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La norme du français : d'un modèle centré au modèle polycentrique

Jean-Marie KLINKENBERG



1. Le modèle francophone traditionnel : centralité, essentialisme, unité

Dans les milieux officiels francophones, on entend fréquemment parler de plurilinguisme, de partage, de dialogue des cultures, de communauté…. Réalité, ou rites d'une quelconque grand-messe ? Ce discours de la connivence et de l'égalité se heurte en tout cas à trois constats que l'on fait aisément lorsqu'on considère la francophonie. Trois constats correspondant à trois caractéristiques de la culture française : sa centralité, son essentialisme, son unitarisme.

1.1. Centralité

Le français continue à offrir l'exemple sans doute le plus poussé qui soit de centralisation et d'institutionnalisation linguistiques. Les grands ensembles sont généralement structurés autour d’un ou plusieurs centres où se concentrent les organes de la vie culturelle, et plus généralement les institutions du champ, et à partir desquels la production s’organise. Le summum de cette centralisation a sans nul doute été atteint en France, où Paris accueille la quasi-totalité des institutions qui régissent la vie culturelle, intellectuelle et littéraire. Cette situation a des origines historiques lointaines et complexes, bien décrites par toutes les histoires de la langue. Mais elle est aujourd'hui confirmée et consolidée par un facteur quantitatif bien simple : alors que dans les autres grands blocs d'États soudés par une langue européenne l'ancienne métropole est devenue très minoritaire - c'est le cas pour le bloc anglophone, pour l'hispanophone et plus encore pour le lusophone -, la France continue à peser d'un poids décisif dans une francophonie où seule une minorité d'usagers a le français comme langue maternelle.

Ces grands ensembles centralisés ont la particularité d’étendre leur sphère d’influence au-delà des frontières politiques. Ils tendent donc à capter et à assimiler des ensembles culturels plus petits, trop faibles ou trop fragiles pour résister à leur pouvoir d’attraction. On peut utiliser, pour décrire le rapport entre cultures, la métaphore du système solaire. De même que chaque corps céleste décrit une orbite autour du corps central, et reste sur cette orbite grâce aux forces gravitationnelles, la trajectoire des cultures périphériques est tributaire du rapport qu'elles entretiennent avec la culture centrale. C'est dire que ces cultures subissent à la fois des forces centripètes, qui les attirent vers le centre, et des forces centrifuges, qui l'en tiennent éloignées. Les autres corps célestes voisins subissent chacun le même type de force, et tournent d'ailleurs dans le même sens autour du point central, de sorte qu'on ne peut envisager de rapport direct entre corps : les relations qu'ils entretiennent entre eux dépendent de celles qu'ils entretiennent avec le corps central. De la même manière, les relations entre cultures périphériques sont déterminées par les liens qu'elles nouent toutes avec la culture centrale (il y a peu de contacts directs entre cultures périphériques). Et de même que chaque corps céleste à un mouvement de rotation, suscité par des forces propres, l'évolution de chaque culture du système dépend également de facteurs historiques qui lui sont spécifiques. Enfin, la force de gravité agit entre tous les corps de l'univers, de sorte qu'aucun système solaire n'est isolé; de même, aucun système culturel n'est complètement isolé des systèmes voisins, par lesquels ils peuvent être attirés, et desquels ils doivent se différencier.
On peut donc penser les ensembles culturels en termes de tendance vers la dépendance et l'indépendance : les noyaux des grands ensembles seront décrits comme des cultures indépendantes, tandis que les petites cultures seront décrites comme des cultures captives.

