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Un chevalier de malheur. M. de Guise sans/dans « La Princesse de Clèves »

Valerio CORDINER


Résumé

Le personnage du chevalier de Guise, le plus touchant des amoureux de la princesse de Clèves, a été par trop négligé par la critique. Je me propose d’en suivre les destins malheureux en en soulignant la valeur hautement exemplaire.

Abstract

The character if the Knight of Guise, the most moving among the lovers of the Princess of Clèves, has been overlooked for too long by the literary critics. I propose to follow his unfortunate fate by emphasising his highly exemplary significance.

L’amour n’est que démence et confusion
A. CAMUS, L’Intelligence et l’échafaud

« Aux cœurs blessés l’ombre » est parfois « silence »,1 de la part des critiques aussi. C’est le sort qui a touché le Chevalier de Guise, lequel a traversé, presque incognito, trois siècles d’interprétation massive et pointilleuse2 de La Princesse de Clèves.3 En dépit de Gide, « tout » évidemment n’est pas « mis en lumière »4 dans ce grand classique des Lettres françaises. On pourrait même dire que la lumière y est tellement aveuglante que certains détails échappent à l’attention des lecteurs les plus perspicaces. Ce à quoi j’entends m’attacher dans le présent essai – le rôle du chevalier de Guise dans la diégèse – est à mon sens susceptible d’offrir des perspectives d’analyse inédites.

Pour les exégètes, la fonction de ce personnage mineur est uniquement passive : c’est un voyeur dont l’esprit d’observation est aiguisé par la jalousie.5 Si sa « surveillance fait barrage »6 à l’intrigue amoureuse, elle peut aussi éclairer l’héroïne (et donc les lecteurs) sur ses sentiments confus. À ce titre, il est le légataire du narrateur qui profite par instants de son regard pénétrant.7 Puisqu’il se console de ses déboires sentimentaux en partant à la conquête de Rhodes, on en a fait également l’interprète tardif des mythes guerriers cornéliens ou précieux.8 Cependant, un trait permet de dépasser ce portrait conventionnel : je veux parler de l’inquiétude permanente qui le rend « sincère » et « touchant », comme une ombre qui anime un premier plan compassé.9

Et le texte, que nous dit-il de lui ? Après une présentation avantageuse tirée de Brantôme où l’adresse et la valeur du personnage s’accompagnent de qualités morales (« l’esprit » et bientôt « le mérite »), celui « que l’on appela depuis le Grand Prieur » [PdC, p. 333] ne vit plus qu’en fonction des « sentiments et [d]es desseins qu’il avait pour Mlle de Chartres » [PdC, p. 342]. Cette passion exclusive est dès le début condamnée à l’échec, contrariée par la famille [PdC, p. 343], concurrencée par les avances du Prince de Clèves (qui a vu la jeune fille le premier), déçue par l’indifférence de la jeune fille, que la « pitié » pour les chagrins de ce prétendant malchanceux ne conduit pas « à d’autres sentiments » [PdC, p. 348]. Ainsi, victime de « tant d’obstacles insurmontables » [PdC, p. 348], est-ce le cœur en charpie qu’il assiste dans les coulisses au mariage de la Princesse. Dès lors, sa destinée est fixée : forcé à l’inaction et toujours à l’arrière-plan, il observe en silence, témoin et non pas voyeur10 – depuis le bal de Saint-André jusqu’à la chute de cheval – de l’inclination irrésistible de Mme de Clèves qui l’éloigne de lui et surtout de l’idée qu’il s’est fait d’elle. Sans un mot de reproche à l’endroit de la jeune fille, c’est contre le rival heureux de sa passion que couve son « aigreur » [PdC, p. 386].11 mise en scène subtilement par une « partie de paume » – opposant “amants fidèles et amants volages” – qu’il joue avec le Roi, M. de Nemours et le Vidame de Chartres [PdC, p. 393]. Cette confrontation asymétrique touche à son zénith avec le susdit accident de cheval, au cours duquel le trouble de Mme de Clèves se montre de manière ostensible. Le Chevalier de Guise, qui a tout vu et tout compris, ne peut alors que se retirer, non sans toutefois avoir fait part à la Princesse (à vrai dire plus touchée par ce qui vient de se passer entre elle et Nemours [PdC, p. 395]) de sa « résolution » [PdC, p. 394] qu’une prolepse historique éclaircit. Après sa sortie de scène, les seules allusions au Chevalier émanent du Prince de Clèves qui songe à lui, mais sans fondement, dans sa recherche anxieuse du séducteur de sa femme [PdC, p. 424-426].12 Un soupçon qui est vite démenti par les faits.

Que reste-t-il donc à la Princesse de ce prétendant infortuné qui s’exile de la cour et s’en va mourir loin par amour pour elle ? Pas grand chose en apparence, si ce n’est que de vagues remords à l’encontre d’« un autre » qu’elle avait « maltrait[é] pour l’amour » d’un « homme qu’elle jugeait indigne » [PdC, p. 397]. Et pourtant cet “autre”, tout au plus pitoyable (quand il n’est pas déplaisant par ses regards indiscrets), est sans conteste celui qui l’a aimée le plus. Sûrement plus que Nemours, dont les sentiments sont partagés par la Princesse, et même plus que le Prince de Clèves, qui pour le moins peut se prévaloir de l’estime et de la fidélité de son épouse, ainsi que de sa possession. Et ce, alors que Guise est du début à la fin seul avec son amour seul :13 une passion absolue qui baigne et surnage dans le vide, une passion pure du fait d’être détachée et du temps et de l’espace.14 Le texte, comme d’habitude, garde le silence. Et pourtant le désert existentiel de cet homme de mérite15 – une qualité de l’esprit, où se rencontrent la tradition féodale et l’ordre chrétien – ne semble-t-il pas renvoyer de manière allusive à la vocation religieuse et combattante évoquée par Brantôme dans son profil du Grand Prieur ?16 

Là où règne la litote, on peut tout de même procéder par la voie négative. Nemours, par exemple, est tout ce que Guise ne saurait être. Comparons les deux portraits : l’annonce d’une sensibilité délicate et presque souffrante contraste visiblement avec l’heureuse audace du tombeur de femmes [PdC, p. 333-334].17 L’homme à plaisirs pour qui palpitent toutes les jupes de la cour est un visage sans profondeur et une allure stéréotypée, ne charmant ses conquêtes que par sa beauté physique et son élégance soignée.18 Ses attraits extérieurs sont assortis d’une hardiesse exhibée (souvenons-nous de son entrée tapageuse dans la salle de bal…) qu’avalise entre autres le manque apparent d’autorités familiales. Libre de jouir à son gré de ses facultés naturelles, Nemours fonce à la gasconne, enjambant avec souplesse tous les obstacles, moraux et matériels, qui s’opposent à l’assouvissement de ses caprices :19 un mari comme une palissade, les sacrements de même que les bienséances.20 Si ses tocades durent le temps d’abattre des cloisons, tout son engagement sentimental réside en l’étude de moyens appropriés à ses fins. Comme ses aïeux sur les champs de bataille, ce cavalier à salons et à alcôves médite soigneusement la stratégie gagnante. Depuis ses premières approches jusqu’au dernier entretien, il affine sa technique de chasse, faite d’assauts intrépides et de reculades non moins insidieuses.21 Timide ou déluré, mais toujours à dessein, le Duc ne se conforme qu’à son plan de séduction, quitte à semer la discorde dans le couple pour disculper son indiscrétion [PdC, p. 432]. Insouciant au pire sens du mot, il s’amuse à humilier le Prince sous l’œil de son épouse [PdC, p. 389] et à tourmenter sa jalousie même en public [PdC, p. 450]. Finalement, c’est avec une joie animale qu’il espère profiter de « l’extrémité du mal de M. de Clèves » [PdC, p. 458]. En grand féodal qu’il est, il ne toise pas moins d’un regard de suffisance la femme qu’il aime, ou plutôt qui l’aime et dont il se fait « aimer malgré elle » [PdC, p. 390]. Il se flatte du trouble qu’il suscite en elle quand leurs yeux se rencontrent. Il se réjouit « de l’avoir réduite à cette extrémité » (le mot revient avec une connotation héroïque). Il est fier de « s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe » [PdC, p. 423]. La Princesse que Guise n’osait pas approcher est la proie exotique que Nemours convoite, qu’il harcèle de ses démarches irrespectueuses22, qui l’ennuie quand elle se fait trop attendre sous prétexte du deuil23 et enfin qu’il défie de lui résister, ne doutant pas de triompher d’elle et de sa vertu.24 Avant même les paroles, qui sont rarement échangées dans le roman, ce sont les regards qui diffèrent. Guise adore, lève les yeux, contemple douloureusement ; le Duc, à l’affût de son gibier, guette, surprend, jauge, en voyeur autoérotique (et indélicat) qui se complaît des désordres occasionnés par son œuvre de séduction25. Aussi arrive-t-il qu’au bout de quelque temps il se fait une raison de l’échec de ses visées, en rentrant à la cour26 – son habitat naturel –, où il reprend le rôle d’homme à bonnes fortunes27 que Brantôme lui assignait28, alors même que la Princesse en sort. Et ainsi son oubli d’effacer, par instinct de survie,29 et l’aventure manquée et son orgueil blessé de mâle éconduit.

