Larousse, 1966) définit don Juan comme un «homme qui cherche le succès auprès des femmes (syn.: séducteur) » et présente don Quichotte comme un «terme péjoratif: homme qui affiche avec quelque ridicule sa volonté de combattre pour une noble cause».
Les Npr potentiellement métaphoriques dont le sens doxal a déjà produit des dérivés figurent dans le Petit Robert avec des entrées séparées – Npr de base / mot dérivé: Hercule / herculéen, Machiavel / machiavélique, machiavélisme, Tartuffe / tartufferie. Occasionnellement, le dérivé bénéficie d'une entrée dans le dictionnaire de langue, sans que le nom de base y figure:

kafkaïen: qui rappelle l'atmosphère oppressante des romans de Kafka.
freudien/ freudisme:relatif à Freud, à ses théories et à ses méthodes psychanalytiques.
méphistophélique:qui évoque Mesphistophélès, diabolique, satanique.

Dans le TLF, on trouve

Gargantua (par allusion au géant Gargantua, personnage de Rabelais): gros mangeur. Je vous avertis que je mange comme un gargantua.

Les dérivés gargantualement (à la manière de Gargantua) et gargantuesque, gargantualesque (qui évoque Gargantua) sont intégrés à cette même entrée.
Pantagruélique, en revanche, y figure sans le Npr de base, qui sert pourtant de repère et justifie le sens doxal sur lequel se fonde la définition:

Qui rappelle le personnage de Pantagruel, sa façon de mener joyeuse vie, son épicurisme insatiable, son insouciance de bon vivant.
Qui rappelle l'énorme appétit de Pantagruel.

En fin d'entrée est mentionné un dérivé au deuxième degré, l'adverbe pantagruéliquement:de manière pantagruélique
Même traitement pour
rabelaisien:

Qui rappelle les personnages de Rabelais, leur apparence physique, leur comportement, leurs propos; qui est énorme, gigantesque; qui aime bien manger et bien boire.Qui rappelle la langue, le style, l'esprit des œuvres de Rabelais; qui est gai, licencieux, grivois, parfois grossier et cynique.

Les toponymes, plus rares dans ces dictionnaires, sont traités de la même façon: olympien («noble, majestueux, avec calme et hauteur – comme l'on représente Jupiter») bénéficie d'une entrée dans le Petit Robert mais non Olympe, qui figure dans le TLF avec ses coordonnées géographiques: «massif montagneux de Thessalie … etc. », avant la mention de l'origine du sens doxal: «où les Grecs avaient placé le séjour des dieux».
Ces exemples montrent bien les hésitations du dictionnaire de langue quant au degré de lexicalisation du Npr d'une part et, d'autre part, l'indécision quant à la manière de traiter les items dont la définition est doxale:

  • la minuscule initiale du mot dans les exemples cités représente davantage le sentiment individuel de l'auteur que ne constitue un indice objectif du degré de lexicalisation du terme;
  • le Npr initial figure tantôt dans la partie consacrée à l'étymologie, tantôt dans la définition elle-même, avec ou sans mention du sens doxal;
  • le Npr initial est présenté parfois comme un parangon (cf. les exemples supra: un «modèle», un «symbole») et parfois simplement comme un trait caractéristique dominant;
  • les dictionnaires diffèrent quant au choix des Npr ressentis comme lexicalisés et quant à leur degré de lexicalisation: le Petit Robert n'accorde pas d'entrée à Messaline, Xanthippe, Caligula, Néron ou, plus près de nous, on l'a vu, à Molière, Mozart ou Einstein; le TLF mentionne Messaline(«femme de mœurs dissolues») et Pénélope («femme considérée comme un modèle de constance et de patience»).
  • enfin, quand le Npr est encore associé à un faisceau de qualités et/ou d'événements divers, le dictionnaire indique plusieurs acceptions doxales.

7.2 Les dictionnaires encyclopédiques

Les dictionnaires encyclopédiques offrent, sur les Npr censés être assez fréquents en discours, les informations de base nécessaires à leur identification. Ces informations consistent généralement en l'identité de la personne et ses données biographiques (notre a. dans 3. supra) ou des détails géographiques pour les autres items figurant en entrée. En voici deux exemples, pris au hasard dans le Petit Larousse:

Le Vau (Louis): architecte français né à Paris. Successeur de Mercier comme architecte du Louvre et des Tuileries (1655). […]
Canope: ville de la Basse-Egypte, non loin de la Méditerranée, dans le delta du Nil.