1.2. Essentialisme

J'appelle essentialisme la manœuvre idéologique de construction qui consiste à refouler la variation nécessaire de la langue : elle se fonde sur un discours qui vise à rendre monolithique aux consciences ce qui n'est objectivement qu'un conglomérat de variétés linguistiques, lesquelles diffèrent par leurs coûts autant que par les profits qu'elles permettent d'escompter sur le marché symbolique. Ainsi, les cultures dotent la langue d'une haute valeur émotionnelle, de sorte qu'elle suscite volontiers des sentiments d’allégeance ou de fidélité comparables à ceux que peuvent susciter la foi religieuse, le lien familial ou l'engagement politique. Famille, société, religion : voilà ce qu'est souvent la langue. Il est dès lors compréhensible qu'elle déclenche les passions et les guerres. Dans ce primat de la langue, on peut voir une trace de la pensée herdérienne. Johann Gottfried Herder, précurseur du romantisme, a développé, rappelons-le, une conception de la « culture nationale » qui a exercé et exerce encore une influence durable sur le discours à propos des cultures. Cette théorie était destinée à combattre tant l'idéal classique que l’hégémonie de la culture française des Lumières et leur commune prétention à l’universalité. Selon Herder, chaque culture nationale présente une spécificité qui la distingue des autres et, surtout, la rend incomparable avec ces autres. Il y aurait donc une « âme » ou un « génie » national qui s’exprimerait dans chaque culture. Ce génie national, on le trouve principalement dans les traditions et folklores populaires (le peuple représentant l’âme authentique de la nation), mais surtout dans la langue : le tournant pris par Herder consiste à donner à celle-ci le principal rôle de fondement de l'identité collective et à faire d'elle une synecdoque du peuple : « In ihr [la langue des pères] wohnet sein ganzer Gedankenreichtum an tradition, Geschichte, Religion und Grundzätsen des Lebens, alle sein Herz und Zeele » (HERDER 1967/68 : 93).

1.3. Unitarisme

Si le français offre un bon exemple de centralisation linguistique, il offre surtout celui de l'institutionnalisation linguistique.

Le principal rôle de celle-ci est de radicaliser la manœuvre qui consiste à hypostasier la langue, à en faire un objet allant de soi. Qu'elle fonctionne comme emblème ou stigmate, la langue est vue dans son unité, et non dans sa diversité ; dans sa spécificité, et non dans sa généricité. Dans son unité : c'est le mythe de l'existence d'un français (avec ce singulier que l'on retrouve dans des expressions comme « parler le français », « connaître le français », « ils ne savent plus le français »…), alors que le français comme singulier est un être fictif. Le singulier mène à confondre le tout et la partie : « parler de la langue, sans autre précision », nous dit Bourdieu, « c'est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d'une unité politique » (BOURDIEU 1982 : 27). Dans sa spécificité : c'est le mythe selon lequel la langue aurait ce que l’on appelle mystérieusement son « génie » irréductible, caché dans un Saint des Saints auquel seuls auraient accès certains grands prêtres, alors que les rapports de violence symbolique que le discours essentialiste permet sortent leurs effets dans toutes les communautés linguistiques.

2. Intériorisation et insécurité

2.1. Purisme


Ces trois caractéristiques correspondant à des traditions bien établies, ont un impact non négligeable sur la francophonie périphérique.

En une seule formule, on peut dire que celle-ci a intériorisé les règles que dictent ces trois forces. Elles l'ont d'autant mieux fait qu'à travers la langue, qui les a construites, on touche aux règles sociales en vigueur, règles de distribution du pouvoir d'autant plus impérieuses et intériorisées qu'elles ne sont pas écrites.

On notera ainsi que le discours puriste est particulièrement vivace dans les pays francophones non français. Si la Belgique, par exemple, est la terre du Bon Usage, ce dernier volume n'est que le successeur d'une longue lignée d'ouvrages dont les premiers paraissent au XIVe siècle. Dans ce discours puriste, les spécificités langagières locales sont mises en évidence, et stigmatisées, et cela de deux manières : par l'hypertrophie du facteur géographique, et par la mythification de l'Autre.

Premier point : l'ensemble des variétés linguistiques non légitimes décrit est dominé par celles qui sont susceptibles de recevoir une définition géographique. La batterie terminologique mise en place par les ouvrages puristes témoigne bien de cette hypertrophie du géographique : « provincialismes français », « belgicismes antifrançais », etc. Le discours normatif se donne ainsi les avantages de l'indiscutable : lorsqu'elle fait usage du critère géographique dans sa définition, la norme assied définitivement son autorité. Les autres arguments traditionnels du purisme - respect de la tradition, crainte du pléonasme, etc. - passent donc ainsi au second plan. Dans la stratégie des Chasses aux belgicismes (deux volumes de 1971 et 1974, dus à Hanse, Doppagne, Gielen, et qui ont à l’époque obtenu un fort succès de librairie), l’argument géographique est constamment mobilisé, au prix d’un paralogisme. Au nom de l’argument « on ne vous comprendra pas en France si vous utilisez tel terme ou telle tournure, ou à tout le moins vous susciterez l’étonnement », l’emploi du terme ou de la tournure est condamné en tous temps et en tous lieux.