Tout autre legs échoit au Prince de Clèves. Faible et maladif selon l’historien,30, la romancière lui reconnaît dignité et prudence [PdC, p. 333], des qualités bien moins guerrières, et une affection sincère envers sa femme à cause de laquelle à la longue il périra. Son amour toutefois, qui a malgré tout triomphé de l’opposition de ses parents et de la rivalité de Guise, serait-il pour autant aussi pur et entier qu’on le prétend ? Je ne le crois pas. Et la Princesse semble elle-même en douter.31 Mécontent de la froideur d’une femme qui cependant l’épouse avec « moins de répugnance qu’un autre » [ PdC, p. 347] (Guise ?), il s’éclipse quasiment de la narration (et sans doute du commerce avec sa femme) jusqu’au décès de Mme de Chartres, pour ne réapparaître en scène – mais d’une manière qui lui fait honte – qu’avec l’épisode de l’aveu.32 Catastrophé par les paroles de son épouse, non seulement il ne sait pas maîtriser son émotivité, mais encore en vient-il à déplorer ce procédé radical que lui-même a sollicité [PdC, p. 372]. En proie à la jalousie d’un amant, atteint dans sa dignité de mari, il manque cruellement et de l’aplomb nécessaire pour faire face à la situation et, ce qui est plus grave, du dévouement aussi que sa femme implore de sa part pour l’assister dans son entreprise. Autant dire que son amour ne résiste pas à l’atteinte du monde, parce qu’il est dans le monde et qu’il est du monde. Si bien que, quand son monde s’écroule – qui est une fiction récitée sur la scène du Monde –, ce dernier l’engloutit fatalement dans sa ruine. Depuis sa sortie du pavillon de malheur, pour M. de Clèves c’est la plongée dégradante et infinie dans l’abyme du soupçon et de la mauvaise foi. Ne connaissant pas le nom de son rival, il se méfie de tout le monde et en vient même bientôt à douter de la vertu de sa femme. S’il s’en repentit par instants, il ne peut s’arrêter dans la chute qui l’amène inexorablement à se séparer de sa femme par le mépris33, l’ingratitude34, la haine35 et finalement par la mort. Après avoir regretté l’« aveuglement tranquille » [ PdC, p. 459] dont sa femme l’a tiré et après lui avoir même reproché ses soins assidus in articulo mortis,36 les derniers mots qu’il lui adresse ont le sens d’une malédiction.37

Lui-même acculé à une affreuse vérité, le Chevalier de Guise avait pris congé sur un ton bien différent. Là où le mari manque de courage, l’amant trouve la force de se résoudre au plus grave des partis : celui de « ne penser jamais à être aimé de Mme de Clèves ». Et pour se donner de bonnes raisons de vivre (et de mourir), il entre dans l’ordre de Malte et s’en va « prendre Rhodes » [PdC, p. 394] des mains des infidèles.38 Cette décision est vite évaluée comme le coup de tête d’un prétendant déçu,39 voire comme le beau geste aux résonances cornéliennes d’un féodal mordu d’entreprises glorieuses. Sans compter qu’il n’a pas la chance – à la guerre comme en amour – de Rodrigue ou de Polexandre, le Chevalier au moment de choisir est confronté à une toute autre alternative. Il ne s’agit pas pour lui de choisir comment vaincre, mais comment perdre. Il ne lâche pas pour reprendre et l’annonce de sa mort est bien loin d’être un tour de rhétorique40. La destinée misérable de Chabannes l’attend au tournant41. Consentira-t-il à tomber aussi bas que « le pauvre comte »42 et à se faire l’entremetteur ou seulement le spectateur d’une passion qui l’offense (et qui ne fait pas honneur à Mme de Clèves non plus) ? Et bien non. Puisque les princesses aussi s’amourachent de mirliflores, l’amour n’est vraiment pas une affaire sérieuse.43 Il ne lui reste alors, au nom d’une exigence d’absolu et pour garder l’estime, l’indépendance et l’usage de la raison, qu’à mettre les voiles… et en l’occurrence celles de la marine de guerre du « sainct ordre de Hiérusalem ».44 Il ne part pas à l’aventure, mais pour une croisade, en prenant à cet effet les vœux de l’Ordre (y compris sans doute celui de chasteté). Brantôme, que Mme de Lafayette suit à la lettre, insiste volontiers sur le choix religieux qui dicte la courte mais mémorable existence du Grand Prieur.45 La romancière, s’occupant fort peu à l’époque des questions de la foi, omet de mentionner le vrai mobile de son entreprise. Toutefois elle fait état, pleine d’admiration, de la détermination avec laquelle le Chevalier en poursuit la réalisation [PdC, p. 394].

À ce titre, l’exemplum du Chevalier est censé avoir à mon sens une fonction modélisante – implicite bien sûr, parce que le texte reste muet à ce sujet – sur les résolutions futures de la Princesse. Et ce, d’autant plus que, d’après Brantôme, Guise fut nommé général des galères de la religion en 1557, c’est-à-dire deux ans avant les événements contés. Bien plus que les échanges obliques entre fiction et histoire qu’autorise la chronologie brouillée du roman, d’autres facteurs, strictement intratextuels, appuient cette conjecture. Une donnée primaire est fournie par le jeune âge de la Princesse qui l’induit à rechercher des guides et des exemples à suivre. Orpheline de père et élevée loin de la cour, elle est si ingénue au début46 que non seulement elle rougit des attentions de Clèves mais encore ne ne s’aperçoit-elle pas d’être tombée amoureuse de Nemours.47 Sans défense contre la séduction quand le Duc est présent,48 en son absence elle s’expose aux affres de la jalousie.49 Jouet aisément manœuvrable d’un sentiment qu’elle s’applique néanmoins à contrarier, elle place constamment trop haut 50 cet homme avec lequel elle se montre indulgente à l’excès51. Pour lui, elle ose mentir à sa mère52 et tromper son mari.53 Elle sacrifie son oncle et maltraite Guise. Elle pactise avec sa conscience et s’expose à la rumeur publique.54 Finalement, comme chacun sait, c’est autour d’une canne lui ayant appartenu, et non pas du bâton de la croix, qu’elle enlace des rubans… À chaque erreur elle se repentit, mais « l’inclination qu’elle [a] pour lui » [PdC, p. 391] anéantit aussitôt et les remords et les résolutions. L’inconstance que génère l’émotion gouverne à tel point toutes ses actions55 qu’elle n’arrive plus à « demeurer avec elle-même » [PdC, p. 464] en repos dans sa chambre. Même la mort de son mari, à cause d’elle et de son amour, ne peut lui redonner une maîtrise entière sur ses conduites ni la résoudre irrémédiablement à s’amender.56