Nombreuses son cependant les entrées qui indiquent, à côté de ces informations, des caractéristiques saillantes ou des événements à l'origine de la renommée, voire de la légende attaché au nom. L'origine de la motivation doxale est bien illustrée par l'article Canossa dans le Petit Larousse, puisquele Npr, avec la mention «château d'Italie», y est en réalité défini par le pèlerinage d'Henri IV, «roi de Germanie, (qui) y fit amende honorable au pape Grégoire VII […]». De même, Achille: fils de Thétys et de Pélée, roi des Myrmidons se distingue, dans le Larousse11, par une qualité exceptionnelle, son corps – à l'exception du talon – étant invulnérable. Le Petit Larousse choisit cependant de mentionner aussi un événement mémorable lié à Achille, sa colère désormais proverbiale décrite dans l'Iliade, en la présentant, elle, comme l'origine de l'image doxale du héros:

«La légende d'Achille est une des plus riches de la mythologie grecque […] Elle est surtout connue par l'Iliade, dont le sujet est non la prise de Troie mais la colère d'Achille […] Ainsi, le poème épique le plus lu de toute l'Antiquité contribua à populariser les aventures du héros».

De manière surprenante, même les personnes dont les noms sont devenus des synonymes de qualités, apparaissent dans le dictionnaire encyclopédique en tant que protagonistes d'un ou plusieurs événements extraordinaires: le roi Salomon et son fameux jugement, Ulysse et le cheval de Troie, Don Quichotte et le combat contre les moulins à vent, Néron pour avoir incendié Rome, Salomé pour avoir demandé la tête de Saint Jean-Baptiste, Pilate pour s'être lavé les mains, Colomb et la découverte du Nouveau Monde, Michel-Ange pour avoir bâti la coupole de Saint-Pierre et peint la chapelle Sixtine, Einstein pour avoir formulé la théorie de la relativité.

8. Conclusion: des définitions translinguistiques

Chaque locuteur de la langue connaît et partage avec les membres d'une large communauté un corpus de Npr potentiellement métaphoriques. On peut considérer que, tout en ne fonctionnant pas tout à fait comme les autres mots de la langue, ce corpus s'intègre pourtant de façon régulière dans le lexique général. Ce que ces termes présentent de particulier, c'est qu'ils sont communs aux membres d'un groupe plus large que la communauté linguistique ou nationale du locuteur. En effet, l'héritage culturel est souvent le même ou, au contraire, différent, pour des régions plus vastes que les Etats nationaux, selon divers paramètres: géographiques (la culture occidentale vs. la culture orientale); religieux (l'héritage chrétien vs. la tradition musulmane ou juive); linguistiques, pour les langues d'une même famille (tradition et folklore des pays de langues latines, slaves, ou sémitiques, etc.). Ces aires d'influence se chevauchent et influent aussi sur la création d'une classe de Npr avec une motivation commune.
La proverbialisation des Npr, comme celle des énoncés parémiques, représente avant tout la conquête d'une place dans la doxa; elle se réalise d'abord grâce à des facteurs extralinguistiques (la notoriété et/ou le prestige du Npr), puis linguistiques (sa récurrence dans l'usage, à travers le temps). Leur long cheminement vers la lexicalisation se manifeste progressivement, par une fréquence de plus en plus grande dans le discours, puis par leur apparition, accompagnés du sens doxal, d'abord dans les dictionnaires encyclopédiques, ensuite dans les dictionnaires de langue.