Deuxième point : quand il s'agit d'expliquer la genèse des traits locaux, on recourt peu au principe de l’archaïsme des zones latérales (phénomène qui explique un certain nombre de concordances entre les français de Belgique, de Suisse et du Canada), mais on invoque le rôle de l'Autre. Nombre de puristes suisses ont ainsi tendance à considérer les différences entre la norme française et la pratique romande comme autant de germanismes ; phénomène similaire avec le français du Canada : l’observateur superficiel prête volontiers à l’anglicisme ce qui ne lui revient pas aux yeux de l'historien. En Suisse, l’antéposition de ça (« tu vas ça manger »), lui et personne (« il a personne pris »), le régime particulier de certaines prépositions (comme dans « aider à quelqu’un ») ou l’utilisation de vouloir dans le futur périphrastique (il veut pleuvoir, « il va pleuvoir ») sont loin d’être les germanismes qu’on a dit. Au Québec, certains ont vu dans le phénomène de diphtongaison un effet de la proximité avec l’anglais, tandis que d’autres mettent le phénomène en corrélation avec des traits régionaux français ; mais il n’est vraisemblablement que l’aboutissement de l’allongement vocalique.

2.2. Insécurité linguistique


Entre autres phénomènes, l'intériorisation débouche sur l’insécurité linguistique, exemple qui va me servir plus longuement.

Le mot désigne un concept sociolinguistique qui peut se définir comme le produit psychologique et social d’une distorsion entre la représentation que le locuteur se fait de la norme linguistique et celle qu’il a de ses propres productions. Il y a insécurité dès que le locuteur a d'une part une représentation nette des variétés légitimes de la langue (norme évaluative) mais que, d'autre part, il a conscience de ce que ses propres pratiques langagières (norme objective) ne sont pas conformes à cette norme évaluative. Il y a au contraire sécurité dans les deux cas suivants : (a) quand la pratique d'un locuteur est à ses yeux suffisamment conforme à la norme évaluative ; (b) quand sa pratique n'est pas conforme à la norme mais qu'il n'en a pas conscience. L’insécurité est donc la plus forte au sein des groupes qui ont à la fois des pratiques peu conformes et une conscience aiguë de la norme, et dont l’ascension sociale dépend en partie de la maîtrise de cette norme (dans les pays développés et dans la seconde moitié du XXe siècle, c'est généralement le cas dans la petite bourgeoisie et chez les femmes). Mais, s’il a une dimension principalement sociale, bien connue, le phénomène a également une dimension géographique : on peut s'attendre à ce que, dans un champ centralisé (ce qui est évidemment le cas, on l'a vu, du champ francophone), l’insécurité linguistique frappe les communautés périphériques, dépourvues qu'elles sont de la légitimité nécessaire.
L’insécurité linguistique y aura donc d’évidentes répercussions sur les choix que les agents de ce champ opèrent par exemple en matière de langue d’écriture.

Les réactions à l’insécurité sont plurielles. La plus courante est le mutisme : on est dépossédé de sa langue. Cette réaction extrême ne concerne évidemment pas l’écrivain, qui fait de la parole son métier. Mais il faut tout de même noter la fréquence de la thématique du silence ou de l’aliénation linguistique dans les littératures francophones. On observe également que les problèmes de dépossession linguistique y sont souvent, implicitement ou explicitement, corrélés à d'autres problèmes de pouvoir, individuel ou collectif, sans que l'on discerne toujours si c'est le linguistique qui métaphorise ces problèmes de pouvoir, ou si ce sont ces derniers qui dramatisent la question de la langue. Une autre réaction est l’auto-dépréciation (jugement portant sur le groupe, et non sur l’individu qui parle). Cette auto-dépréciation est une des conditions de la production des littératures francophones ; elle est fréquemment thématisée par les acteurs et les observateurs, du Suisse Gonzague de Reynold (1913) qui parle d'un « français de frontière » au Belge Octave Maus (1901), qui se plaint amèrement du charabia qu'on parle chez lui.