C’est là motif pour elle de s’adresser, tout au long du récit, aux conseils et admonestations de guides plus ou moins constants et efficaces. En principe, ce rôle échoit à Mme de Chartres qui la met en garde contre les faux-semblants de la cour et les dangers mortels de la galanterie.57 Sa fille l’écoute, mais elle n’y peut rien.58 Et quand sa passion éclate, il est déjà trop tard : Mme de Chartres meurt (de chagrin ?), la laissant seule contre son amour. Elle lui enjoint de quitter la cour, mais c’est bien en « se tourn[ant] de l’autre côté » [PdC, p. 366] qu’elle prononce ces mots solennels. Tout son effort serait donc vain, si sa belle mort ne gardait pour le moins une valeur exemplaire dont la Princesse se rappellera.59 Orpheline et de père et de mère, c’est donc à son mari que Mme de Clèves s’en remet dans ses prières pour qu’il la protège de son amour adultère. Mais quel faible bouclier de la vertu de sa femme que cet homme qui, avant l’aveu, ne s’aperçoit de rien (du fait de son absence ou faute de perspicacité) et qui, une fois mis au fait, s’effondre sous le poids d’une vérité qui le tue?60  En fin de compte, le mieux qu’il sache faire est proprement de périr, en donnant à sa femme, par le spectacle de son agonie, un tableau vivant des désastres de l’amour.61

Plus que de l’enseignement de sa mère et de son mari, la Princesse semble alors profiter de celui qu’elle tire des nombreuses digressions historiques et fictionnelles narrées dans le roman, composant ainsi une sorte de catéchisme négatif à l’usage des jeunes filles vertueuses (ou repenties).62 Ainsi, quand la Princesse reste seule dans son combat contre le monde et contre elle-même,63 le souvenir des débâcles, horreurs et morts dont l’amour est responsable l’assiste et l’éclaire. Elle se souvient de tout cela et les fantômes qu’elle évoque à son secours s’avèrent ses tuteurs les plus fiables.64 C’est à ces contes familiers, bien plus qu’à l’analyse, qu’elle doit de deviner le vrai visage de Nemours qui – terriblement beau et rien que beau – est une page blanche sur laquelle elle a brodé la fiction de son amour.65 Ainsi comprend-elle la sottise de son cœur et les dangers mortels qui en dérivent.66 Armée de ces souvenirs et de l’écho d’autres leçons, elle lève des barrages, elle prend des distances (qui ne servent pas, dans ses desseins, à aiguiser la passion mais à la tenir en respect).67 Et quand ce cordon sanitaire ne suffit plus et qu’il lui incombe d’affronter en champ ouvert son adversaire, elle est prête et enfin sereine, imposante, presque dédaigneuse.68 Que peuvent encore les assauts d’un libertin, ses sophismes et ses vantardises, contre une femme qui a déjà maté en elle sa propre passion69 ?

Mettre son cœur dans sa poche : c’est à cela que revient, selon moi, la fameuse retraite pour laquelle les raisons du repos et celles du devoir ne sont qu’accessoires. Pour ne rien dire de celles de la foi qui, pour s’en tenir au texte, sont tout simplement hypothétiques.70 Le « malheur certain où elle s’allait jeter » consiste en effet en l’amour pour le Duc, naturellement destiné à succomber à la contingence et donc à sombrer tôt ou tard dans les « maux de la jalousie » [PdC, p. 475-476]. Mais un remède existe, dont l’efficacité est certaine : se refuser à la passion, s’interdire tout contact – et ce notamment en présence de blessures – par une minutieuse prophylaxie de l’âme aux effets lénifiants et à la longue curatifs, attendu que ce qu’on perd du côté de la jouissance on le gagne dans une égale mesure sur le plan de la liberté. Visiblement vieillie et fatiguée de vivre,71 cette femme qui est revenue à toute force vers sa froideur a enfin trouvé la seule issue salutaire à son impasse : reprendre le contrôle d’elle-même en se dérobant à toute contrainte, ce qui est une manière un peu brutale mais opérante de regagner son autonomie.72

Si l’intertextualité autorise à songer aux contre-exemples de Mesdames de Tende et de Montpensier, il convient cependant de se retourner vers d’autres défunts : ceux qu’il ne faut pas suivre dans la perdition ; ceux qui en revanche on se doit d’imiter pour rester fidèles à soi-même. Parmi d’autres absents à l’école desquels la Princesse s’est formée et a mûri son refus, il faut sans aucun doute compter le Chevalier de Guise. Le sens de ses adieux funèbres – dire non à l’amour73 –, sa façon spectaculaire de sortir de scène (de même que le couvert de la religion,74) on les retrouve tels quels chez la Princesse, sauf qu’elle est femme et qu’elle use de la litote. On a par trop soutenu qu’elle se soustrait au bonheur pour garder intact l’Amour (qui est Dieu, ou qui ne l’est pas). Je ne suis pas d’accord. Aucun détour, nul compromis ne semblent praticables face à l’expérience du vide qu’éprouve Mme de Clèves une fois perdues et l’estime de son mari et la confiance en son amant. Après Guise, et peut-être plus cruellement encore, elle est confrontée au démenti sec de tous les leurres ayant eu cours dans sa jeunesse. L’heure impose de tout repousser : la passion et son objet ; la joie de vivre et même la vie. Une exception encore est faite pour l’amour propre qui se maintient, noblesse oblige,75 quand le monde s’écroule. Sacrifiant à la dignité et à la maîtrise de soi ce qu’on avait, ce qu’on croyait avoir de plus cher, on lui fait aussi don de soi-même.76 Les œuvres charitables de Madame de même que l’ordination de Monsieur ne sont que des péripéties. Rien ne vaut plus que l’exercice de la mort qui occupe patiemment leurs dernières années.77 Cette mort, on le voit bien, vient du fait de n’être plus là. Mais, pour encore qu’elle soit une conséquence de leur abandon des planches, elle n’en est pas moins une protestation contre cet ailleurs – la cour – où ils étaient, mais sans y être (car sous l’emprise d’un sentiment qui menaçait leur excellence). Et, dans le même temps, est-ce une manière paradoxale pour affirmer, en se niant au regard des autres, leur rang, leur bravoure, leur différence : question de s’évader des historiettes pour rentrer de plein droit dans l’Histoire.