Références bibliographiques

J.-C. BONDOL, «La notion de 'transfert connotatif' dans la motivation des noms propres: processus de subjectivation en communication individuelle», HALSHS, 2007,p. 11 http://hal.inria.fr/docs/00/16/26/68/PDF La_notion_de_transfert_connotatif_dans_la_motivation_des_noms_propres.pdf
M. CONNENA, «Structure syntaxique des proverbes français et italiens», Langages, n. 139, 2000, p. 27-38
N. FLAUX, « L'antonomase du nom propre ou la mémoire du référent», Langue française,n. 92, 1991, p. 26-45
N. FLAUX, «Nouvelles remarques sur l'antonomase», Lexique, n. 15, 2000, p. 117-144
M.-N. GARY- PRIEUR, «Quand le référent d'un nom propre se multiplie», Modèles Linguistiques, n. 9, 2, 1989, p. 119-133
M.-N. GARY- PRIEUR, «La modalisation du nom propre», Langue française,n. 92, 1992, p. 46-63
M.-N. GARY- PRIEUR, «Figuration de l'individu à travers différentes constructions du nom propre en français», Cahiers de praxématique, n. 27, 1996, p. 57-71
M.-N. GARY- PRIEUR, Grammaire du nom propre. Paris: PUF, 1994
J.-F. GUERAUD, «L'antonomase en question», L'information grammaticale, n. 45, 1990, p. 14-18
K. JONASSON, «Les Noms propres métaphoriques: construction et interprétation», Langue française, n. 92, 1991, p. 64-81
K. JONASSON, Le Nom propre. Constructions et interprétation, Louvain-la-Neuve: Duculot, 1994
G. KLEIBER, Problèmes de référence: descriptions définies et noms propres, Paris: Klincksieck, 1981
G. KLEIBER 1991. «Du nom propre non modifié au nom propre modifié: le cas de la détermination des noms propres par l'adjectif démonstratif», Langue française,n.92, p. 82-103
G. KLEIBER, «Y a-t-il de la métaphore sous les noms propres? », Rask, n. 2, 1995, p. 2-23
S. LEROY, «L'emploi exemplaire, un premier pas vers la métaphorisation», Langue française, n. 146, 2005, p. 85-98
R. MARTIN, Langage et croyance. Bruxelles: Mardaga, 1987
B. MEYER & J.-D. BALAYN, «Autour de l'antonomase du nom propre», Poétique, n. 46, 1981, p. 183-199
M. NOAILLY, «Contrepoint sur l'antonomase», in M. RIEGEL, C. SCHNEDECKER, P. SWIGGERS et I. TAMBA (sous la dir. de), Aux carrefours du sens, Orbis Supplementa, n. 26, Louvain: Peeters, 2006, p. 571-581
C. SCHAPIRA,«Antonomase in absentia du nom propre ou le clonage referentiel», communication au colloque «Construction d'identité et processus d'identification», Université de Tours, France, 2007
J.R. SEARLE, Expression and Meaning, Cambridge University Press, 1979
J. SEVILLA MUNOZ, «Les Proverbes et phrases proverbiales français et leurs équivalences en espagnol», Langages, n. 139, 2000, p. 98-109
I. TAMBA 1994, «Une clé pour différencier deux types d'interprétation figurée, métaphorique et métonymique»,Langue française, n. 101, p. 26-34



Notes

↑ 1 Le fonctionnement métaphorique des Npr non inscrits dans la doxa, comme de ceux dits «éphémères», est décrit dans Jonasson (1994) et Flaux (1991).

↑ 2 Suivant Martin (1987:149), on parle de «sens» pour le nom commun et de «contenu» pour le Npr. Cependant, les Npr potentiellement métaphoriques le sont précisément parce qu'ils sont désormais dotés d'un sens connu de tous les usagers et présentant une certaine stabilité en langue. «Il est bien évident que le contenu descriptif, sur lequel repose l'interprétation métaphorique des Npr, trouve son origine dans l'existence d'un référent connu du Npr», écrit Jonasson (1991:70), plaçant ainsi le référent du Npr dans la doxa.

↑ 3 Cf. Kleiber (1981, 1991).

↑ 4 En effet, l'article «Napoléon Ier» dans Wikipédia (http://wikipedia.org/wiki/Napol) présente Napoléon de la façon suivante: «Objet dès son vivant d'une légende noire comme d'une légende dorée, il a acquis une notoriété aujourd'hui universelle pour son génie militaire et politique mais aussi pour son régime autoritaire, et pour ses incessantes campagnes souvent coûteuses […] Il réorganisa et réforma durablement L'Etat et la société».

↑ 5 Cité par Jonasson (1991:70)

↑ 6 Un «anthroponyme connotant», pour employer un terme de Bondol (2007:7), qui le définit ainsi: «[…] un terme déjà connu (de l'interlocuteur) et pourvu de connotations reconnaissables […]».

↑ 7 Il va sans dire que l'évaluation de l'acceptabilité de ces noms concerne leur emploi métaphorique en l'absence de tout contexte explicatif.

↑ 8 Notre adaptation de l'original espagnol: El que està en Venecia es el engañado que cree estar en Venecia. El que sueña con Venecia es el que està en Venecia.

↑ 9 L'intuition étant un phénomène subjectif, d'autres sujets que l'auteur de ces lignes seraient susceptibles de classer différemment le degré d'intégration de ces Npr dans la doxa et dans la langue.

↑ 10 En l'absence d'autres références, les définitions sont celles du Petit Robert.

↑ 11 Larousse (trois volumes, en couleurs), c. 1965.

Pour citer cet article :

Charlotte SCHAPIRA, Une définition doxale: les noms propres potentiellement métaphoriques, Autour de la définition, Publifarum, n. 11, pubblicato il 01/03/2010, consultato il 26/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=141

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

Site réalisé avec DOMUS