En schématisant fort, cette dévaluation aboutit à deux types d’écriture ou à deux attitudes apparemment contradictoires : l’excès de contrôle, qui peut déboucher sur le purisme ou l’hypercorrectisme, et la compensation.

Le terme d'hypercorrectisme désigne les pratiques qui vont au delà de ce que recommande la norme évaluative (par exemple, en français, certains locuteurs utilisent fautivement le relatif dont, réputé élégant ; le « style gendarme » comporte un grand nombre d’hypercorrectismes). Cette pratique procède donc d'une appréciation incorrecte de cette norme. Notons que cette première option va généralement de pair avec l’adoption de formules littéraires sécurisantes parce que consacrées (ce qui nous permet de retrouver l’archaïsme des zones latérales) et avec la surévaluation du modèle français, forme d’hypercorrectisme littéraire.

L’autre tendance, la compensation, consiste à combattre les inhibitions par des gauchissements langagiers ou des atteintes voulues à la norme (tandis que les atteintes non voulues à cette norme, parce qu'elles apparaissent désormais comme assumées, changent ainsi de valeur). C'est ce que l'on a pu appeler artisterie verbale ou « surécriture » (mot inspiré du verbe surjouer, en usage dans la critique théâtrale). Ces deux tendances ne sont qu’apparemment contradictoires. Entre ces deux tendances, qui ont en commun d'afficher une conscience aiguë de la norme, tous les intermédiaires sont possibles : l'hypercorrectisme ou l'accumulation de forme normées peut créer un effet d'exotisme.

Les littératures francophones connaissent ces deux tendances. En particulier, elles sont réputées pour cultiver le sens de la rupture et valoriser non point le solécisme - la chose étant presque impensable où que ce soit dans la francophonie - mais les produits de ce qui sera présenté comme une propension à jouer librement avec la langue. Par exemple, dans la littérature belge, nombre d'auteurs ont ainsi pu convoquer dans leur œuvre l'archaïsme et le xénisme, comme chez Charles De Coster, le néologisme, chez des auteurs aussi différents que Verhaeren, Lemonnier et Michaux, la création imitant le langage enfantin ou l'argot, comme chez Norge, le mot savant et le wallonisme francisé, comme chez Jean-Pierre Otte ; en un mot, le style carnavalesque. On ne parlera toutefois de surécriture que lorsque cette écriture fait plus que convoquer des ressources langagières peu explorées mais exploite des formules esthétiques déjà fortement légitimées par la tradition, et qu'elle le fait dans des proportions ou avec des inflexions non prévues par les codes dominants du moment.

Toutefois, ici encore, chacune des littératures en cause a sa dynamique propre. 1°) Les oscillations entre les deux pôles que sont le purisme et l’aventurisme ne sont pas synchrones d’une littérature à l’autre : selon les époques et en fonction du rapport qu'elles entretiennent avec le centre, c’est tantôt pour l’une tantôt pour l’autre des solutions au problème de l’insécurité que les acteurs optent massivement. 2°) Rétention et réplétion stylistiques ne sont que de grandes tendances : les techniques particulières qui les actualisent varient selon les traditions de chacune des littératures en cause (pour la compensation : le style « macaque flamboyant » en Belgique, la mobilisation du joual au Québec; pour l'hypercorrectisme : le goût pour les formes poétiques fixes en Belgique, les marques citationnelles mettant le parler local à distance dans le « roman de la terre » québécois).