Vu que parmi les gens distingués l’amour tout comme la détresse ne se partage pas et que chacun vit pour soi et meurt seul, rien n’autorise à admettre, me paraît-il, la moindre parenté avec cette théorie dite de l’« amour réciproque malheureux » développée par Denis de Rougemont.78 Certes La Princesse aussi est porteuse d’une thèse ou, si le mot dérange, d’un idéal : celui d’ailleurs sous-jacent à toute l’œuvre lafayettienne d’« une vie sans passions »,79 c’est-à-dire sans attaches extérieures. « Redoutable et funeste » dans « toutes les formes qu’il adopte, et que la narration enchaîne »,80 l’amour a pour des âmes imbues de morale aristocratique peu d’attraits, bien plus de risques et nulle excuse. Son fondement est irrationnel (demandez donc à la Princesse pourquoi Nemours et non pas un autre). Sa progression est hétéronome, conduite par les émotions hors de tout contrôle. Il n’a pas d’existence durable à l’abri de la contingence (c’est l’argument de la tirade faite par Mme de Clèves à son amant). L’interdit en est l’aiguillon, la mauvaise conscience sa récompense. Toujours exposé à la jalousie ou à la lassitude, il pousse ses proies aux pires bassesses et qui plus est à l’aveuglement. Il est en toute chose étranger : à ses acteurs comme à ses victimes, à ceux qui le donnent de même qu’à ceux qui le reçoivent. Et on peut dire finalement qu’il est autre à soi-même. Coupable ou seulement honteux, il peut aussi être criminel (la Princesse, pour le Duc, ne tue-t-elle pas son mari, peut-être même Guise et pourquoi pas sa mère ?81) Causée ou subie, immédiate ou méditée, la mort à laquelle il mène à coup sûr est tout de même un moindre mal que son emprise funeste sur les sens et sur l’intellect.82 Vu, par ailleurs, qu’à l’instar d’autres avatars de la déraison, il porte une atteinte – oh combien dangereuse ! – au plus précieux des biens : la liberté qui coïncide pour l’homme classique avec l’ordre et le contrôle.

L’agitation et la contrainte sont alors les traits distinctifs de la passion, que le narrateur signale aussi comme les conditions propres de l’existence à la cour,83 comme les règles perverses du jeu « de l’ambition et de la galanterie » [PdC, p. 341] qui remplit les journées oisives de ses hôtes. Le binôme cour/amour que consacre le roman est notamment le thème titre des instructions que Mme de Chartres répète à sa fille. Ce qui est plus grave en fait dans l’amour – et qui le rend d’autant plus redoutable – c’est qu’il n’existe pas. De même que les autres apparences trompeuses dispensées à la cour : l’autorité nobiliaire à titre d’exemple. « On songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire » [PdC, p. 341], dit le texte, faisant ainsi allusion au gagne-pain des courtisans, voire à la besogne quotidienne des serviteurs, mais en aucune façon à des occupations dignes d’honnêtes gens, et surtout pas à un métier d’aristocrates.84 Constater que « l’amour [est] toujours mêlé aux affaires » [PdC, p. 341], et vice-versa, revient à dire que la politique est un pis-aller et la passion un passe-temps et que le fait de s’adonner avec tant de sérieux à ces dérivatifs témoigne de l’aliénation constitutive de l’écosystème courtois.85 Cette « façade brillante » qui habille tant « d’existences brisées [et] de destins malheureux »86 est, pour l’aristocratie féodale, désormais tout son monde, et même le Monde, comme les mondains l’appellent. Et pourtant elle est séparée du réel et tout comme la passion elle ne prend pas part à la vie87. L’amour et son décor en carton-pâte, aliénant et aliénés, sont le pôle négatif de l’existence, le dehors anaérobique88 de l’histoire89 d’où force est de se retirer, en fermant les yeux à tout (ou bien en les rouvrant) pour recommencer à vivre, ne fût-ce que le temps de préparer sa mort. Le retour de la Princesse aux fiefs de famille et le départ du Chevalier pour une guerre de conquête ne désigneraient-ils pas au fond leur retour dans le sein ou du moins dans le sens de la véritable noblesse ? C’est fort possible. Mais les rêves de gloire (comme les chimères de l’amour) se heurtent durement à l’évidence de la mort.

Or, si La Princesse de Clèves est positivement un roman de formation, tout son apprentissage, sans relâche appliqué à déprécier la vie – pas la vie en général, mais celle que l’on mène là où l’on se trouve –, ne consiste en fait qu’en l’appareil de la mort (c’est la leçon de Mme de Chartres, du chevalier de Guise et de tant d’autres ; et celle que leur jeune élève récite pour les lecteurs), si bien que maints exégètes lui ont prêté, non sans preuves à l’appui, un but religieux. Encore faut-il nuancer. En 1678, Dieu semble absent et du roman et de la vie de Mme de Lafayette. D’autres et plus concrètes occupations absorbent à l’époque cette femme lucide et ostensiblement froide. Sa proverbiale maîtrise de soi et son ironie désinvolte, faisant sans doute écran à un excès de sensibilité, n’en attestent pas moins une exigence d’affirmation, le besoin d’ordre, le culte intransigeant de la dignité : 90 les valeurs mêmes qui font de sa Princesse un être hors pair dans un milieu corrompu et qui, par conséquent, l’astreignent à la souffrance. La hantise de déchoir (qui, pour Guise, est le ressort unique de son « éloignement éternel […] d’un lieu où [il] ne p[eut] plus vivre [PdC, p. 349] et qui, pour Mme de Clèves, consiste bien plus dans le fait de manquer à elle-même qu’à son mari ou aux usages du Monde [PdC, p. 416]) relève sans doute d’une formation culturelle, mais aussi et j’estime davantage d’un héritage social. Il faut bien sûr faire état des romans précieux qui ont formé l’auteur, ainsi que de de son admiration sans bornes pour « notre vieil ami Corneille ».91 Mais ce rigorisme de l’honneur, qu’incarnent dans le roman le Chevalier et sa Princesse, est avant tout et sans conteste une empreinte féodale. Proche des anciens Frondeurs,92 la romancière prône un idéal (autrement dit une idéologie) que de son temps l’auteur du Cid avait su exprimer comme nul autre : cette religion élitaire de l’orgueil que Bénichou a illustrée dans tous ses états, mobiles et implications.93 Mais l’époque de la pleine domination féodale est depuis longtemps finie. Les tentatives velléitaires de la rétablir ont platement échoué devant la toute-puissance de l’absolutisme.Et dès lors la faillite de la Fronde, qui fut une crise de système, de traîner dans la poussière et bientôt dans l’oubli et les pièces cornéliennes et leur public grisonné. Plus de merveille, point de perspective, le Roi-Soleil a entassé la bonne noblesse de France dans sa cage dorée, lui débitant l’intrigue pour de la politique et de la galanterie (voire le mariage) au prix de l’amour. Dorénavant, l’étiquette s’appellera honnêteté, la vie noble s’accommodant sans trop rechigner de la croupe moelleuse des fauteuils.

Les plus éclairés ne se laissent pas prendre au jeu. Leur fatigue de vivre, faite de dédain, de lassitude et de désenchantement, ne saurait être ni abdication ni acquiescement.94 Les sabres s’étant rouillés dans leurs fourreaux (l’échec de Rhodes est là pour le prouver) et les passades tenant lieu de passion (combien Mlle de Mancini est plus à plaindre que Diane de Poitiers !), l’exil peut désormais faire figure de protestation et la résistance agir sous forme de désistement. À ce titre, et rien qu’à ce titre, la Princesse et son Chevalier sont bel et bien jansénistes et leur retraite s’avoisine au refus des Solitaires. Ce qu’on peut dire d’ailleurs pour maints spadassins et aventurières, convertis en leurs vieux jours au mépris du monde.95 Quand on manque d’idées à opposer au présent, fors le dégoût et l’abstention, le pessimisme s’impose comme une liberté à pratiquer dans les huis clos de la mémoire.96 Il n’y a plus rien à conquérir ni personne à aimer. On le sait malgré tout et c’est déjà un progrès. Le devoir est une lubie et le repos un paravent. Leurs raisons pourtant durcissent la volonté. Il le faut et on le fait, sans réticences ni illusions, et surtout sachant bien que la mort ne tardera pas.

Ce rêve automnal de permanence et de plénitude97 est tout ce qui reste aux familles de leur passé. À leur corps défendant et sans espoir de rédemption, une Princesse triste et un Chevalier maltraité se sont fait un point d’honneur de le transmettre à la postérité. On doit à leur courage et à leur nostalgie le seul roman politique du siècle de Louis.