3. Vers une conception polynomique du français ?

En dépit du progrès de nos savoirs sur la langue, en dépit de la montée de la francophonie, la conception essentialiste du français est plus vivace que jamais. C'est qu'une langue offrant la stabilité et l'unité à son usager est sans doute d'autant plus désirable que les fragilités du moment en font ressentir la nostalgie. Les crises ne peuvent que raviver la conception selon laquelle une société n’est cohérente que si elle s’exprime d’une seule voix. D’où le renforcement des forces centripètes ; d'où aussi les craintes de certains, qui voient un danger de retour aux féodalités dans une politique légitimant les différences : celle-ci, en effet, pourrait remettre en cause l'égalité des citoyens.

Toutefois, au moment même où les différences effectives entre les variétés d'une même langue tendent à s'estomper, on observe des changements d'attitude, dont il ne fait pas exagérer la portée, mais qui sont tout de même remarquables.


3.1. Quelques exemples de décentralisation

Certaines pratiques montrent en effet la progression d'une conception polynomique du français.

Les traces de ce progrès sont nombreux. Une des principales est l'adoption de politiques linguistiques et terminologiques propres. Il suffit par exemple de penser aux diverses mesures concernant la féminisation des noms de métiers, grades, titres et fonctions. Le Québec avait pris en 1979 déjà des mesures de féminisation. La France en fit autant dans une circulaire du 11 mars 1986, mesure à vrai dire peu suivie d'effets. Suivirent ensuite certains cantons suisses, puis la Belgique francophone en 1973. Sur le plan des réalisation effectives, et pour la première fois sans doute dans l'histoire institutionnelle du français, c'est la République qui fut à la traîne ; et l'on sait quelles sont aujourd'hui encore les pesanteurs rencontrées sur ce terrain, bien symbolisées par les réserves de l’Académie. Sur le plan des pratiques - qui est évidemment plus important que celui des décisions institutionnelles - les mêmes différences se marquent. Les études disponibles sur l’implantation de la terminologie féminisée ne permettent pas de comparaisons rigoureuses entre aires géographiques, mais elles suggèrent néanmoins que le mouvement est plus intense à la périphérie qu’au centre.

Autre exemple : l'application des rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française en 1990 et publiées au Journal officiel français. Si ces rectifications commencent à être appliquées par certaines revues et certains ouvrages dont la particularité est de traiter de linguistique française - comme la récente Nouvelle histoire de la langue française dirigée par Jacques Chaurand (1999) ou Le Français dans tous ses états (CERQUIGLINI et al. 2000), c'est surtout en Suisse et en Belgique que le mouvement est sensible. Par exemple, les deux principales revues généralistes belges - La Revue nouvelle et La Revue générale - appliquent la réforme, que soutient l’APARO (Association pour l’application des réformes orthographiques).


3.2. L'exemple de la lexicographie

Une autre manière de mesurer la progression de la conception polynomique de la langue est de suivre l'ouverture des ouvrages lexicographiques aux variétés extra-hexagonales, une ouverture qui remet en cause les principes même de la description lexicale. On peut certes penser aux ouvrages spécifiques qui ont vu le jour récemment (dictionnaires de belgicismes ou d'helvétismes, et surtout le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, de 1992). Mais il est plus intéressant de considérer l'évolution des ouvrages lexicographiques généraux comme le Larousse ou le Robert : ceux-ci prennent désormais au sérieux l'idée qu'on ne peut prétendre parler au nom de tous les Francophones sans faire droit à leurs particularités.

Le Petit Larousse, qui nous servira de témoin, accueillait ainsi dans sa refonte de 1989, à peu près 300 belgicismes nouveaux, qui venaient s'ajouter à la petite centaine qu'il comptait déjà. Ce nombre s'est encore vu gonflé de 200 unités environ pour la refonte de 1998. Outre la donnée quantitative, il est intéressant d'observer la qualitative : ce ne sont en effet pas seulement les nomenclatures techniques (administratives, comme athénée, minerval ou bourgmestre, ou culinaire, comme waterzooi, praline ou gueuze) qui forcent ainsi la porte, mais aussi des termes de la nomenclature courante (drève, aubette, et jusqu'à crolle et kot).

Il est également intéressant de montrer que les attitudes des acteurs extra-hexagonaux ont varié, et ce dans un laps de temps remarquablement bref. Dans les 39 articles de presse belge recensés en septembre 1989, un tiers ¬- et ce sont les plus importants - soulignent l’introduction de termes francophone. Beaucoup soulignent favorablement cette évolution (« ouverture capitale », « révolution », « le Larousse s’ouvre à la francophonie », « ajouts rafraîchissants »). Mais cette impression générale doit être corrigée par trois considérations. D’une part, l’introduction de belgicismes est conçue non comme la résultante d’une conception polycentrique de la langue mais comme un salut adressé aux sentiments intimes, pour ne pas dire comme une promotion du folklore. Nombre de ces articles comportent ainsi un centon plaisant de termes belges, ne correspondant à aucun usage réel. Leurs titres usent souvent eux-mêmes de termes familiers, voire dialectaux : « La drache est au dico ! », « Un petit Larousse plus spitant ! » Par ailleurs, la conception du dictionnaire comme référence historique, renvoyant à une conception centrée de la langue n’est pas mise en cause, et les particularismes continuent à être sentis comme des « fautes » : on pourra désormais « sans scrupule » et « sans déchoir » utiliser ces termes (qui l’étaient déjà…) « que l’on n’aurait jamais osé prononcer outre-Quiévrain, de crainte de passer pour les paysans de la francophonie ». En effet, « ils ne sont plus illicites ». Ce pourquoi il s’agit de dire « merci au juge de paix » qu’est le dictionnaire. On va même jusqu’à regretter que les particularismes perdent ce statut de « fautes » : ce juge de paix nous prive en effet « de ces plaisirs un peu troubles que la langue prend aux viols ». Enfin, le concert de louanges connaît quelques exceptions spectaculaires. « Il en drache, des carabistouilles », titrait le grand quotidien bruxellois Le Soir en utilisant lui-même ironiquement deux belgicismes pour présenter la refonte 1989 du Petit Larousse ; et le soir même, l’animateur du principal journal télévisé renchérissait en acculant ses invités : ces innovations n'étaient jamais à ses yeux que des « fautes de langue ». L’argumentation de ces deux témoins mériterait une analyse approfondie. Outre qu’il mobilise constamment la notion de faute, leur discours fait voir qu’un particularisme se définissant géographiquement porte atteinte à la conception d’une langue d’usage collectif et général : ces particularismes sont en effet forcément localisés avec précision (et méritent donc la qualification de « sous-régionalismes » ; on notera en regard que les usages socialement localisables ne sont jamais, quant à eux, perçus comme brisant l’unanimité). Il fait voir aussi qu’un mot identifiable comme belge (ou suisse, ou québécois), dès lors qu’il l’est, ne peut recevoir la qualité de français. Le mythe d’une langue pure, gardée qu’elle est à l’abri des contaminations externes, est également mobilisé (des termes comme septante et nonante peuvent être considérés comme « purement français » parce qu’il ne sont pas des « emprunts occasionnels à un patois ou à une autre langue, fût-elle aussi nationale »). L’objectif est ici de contrer le « retour à Babel » (dont se rendent notamment coupables les Québécois, qui « s’encouragent à la singularisation de leur ‘français’ par une sorte de nationalisme têtu »), au nom du principe selon lequel le français « ne pourra prétendre à un avenir international qu’au prix de son homogénéité ». On reconnaît là la conception, persistante dans nombre de pays d’Europe et particulièrement dans certaines zones de la francophonie, selon laquelle une société n’est cohérente que si elle s’exprime d’une seule voix. Se serrer les coudes, et lutter contre les forces centrifuges, semble en outre constituer une manœuvre de repli sur des « valeurs sures », qui a son prix en période de crise…

Quand on observe les réactions de la presse lors du second flux, de 1998, on constate que ce dernier est le plus souvent resté invisible. Les articles sont moins nombreux, et bien moins nombreux à souligner la présence des belgicismes. Lorsqu’ils le font, le jugement est en général favorable (comme par exemple chez le journaliste à qui on devait l’article du Soir largement cité ci-dessus). Et dans ce cas, il est bien moins fait usage des figures de la subversion ou de l’absolution : la Chasse aux belgicismes semble décidément fermée.