Bibliographie

Œuvres

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Critique

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Notes

↑ 1 C’est le célèbre exergue autographe du Médecin de campagne de Balzac.

↑ 2 B. Beugnot parle à ce sujet d’« inflation critique », B. BEUGNOT, « Madame de La Fayette aux enfers ou l’enfer de Madame de La Fayette », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 29-35, p. 34.

↑ 3 La Princesse de Clèves, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, C. ESMEIN-SARRAZIN (ed.), Paris, Gallimard, 2014, p. 1339-1358. Dorénavant PdC, cité entre parenthèses dans le texte et suivi de l’indication de la page.

↑ 4 A. GIDE, « Les dix romans français que je… », NRF, avril 1913, p. 533-541, p. 538.

↑ 5 M.-T. Hipp prétend même faire de lui un avatar de Guénelon, M.-T. HIPP, « Le Mythe de Tristan et Iseut et La Princesse de Clèves », RHLF, 1965, LXV, n. 3, p. 398-414 p. 404. M. Fougères refuse judicieusement toute parenté du chevalier avec le personnage du “félon”, M. FOUGÈRES, La Liebestod dans le roman français et allemand du dix-huitième siècle, Sherbrooke, Naaman, 1974, p. 47. Plus en général, R. Francillon affirme : « Un personnage comme le chevalier de Guise, qui ne joue qu’un rôle épisodique dans le récit, n’a d’existence romanesque que lorsqu’il est à l’affût des sentiments de la princesse », R. FRANCILLON, L’Œuvre romanesque de madame de La Fayette, Paris, J. Corti, 1973, p. 212-213.

↑ 6 J. ROUSSET, « Les échanges obliques dans La Princesse de Clèves », in ID., Passages. Échanges et transpositions, Paris, J. Corti, 1990, p. 25-42, p. 33.

↑ 7 Voir, pour ce qui est de cette fonction, F. GEVREY, L’esthétique de Madame de Lafayette, Paris, SEDES, 1997, p. 66 et 74.

↑ 8 À propos de cette consolation héroïque qui s’offre dans le roman aux « soupirants déçus », je renvoie à J. FABRE, « Bienséance et sentiment chez Madame de Lafayette », in ID., Idées sur le roman. De Madame de Lafayette au Marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979, p. 54-80, p. 71-72.

↑ 9 A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, Paris, Larousse, 1973, p. 38. Le critique a avec raison attiré l’attention sur son « inquiète passion […], sa nervosité, ses emportements », Ibid., p. 40.

↑ 10 Contrairement à Nemours (et à Chabannes, cf. Histoire de la Princesse de Montpensier, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 19-47, p. 43), on ne saurait l’accuser de voyeurisme, attendu que l’objet de sa vison lui cause toujours « une douleur sensible » [PdC, p. 351].

↑ 11 Cette “émulation” est attestée par Brantôme qui mentionne un « courement de bague » entre les deux, où « enfin, M. le grand prieur l’emporte », [Pierre de Bourdeille, sr de] BRANTÔME, Grands capitaines françois, in ID., Œuvres complètes, T. IVe, L. LALANNE (ed.), Paris, Mme J. Renouard, 1868, p. 159-160.

↑ 12 À noter en passant que, d’après Brantôme, le blanc et l’incarnat, que le Duc de Guise arbore à l’occasion du tournoi en l’honneur d’une « belle personne qu’il avait aimée pendant qu’elle était fille, et qu’il aimait encore, quoiqu’il n’osât plus le lui faire paraître » [PdC, p. 439-440], sont aussi les couleurs que son cadet « port[oi]t et aym[oi]t […] par l’amour d’une belle est honneste dame », BRANTÔME, Grands capitaines françois, cit., p. 162.

↑ 13 M. de Clèves, en quête de son rival, établit la différence essentielle qui existe entre l’homme « le plus aimable à la Cour » et celui qui simplement « avai[t] pensé à plaire » à sa femme [PdC, p. 424].

↑ 14 « Aucune des actions de Mlle de Chartres » [PdC, p. 346] jamais ne répond aux vœux formulés par le Chevalier.

↑ 15 Alors que « ni M. de Clèves, ni M. de Nemours n’en paraissent dotés » (A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 88), Guise est le seul personnage du roman a qui le mérite est accordé trois fois [PdC, p. 341, 346, 348].

↑ 16 Cf. BRANTÔME, Grands capitaines françois, cit., p. 150-164 et 275.

↑ 17 Ce jugement univoque est appuyé par une notation malicieuse de la Reine Dauphine relative au « grand nombre de femmes à qui il donnait [la] qualité » [PdC, p. 361] de ses maîtresses.

↑ 18 A. Niderst dit que « toutes ses qualités sont extérieures, voire décoratives », A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 87. R. Francillon ajoute qu’il « apparaît comme un de ces hommes sur qui le public projette inconsciemment un idéal de beauté masculine un peu stéréotypé », R. FRANCILLON, L’Œuvre romanesque de madame de La Fayette, cit., 1973, p. 151.

↑ 19 F. Cipriani observe que Nemours conçoit Mme de Clèves comme une « fortezza da espugnare », F. CIPRIANI, « Dalla corte alla retraite. La Princesse de Clèves », in ID., Dalla corte al ritiro. Figure e temi della civiltà letteraria del Sei-Settecento francese, Chieti, Solfanelli, 1993, p. 11-48, p. 29. Sa désinvolture et son égoïsme ne sont pas sans rappeler ceux d’Alamir « ne connai[ssan]t aucune restreinte à ses désirs amoureux », J. ANSEAUME KREITER, Le Problème du paraître dans l’Œuvre de Mme de Lafayette, Paris, Nizet, 1977, p. 115.

↑ 20 À noter qu’à la différence d’autres soupirants de la Princesse il ne la rencontre qu’une fois mariée.

↑ 21 Je cite, entre autres, un passage très éloquent : « Il lui fit voir tant de tristesse, et une crainte si respectueuse de l’approcher qu’elle ne le trouva plus si coupable, quoiqu’il ne lui eût rien dit pour se justifier. Il eut la même conduite les jours suivans, et cette conduite fit aussi le même effet sur le cœur de Mme de Clèves » [PdC, p. 432]. B. Papasogli remarque à juste titre que sa « timidezza accorata » a le seul but d’« abilmente ritessere la seduzione e paradossalmente riaffermare, nel negativo dell’attesa, il positivo della speranza », B. PAPASOGLI, « La Princesse de Clèves e i poteri della memoria », in ID., Volti della memoria nel «Grand Siècle» e oltre, Roma, Bulzoni, 2000, p. 159-177, p. 161.

↑ 22 Quoiqu’elle l’aime, la Princesse, face à son insistance, est contrainte de lui dire : « Au nom de Dieu […], laissez-moi en repos ! » [PdC, p. 427].

↑ 23 « Lassé enfin d’un état si malheureux et si incertain » [PdC, p. 465], le Duc se résout à interrompre assez brusquement le deuil de Mme de Clèves.

↑ 24 Voir les répliques méprisantes du Duc aux arguments allégués par la Princesse dans leur dernier entretien : « Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ? […] Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire ? » etc. [PdC, p. 472-473].

↑ 25 A. Niderst parle justement d’une passion qui demeure « captative et solitaire », A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 93. Et J. Fabre d’ajouter que toutes les réflexions du Duc sont « tournées uniquement vers lui-même », J. FABRE, « Bienséance et sentiment chez Madame de Lafayette », cit., p. 73.

↑ 26 De l’avis d’A. Niderst, il est « l’incarnation même de la cour », A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 17. Remarquons, parmi d’autres exemples de cette évidence, que pour se consoler du refus de la Princesse « Nemours se détermina à suivre le roi », c’est-à-dire son destin de courtisan, en laissant au Vidame la charge « de lui parler » [PdC, p. 474].

↑ 27 G. Violato l’appelle un « libertino in gestazione », G. VIOLATO, La Principessa giansenista. Saggi su Madame de La Fayette, Roma, Bulzoni, 1981, p. 41.

↑ 28 Cf. BRANTÔME, Grands capitaines françois, cit., p. 164-187.

↑ 29 P. Malandain observe que « contrairement à tous les autres personnages principaux, la romancière ne le fait pas mourir », P. MALANDAIN, Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, Paris, P.U.F., 1985, p. 97. Ce qui veut dire qu’il est le seul survivant aux chagrins de l’amour. Le protagoniste masculin aussi de La Princesse de Montpensier «laissa peu à peu éloigner de son âme le soin d’apprendre des nouvelles de la princesse », Histoire de la Princesse de Montpensier, cit., p. 47. Il arrive de même à Louis XIV, que « le temps, l’absence et la raison firent enfin manquer à ses promesses », Histoire de la mort d’Henriette d’Angleterre, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 713-775, p. 724.

↑ 30 Cf. BRANTÔME, Grands capitaines françois, cit., p. 379.

↑ 31 C’est bien elle qui opine : « peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi » [PdC, p. 471].

↑ 32 Le Prince, ressentant « la honte d’être trompé par une femme » [PdC, p. 457], appelle l’inclination de sa femme « une chose où sa gloire et son honneur étaient vivement blessés » [PdC, p. 435]. Sa réaction à l’aveu ne manque pas d’évoquer celle du Comte de Tende, cf. Histoire de Madame la Comtesse de Tende, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 59-75, p. 73. C. S. Leggett a mis en évidence la différence qui existe entre les conduites du Prince de Clèves et celles du Marquis de Termes après les aveux de leurs femmes respectives, cf. C. S. LEGGETT, « Two women : the Princesse de Clèves and the Marquise de Termes », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 63-73, p. 73.

↑ 33 Il l’accuse de lui « avoir ôté l’estime et la tendresse » [PdC, p. 459] qu’il avait pour elle.

↑ 34 Alors que sa femme est à son chevet et qu’elle lui prodigue mille soins, il ne trouve rien de mieux que de lui rétorquer: « Vous versez bien de pleurs, madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître » [PdC, p. 458-459].

↑ 35 C’est bien la haine qui lui fait dire à sa femme: « Je vous demande seulement de vous souvenir que vous m’avez rendu le plus malheureux homme du monde » [PdC, p. 448]

↑ 36 Il en arrive à les juger « des marques de dissimulation et de perfidie » [PdC, p. 458].

↑ 37 Non content de lui avoir dit qu’elle lui rend « la mort agréable », il lui adresse des présages menaçants : « Vous sentirez le chagrin […]. Vous connaîtrez la différence […] » [PdC, p. 459].

↑ 38 La « belle résolution » [PdC, p. 394] du Chevalier contraste vivement avec le « dessein » vite abandonné par Alphonse de « [s]’embarquer, et d’aller finir [s]es jours dans les déserts de l’Afrique », Zayde. Histoire espagnole, Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 89-278, p. 177.

↑ 39 F. Gevrey estime que l’entreprise malheureuse de Guise servirait à « montrer les désordres de l’amour non partagé », F. GEVREY, L’esthétique de Madame de Lafayette, cit., p. 119.

↑ 40 Ce n’est pas du tout « une clause de style » (J. FABRE, « Bienséance et sentiment chez Madame de Lafayette », cit., p. 64) que cette annonce de mort destinée à se réaliser en 1563, c’est-à-dire quatre ans après les événements racontés.

↑ 41 Que ce personnage de la Princesse de Montpensier – dont l’histoire se déroule du début à la fin sous le signe de l’humiliation et de la honte – eût obtenu une espèce de statut exemplaire, est un fait démontré par une référence explicite d’Henriette d’Angleterre : « Madame lui répondit en plaisanterie que pour le Roi elle lui promettait le personnage de Chabanes », Histoire de la mort d’Henriette d’Angleterre, cit., p. 578.

↑ 42 Histoire de la Princesse de Montpensier, cit., p. 46.

↑ 43 Remarquons que l’édition hollandaise du roman est intitulée, de manière assez surprenante pour les lecteurs modernes, Amourettes du duc de Nemours et de la princesse de Clèves, cf. F. GEVREY, L’esthétique de Madame de Lafayette, cit., p. 139.

↑ 44 BRANTÔME, Grands capitaines françois, cit., p. 275.

↑ 45 Brantôme rappelle, parmi d’autres marques de sa résolution, qu’il le vit « cent fois maudire […] les guerres civiles […] ; car il avoit résolu de se bannyr pour un temps de la France, aller à Malte, en prendre la bandière, et exécuter une entreprise qu’il avoit sur Rodes », Ibid., p. 155.

↑ 46 Valincour, qui la compare « à l’Agnès de Molière », dit qu’elle « a l’air d’une provinciale innocente qui n’est pas accoutumée à voir le monde », VALINCOUR, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de « La Princesse de Clèves » [1678], in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 532-610, p. 534 et 559.

↑ 47 Le texte dit en effet : « l’intérêt qu’elle prenait à M. de Nemours : elle n’avait encore osé se l’avouer à elle-même » [PdC, p. 363]. 

↑ 48 Recourant à une métaphore guerrière la Princesse dit d’elle-même : « Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi », [PdC, p. 416].

↑ 49 Le texte mentionne à ce sujet : « l’impatience et le trouble » [PdC, p. 395] ; « la jalousie avec toutes les horreurs dont elle s’accompagne » [PdC, p. 397] ; « les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie » [PdC, p. 416].

↑ 50 Pendant le tournoi fatal pour la vie du Roi: « Sitôt qu’elle le vit paraître au bout de la lice, elle sentit une émotion extraordinaire, et à toutes les courses de ce Prince, elle avait de la peine à cacher sa joie » [PdC, p. 440].

↑ 51 Une fois connue l’indiscrétion de son amant : « De tous ses maux celui qui se présentait à elle avec le plus de violence, était de ne trouver aucun moyen de le justifier » [PdC, p. 436].

↑ 52 « Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu’elle pensait des sentiments de ce Prince, qu’elle avait eu à lui parler de ses autres amants ; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en parla point » [PdC, p. 359].

↑ 53 « Elle trouvait qu’elle était en intelligence avec M. de Nemours ; qu’elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé », [PdC, p. 415].

↑ 54 Après la divulgation de son aveu la Princesse craint qu’elle ne sera « bientôt regardée de tout le monde comme une personne qui a une folle et violente passion » [PdC, p. 436].

↑ 55 La Princesse en train d’analyser ses conduites est forcée de constater : « Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui, et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier » [PdC, p. 416]. Ces réflexions font écho à l’état de Mme de Montpensier en proie à la passion pour le Duc de Guise : « Ces pensées lui firent faire de nouvelles résolutions, qui se dissipèrent dès le lendemain », Histoire de la Princesse de Montpensier, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. 33. G. Poulet considère à bonne raison que le sujet central du roman consiste en cela : « comment rétablir une continuité dans l’existence parmi l’irruption anarchique et destructrice, la discontinuité radicale qui est l’essence même de la passion ? », G. POULET, « Madame de La Fayette », in ID., Études sur le temps humain. 1, Paris, Pocket, 2006 [1952], p. 166-176, p. 170.