Il ne faut toutefois pas voir là une évolution linéaire vers une conception polycentrique de la langue, mais plutôt un mouvement dialectique qui peut avoir un goût de paradoxe : si la langue est un bien collectif, propre à assurer la cohésion de la collectivité, son unité est aujourd'hui désormais parfaitement compatible avec la préservation de la diversité. Le locuteur belge se rebelle ainsi volontiers contre la prétendue primauté linguistique française, et des enquêtes montrent qu'il assume dorénavant certains des traits culturels qui traditionnellement constituaient autant de stigmates. Mais, au même moment, les mêmes enquêtes montrent qu'il désigne toujours bien Paris comme l’endroit où l’on parle le mieux sa langue. Il peut ainsi simultanément vivre la croyance en son respect scrupuleux des normes parisiennes et participer à l’élaboration de normes endogènes, comme le fait d’ailleurs son cousin Québécois. C'est ce dernier qui semble vivre le plus paisiblement son altérité. Mais il ne faut tout de même pas oublier la vive controverse qui suivit la publication du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui déjà cité : elle montra que la fragilité linguistique n’avait pas disparu. Ce dictionnaire rompait en effet avec la tradition lexicographique française, notamment en ceci qu’aucune marque ne venait indiquer ce qui était propre à l’usage québécois; et comme, de surcroît, l’ouvrage proposait en entrées un certain nombre de vulgarismes insuffisamment signalés comme tels aux yeux des censeurs, ses rédacteurs se virent accusés de participer à la dégradation générale de la langue.

4. Conclusions

L'évolution de la conception de la langue est à lire dans le cadre des mouvements mondiaux actuels.

D'un côté, il s'avère que, contrairement à ce que prétend un discours catastrophiste, l'avènement d'une langue mondiale n'est pas un corollaire automatique de la mondialisation. Certaines grandes entreprises, par exemple, décident de s'adapter à la variété culturelle du monde (après tout, c'est le client qui est roi). Comme le montre bien le cas du Québec, ce désir de conquérir des marchés fait que l'économie ne s'accommode pas trop mal de mesures linguistiques protectionnistes.

De l'autre, il faut tenir compte des courants identitaires, dans lesquels les groupes minoritaires affirment leur capacité d'action autonome dans le processus de transformation sociale. Ces courants « expriment des revendications économiques, voire écologiques, aussi bien que politiques et culturelles : sortir du sous-développement, aménager le territoire en protégeant l'environnement, promouvoir sous de nouvelles formes la langue et la culture originales, conquérir une large autonomie sans exclure l'intégration fédérative à un ensemble politique plus englobant que l'État-Nation […]. L'identité collective, pour ces mouvements, ne se définit plus seulement par un passé commun que transmet la mémoire collective, mais par un projet d'avenir commun qui implique la transformation du présent. C'est alors que l'affirmation de l'identité débouche sur une volonté d'autonomie sociale ; les membres du groupe minoritaire dominé ont quelque chose à faire ensemble, quelque chose d'autre que la commémoration des souvenirs historiques, quelque chose de plus que la survivance folklorique : la lutte pour abolir le rapport de domination » (LAPIERRE 1993 : 140).

La légitimation des variétés locales, loin de contrebalancer les forces centripètes évidemment dominantes, et de contribuer à une créolisation largement fantasmée, apparaît, à cette lumière, comme un repentir tardif, à la portée purement symbolique, ou un acte d'appropriation de la langue (DE ROBILLARD 1996) Une façon d'affirmer, sans courir trop de dangers, que la variété peut coexister avec l'union et la force.

Bibliographie

J. G. HERDER, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, dans Sämmtliche Werke V, Neudruck Hildesheim, 1967/68.
P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire : L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982
J.W. LAPIERRE, « L’identité collective, objet paradoxal : d’où nous vient-il ? », Recherches sociologiques, t. XV, n° 2-3, 1993, p. 195-205.
D. DE ROBILLARD Le Français dans l'espace francophone, Tome 2, Paris, Champion, 1996.


Pour citer cet article :

Jean-Marie KLINKENBERG, La norme du français : d'un modèle centré au modèle polycentrique, Constellations francophones, Publifarum, n. 7, pubblicato il 20/12/2007, consultato il 27/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=49

 

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