↑ 56 Quand elle découvre, après la mort de son mari, que Nemours a loué une chambre qui donne sur son immeuble : « La pensée que c’était M. de Nemours, changea entièrement la situation de son esprit ; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu’elle commençait à goûter, elle se sentit inquiète et agitée » [PdC, p. 464]. Elle commence alors à songer, contre toutes ses belles résolutions à la possibilité d’un mariage avec le Duc, « un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentiments, tous les obstacles étaient levées, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avait pour lui » [PdC, p. 465]. Même après son dernier entretien avec Nemours, la Princesse n’est pas sûre d’elle et de ses décisions : « Elle fut étonnée de ce qu’elle avait fait ; elle s’en repentit ; elle en eut de la joie ; tous ses sentiments étaient pleins de trouble et de passion » [PdC, p. 474].

↑ 57 Ce qu’elle dit à sa fille de la cour – « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité » [PdC, p. 354] – pourrait sans doute s’appliquer aussi aux sentiments dont le Duc fait profession à son endroit. Voir aussi PdC, p. 341-342.

↑ 58 Voici un exemple éclatant de cet état. Sa mère vient de lui conseiller de fréquenter moins le salon de la Reine Dauphine pour ne pas s’exposer au commérage galant. Le lendemain, la Princesse se décide à lui confesser sa passion pour le Duc ; « mais elle trouva que Mme de Chartres avait un peu de fièvre, de sorte qu’elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paraissait néanmoins si peu de chose, que Mme de Clèves ne laissa pas d’aller l’après-dînée chez Madame la Dauphine » [PdC, p. 364].

↑ 59 P. Malandain affirme que Mme de Chartres donne « à sa propre mort, spectaculaire, le sens d’une recommandation solennelle et sacrée », P. MALANDAIN, Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, cit., p. 6.

↑ 60 R. Francillon observe que « depuis son mariage, le prince de Clèves a curieusement disparu du roman », R. FRANCILLON, L’Œuvre romanesque de madame de La Fayette, cit., p. 106. S. Ackerman ajoute que : « martyrisé par la jalousie, [il] n’a jamais exercé de contrôle sur quoi que ce soit d’un bout à l’autre, malgré sa bonne volonté à se faire aimer. L’aveu de Mme de Clèves, déclenche des événements dont il ne sera jamais le maître. Plus il essaiera d’agir, plus il sera contrarié et le piège se renfermera impitoyablement », S. ACKERMAN, « La Princesse de Clèves : un théâtre de la vérité oblique », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 37-45, p. 42.

↑ 61 S. Doubrovsky avance subtilement l’idée d’une mort volontaire de la part du Prince : « Il était déjà évident que M. de Clèves n’était pas simplement mort, mais qu’il s’était laissé mourir, qu’il s’était donné la mort en se donnant à la mort », S. DOUBROVSKY, « La Princesse de Clèves : une interprétation existentielle », La Table ronde, 138, 1959, p. 36-51, p. 49.

↑ 62 Pour B. Pingaud, les nombreux épisodes ayant trait au Vidame, à Mme de Tournon, à Élisabeth de France etc. « servent à l’instruction du personnage principal », B. PINGAUD, Mme de La Fayette par elle-même, Paris, Seuil, 1968 [1959], p. 67. De l’avis de R. G. Hodgson, la lettre de Mme de Thémines au Vidame « constitutes an example of mise en abime, in that it functions as a sort of microcosm of the entire novel », R. G. HODGSON, « Mise en abyme and narrative system of La Princesse de Clèves : Mme de Thémine letter to the vidame de Chartres », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 55-61, p. 59.

↑ 63 Après la mort de son mari, « il se passa un grand combat en elle-même » [PdC, p. 477]. En général le débat intérieur prend chez la Princesse l’aspect d’un affrontement que le lexique militaire appuie à dessein.

↑ 64 Mme de Clèves se remémore, les souvenirs lui viennent à l’esprit. Et la mémoire, dont B. Papasogli a magistralement illustré les pouvoirs, est sa ressource éthique la plus puissante, son unique moyen de défense contre l’action destructrice du temps et de la passion. Cf. B. PAPASOGLI, La Princesse de Clèvese i poteri della memoria, cit., passim.

↑ 65 C’est en lisant la lettre de Mme de Thémines qu’elle commence à s’étonner « de n’avoir point encore pensé, combien il était peu vraisemblable qu’un homme comme M. de Nemours qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes fût capable d’un attachement sincère et durable » [PdC, p. 416]. Plus tard elle s’en prendra, et pour cause, à la vantardise dont il fait preuve effrontément : « Il a été discret, disait-elle, tant qu’il a cru être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion » [PdC, p. 436].

↑ 66 Comme C. Rosso l’a mis en évidence, aux yeux de la Princesse il ne s’agit pas de risques mais de certitudes, attendu que «in Nemours è implicito il dolore del tradimento come la potenza maligna in un seme d’una pianta bella e maledetta. È naturale che sia così […], è più che certo », C. ROSSO, « Il rifiuto della Principessa », in ID., Il Serpente e la Sirena, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1972, p. 207-217, p. 215.

↑ 67 Voir à ce propos l’étude de R. WILLARD REDHEAD, « Enclosures », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 75-79.

↑ 68 Ayant appris de sa mère cette morale de l’orgueil propre de « celui qui se conçoit supérieur aux autres, et dont la vertu, guidée par la prudence, lutte contre ce qui est mauvais » (J. ANSEAUME KREITER, Le Problème du paraître dans l’Œuvre de Mme de Lafayette, cit., p. 171), la Princesse peut rétorquer aux objections de Nemours que « [s]a conduite n’a pas été réglée par [s]es sentiments » [PdC, p. 469] et que « les passions peuvent [la] conduire ; mais elles ne sauraient [l]’aveugler » [PdC, p. 471]. Encore qu’il ramène à la coquetterie ce qui chez elle ressort de l’honneur, Valincour a raison d’estimer que Mme de Clèves, dans leur dernière rencontre, n’étalait toute la puissance de sa passion « aux yeux de Nemours [que] pour avoir un témoin de la victoire qu’elle en prétendait remporter » VALINCOUR, Lettres à Madame la Marquise***, cit., p. 589.

↑ 69 On ne peut qu’approuver l’avis de P. Malandain suivant lequel au fil des pages on assiste « à une sorte de roman d’apprentissage à rebours, où les progrès de la connaissance que prendra l’héroïne du monde et de l’amour n’auront pour résultat que de la faire renoncer à l’un et à l’autre », P. MALANDAIN, Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, cit., p. 64.

↑ 70 Dans l’histoire racontée par la Comtesse, Dieu n’est pas caché mais proprement absent. Si bien que. C. Rosso a pu l’appeler en connaissance de cause « una vicenda senza Dio, senza spirito, e quasi senza sentimenti », C. ROSSO, « Dire no alla sirena (I “motivi” di un rifiuto e l’ostacolo) », in ID., Il Serpente e la Sirena, cit., p. 219-232, p. 231.

↑ 71 La nouvelle Agnès, la jeune fille de quinze ans qui rougit pour un rien n’existe plus après tant d’épreuves ; et J. D. Charron de se demander à la vue de la femme mûrie qui renonce volontairement aux joies de l’amour : « Ne paraît-elle point en avoir tout à coup quatre fois plus quand on entend ces derniers mots qu’elle adresse au Duc de Nemours ? », J. D. CHARRON, « La Princesse de Clèves ou la création d’une non-femme », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 47-53, p. 52.

↑ 72 La rupture la plus radicale et libératrice est vis-à-vis de la Cour, d’où la Princesse s’éloigne par le jugement bien avant que de s’en détacher physiquement. C’est la signification profonde de la réplique qu’elle donne à Nemours à propos des responsabilités de la mort de son mari : « Je sais bien que ce n’est pas la même chose à l’égard du monde ; mais au mien il n’y a aucune différence » [PdC, p. 469]. Avant donc une prise de distance, s’opère en elle une prise de conscience : « The Princess is well aware that this standard of happiness sets her apart from the rest of the court », F. L. LAWRENCE, « La Princesse de Clèves Reconsidered », The French Review, vol. 39, n. 1, 1965, p. 15-21, p. 19.

↑ 73 Il ne s’agit pas pour elle, pour eux, de repousser un amour, mais l’amour tout court, « la passion en soi » qui, « étant cause de ce mal actuel, bien plus, étant cause d’une infinité de maux possibles, est mauvaise, en tant que cause, donc par nature, absolument », G. POULET, « Madame de La Fayette », cit., p. 173.

↑ 74 G. Violato a fort justement opiné que « la “maison religieuse” nella quale la protagonista si ritira alla fine del romanzo è luogo di pura convenzione », G. VIOLATO, La Principessa giansenista, cit., p. 17-18.

↑ 75 D. Kuizenga appelle fort à propos sa sortie de scène « a final elegant gesture », D. KUIZENGA, « Zaïde : just another love story ? », Biblio 17, n° 40, 1988, p. 21-27, p. 21.

↑ 76 Le fameux « devoir » que la Princesse martèle dans les dernières pages du roman sans trop l’expliciter consiste à mon avis en cela : être fidèle à son histoire et à celle de ses aïeux (Mme de Chartres en tête), qui est proprement tout ce qui reste à la noblesse quand son âge est révolu. « Veux-je manquer à M. de Clèves ? » et surtout « Veux-je me manquer à moi-même ? » [PdC, p. 416], c’est la question rhétorique que se pose celle qui ne veut pas être « comme les autres femmes », se sachant « si éloignée de leur ressembler » [PdC, p. 436] (et dont la mère était morte « avec joie » pour ne pas la « voir tomber comme les autres femmes » [PdC, p. 336]).

↑ 77 Si les suivistes meurent d’un coup sur la scène et que la figuration survit sans secousses à la tombée du rideau, il sied en revanche aux héros de la pièce d’appareiller convenablement leur mort solitaire. Cet appel retentissant, formulé par Guise au moment de prendre congé, hante Mme de Clèves depuis la prise de conscience de son amour. Aussi, à la vue de Nemours s’approchant d’elle chez la Reine Dauphine, songe-t-elle que « si la mort se fût présentée pour la tirer de cet état, elle l’aurait trouvée agréable », [PdC, p. 430-431.

↑ 78 Cf. D. de ROUGEMONT, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939 et, pour ce qui nous touche de plus près, M.-T. HIPP, « Le Mythe de Tristan et Iseut et La Princesse de Clèves », cit. Je partage entièrement l’avis contraire de F. Lawrence suivant lequel : « Ideologically, the triumph of Mme. de Clèves is a debunking of the Tristan myth (which has its origin in the eastern hunger for infinite satisfaction) and a triumph of western thought. Passion is not always an all-consuming fatality; it is even possible to reject love for other than extra-ordinarily heroic reasons », F. L. LAWRENCE, « La Princesse de Clèves Reconsidered », cit., p. 21.

↑ 79 C. ESMEIN-SARRAZIN Introduction, in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., p. ix-xxxv, p. xxvii.

↑ 80 P. MALANDAIN, Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, cit., p. 84.

↑ 81 C’est une pleine admission de complicité celle que délivre la Princesse lors de ses adieux à Nemours : « Je sais que c’est par vous qu’il est mort, et que c’est à cause de moi » [PdC, p. 469].

↑ 82 P. Malandain a démontré de manière convaincante la négativité irrémissible de la passion dans la perspective cartésienne adoptée par le narrateur et par son héroïne. Cf. P. MALANDAIN, Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, cit., p. 87-88.

↑ 83 Mme de Chartres dit qu’il y règne une « agitation sans désordre » [PdC, p. 342] ; un état qui apparente le régime de la cour à celui des asiles des fous.

↑ 84 Cette condition sociale a un digne équivalent moral : « Galanterie et magnificence ont leur envers dans le roman, la noirceur des passions et des comportements répondant à la grandeur des titres et à la richesse des équipages », C. ESMEIN-SARRAZIN Notice [La Princesse de Clèves], in Mme de LAFAYETTE, Œuvres complètes, cit., pp. 1292-1330, p. 1317.

↑ 85 De l’aliénation sociale ressort directement la perte de sens. G. Violato a parlé, pour ce qui est des « valori di pura superficie » de la cour, de « pietrificazione del senso, di un senso divenuto ormai estraneo e incomprensibile », G. VIOLATO, La Principessa giansenista, cit., p. 21.

↑ 86 B. PINGAUD, Mme de La Fayette par elle-même, cit., p. 63.

↑ 87 Je peux me tromper, mais aucun des amours réciproques racontées dans le roman ne débouche sur un mariage et qui plus est on n’y fait état d’aucune naissance.

↑ 88 À noter que c’est justement « sur le prétexte de changer d’air » [PdC, p. 477] que Mme de Clèves quitte la cour.

↑ 89 A. Niderst relève à ce propos que « l’histoire perd de son importance au fur et à mesure qu’on avance dans le roman », A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 22.

↑ 90 Son histoire, personne n’en peut plus douter, est celle d’une femme « entreprenante, orgueilleuse, aimant séduire et raisonner », qui ressent pourtant « le besoin de se créer, au sein de l’univers des intrigues, une sorte d’univers second, un univers-refuge », B. PINGAUD, Mme de La Fayette par elle-même, cit., p. 44.

↑ 91 Cette formule bien connue est de Mme de Sévigné (Lettre du 16 mars 1672), mais elle sied aussi parfaitement à son amie Mme de Lafayette.

↑ 92 « Il est cependant plausible qu’elle ait pensé, avec La Rochefoucauld et Segrais, à composer un roman qui fût “le monument funéraire de la dynastie de Clèves-Longueville”, en souvenir d’un temps où la noblesse frondeuse était condamnée à la retraite ; le parcours de Mme de Clèves, qui va de l’entrée à la cour jusqu’à l’exil lointain, représenterait celui de la noblesse », F. GEVREY, L’esthétique de Madame de Lafayette, cit., p. 40.

↑ 93 Cf. P. BÉNICHOU, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1992 [1948], p. 15-100.

↑ 94 A. Niderst a relevé l’absence, chez Mme de Lafayette, de « vengeance céleste ». Dans La Princesse de Clèves il n’y a « ni providence, ni pardon », A. NIDERST, La Princesse de Clèves. Le roman paradoxal, cit., p. 133 ; ce qui marque la distance sidérale avec le loyalisme, je voulais dire le jansénisme de Racine.

↑ 95 « La noblesse de robe, abaissée, cherche souvent le salut, comme une part de l’aristocratie d’épée, dans le jansénisme. L’échec d’une classe sociale y devient l’échec tout entier du monde et de ses valeurs », Ibid., p. 12.

↑ 96 Ce n’est pas par hasard alors que le roman s’ouvre avec la galerie éblouissante de la cour des Valois, où « l’admiration se mêle à la nostalgie d’un temps où la féodalité était encore à son apogée », F. GEVREY, L’esthétique de Madame de Lafayette, cit., p. 30.

↑ 97 C’est de toute évidence le “mantra” de la Princesse lorsqu’elle décide de tout lâcher : « Il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais » [PdC, p. 472] ; « Elle lui dit que son dessein était de demeurer dans l’état où elle se trouvait ; qu’elle connaissait que ce dessein était difficile à exécuter ; mais qu’elle espérait d’en avoir la force » [PdC, p. 475].

Pour citer cet article :

Valerio CORDINER, Un chevalier de malheur. M. de Guise sans/dans « La Princesse de Clèves », Du labyrinthe à la toile / Dal labirinto alla rete , Publifarum, n. 26, pubblicato il 31/05/2016, consultato il 26/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=353

 

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