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Récits d’enfance antillaise au XXIe siècle: élans des possibles et de l’espérance

Suzanne CROSTA



RÉSUMÉ

Cette étude prolonge les réflexions déjà faites sur les récits d’enfance antillaise. En même temps, elle rappellera quelques poétiques récentes et certaines modalités textuelles qui ont cours pour illustrer ce monde précieux et fragile. Nous privilégierons les récits contemporains, pour souligner la tendance à représenter une enfance en pleine mouvance, où les « brouillons de soi » (terme emprunté à Philippe Lejeune) sont en marge ou au centre d’une dynamique à la fois familiale et sociale souvent difficile et où son appartenance au monde est tantôt forcée, tantôt souhaitée. L’espoir, la force de cohésion, la chaleur humaine sont à la recherche d’un devenir meilleur pour cette jeune relève étourdie par un présent souvent incompréhensible dans ses inquiétantes contradictions. À la lumière de ce constat, les écrivain(e)s prennent position et s’engagent à traverser les poétiques et les genres, les paysages et les sonorités, pour prêter appui à l’enfant : leurs écrits sont des "papiers à ramages", pour attirer son attention, se solidariser avec lui, suggérer les espaces et les voies pour entretenir ses rêves et favoriser ses aspirations.

ABSTRACT

This study builds on current scholarship on Caribbean childhood narratives. It revisits recent poetics and textual modalities that typify this precious yet fragile world. Our research will focus on contemporary writings and trends that highlight themes of childhood, memory, mobility, and self-expression in which the «drafts of the self» (to borrow Lejeune’s concept) are either at the margins or at the center of oftentimes difficult family and social dynamics, and where the search for a sense of belonging to a community is sometimes dashed, other times realized. Embedded within these childhood narratives are expressions of hope, cohesion, stability and human connections in order to counter unsettling contradictions and promote the ideal of a better future. With these in mind, writers commit their work to exploring poetic forms and genres, landscapes and sounds, generating a mosaic of texts that capture the reader’s attention to the plight of today’s youth, empathizing with them and opening new frontiers where they can express themselves, pursue their dreams and realize their aspirations.

Des chemins parcourus

Les écrivain(e)s et les critiques de notre siècle se sont laissé émouvoir par la situation de l’enfant moderne, si précaire en tant de Pays. Aux Antilles, on n’a pas oublié l’arrachement brutal à l’Afrique mère, non plus que la tourmente de l’odieuse traite des noirs et de leur esclavage prolongé, qu’on a mis trop de temps à abolir. Les marchands ont protesté avec opiniâtreté, même si on leur accordait de généreuses compensations, mais l’intervention et la déclaration de Schœlcher (1848) ont été décisives, entraînant la plupart des Pays dans un grand mouvement de libération. La France a semblé donner le grand coup en instituant le régime de la départementalisation (1946) qui reconnaissait l’égalité entre les vieilles colonies et la Métropole (cf. BANGOU 1981, DEVILLE et GEORGES 1996, FEDERINI 1996). Restaient les blessures vives à l’âme populaire, et le dénuement des exploités. C’est à cette profondeur que les écrivains rejoignent les peuples atteints dans leur image et leur jeunesse.

Nos allusions à cette couche d’histoire, et au contexte socio-culturel actuel qui la recouvre, s’accompagnent d’une réflexion sur les stratégies textuelles dont se sont servis les écrivains pour dire l’âme antillaise. C’est ainsi qu’il fallait évoquer le passage de la gémellité au tiers-espace chez Mayotte Capécia, la rhétorique de l’édification culturelle chez Joseph Zobel, le merveilleux chez Simone Schwarz-Bart, et le marronnage du récit d’enfance chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (cf. CROSTA 2001, EAD. 2005). Ce sont des poétiques sinon lénifiantes, du moins cathartiques, car elles sont de nature à faire naître de nouveaux paradigmes : on ne peut changer le passé, mais on a besoin de nouveaux systèmes de référence. Dans les récits d’enfance évoqués, l’auteur a tendance à opter pour la narration faite par un adulte. Ce sont des visions en direct, des instantanés même, révélant une quête identitaire innervant le tissu familial, lui-même nourri par l’énergie de la communauté : actions politiques, originalité culturelle, effervescence sociale. Ces témoignages d’affranchissement des esprits nous en disent long sur la vie aux Antilles en ces temps de relève où le futur offre un meilleur appui que le passé.

En effet, le récit d’enfance du XXe siècle privilégie le mode de l’autobiographie, de la biographie, du récit documentaire ou de l’autofiction. Sous cet éclairage, la configuration sociale, culturelle et symbolique de l’enfant est néanmoins soumise à une éthique politique bien enracinée dans la nature/culture antillaise. Cependant, il faut le répéter, bien des contraintes et des limites sont ressenties comme reliées à un parcours inachevé, lui-même dû à l’expérience de l’exil, des séparations, des abandons, de la mort trop présente. C’est dans ce sous-sol qu’on trouve les premiers fondements des sentiments et des mouvements de revendication politique et culturelle, comme la négritude, l’antillanité, la créolité…Dans cette articulation complexe s’exerce la vitalité de l’enfant qui s’interroge sur son vécu immédiat, sur la citoyenneté, sur sa présence au monde, sur la saisie culturelle, et sur la tolérance, rejoignant, sciens nesciens, les préoccupations de notre époque… Car, ne l’oublions pas, nous avons connu deux guerres mondiales, et nous connaissons toujours de graves problèmes d’intégration dont les drames humains collectifs et privés ne cessent de se répéter.

Du passage des affirmations culturelles à la créolisation

Depuis la départementalisation il y a plus de 60 ans, des élans indépendantistes se sont manifestés ici et là. On s’est interrogé sur le statut de la Martinique au sein de la France et de l’Union européenne, en fin de compte sur sa véritable place dans le monde (cf. ANSELIN 1990, BURTON et RÉNO 1994, CELIMÈNE et VELLAS 1990, Commission Européenne 2012). Les départements d’outre-mer deviennent des régions à part entière avec la création du Conseil Régional pour la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique (1982); l’égalité sociale est réalisée sous la présidence de Jacques Chirac en 1996. À l’œil européen, ces départements d’outre-mer deviennent des régions ultrapériphériques. Sur la carte du Tout-Monde, les Antilles font partie de l’Amérique, alors qu’Édouard Glissant considère les Antilles avec les autres archipels du monde entier. En 2014 auront lieu les premières élections de membres des assemblées de Guyane et de Martinique considérées comme collectivités uniques.Il semble bien qu’il en sera ainsi pour la Guadeloupe. Ces essais de réforme affectant des collectivités territoriales ne se faisaient pas sans débats, excitant les passions et suscitant des tensions. On retrouve l’écho de ce questionnement national et de la recherche d’un projet collectif dans les premiers récits d’enfance parus aux Antilles. On en a déjà tracé les contours et les cheminements.

Le XXIe siècle : une enfance en pleine mouvance

Depuis une vingtaine d’années, ce qu’on y voit de plus en plus, c’est une grande sensibilité à la question de l’altérité, aux contacts et aux rencontres de peuples : on cherche des correspondances dans les cultures, les races et les religions, tandis qu’on est intrigué par le sens mystérieux à découvrir dans les différences. Celles-ci, en invitant au dialogue, servent de catalyseurs dans la démarche créatrice, en même temps qu’elles colorent l’œuvre littéraire. Suivons Glissant pour quelques pistes analytiques de sa notion de créolisation qu’il présente comme miroir des cultures du monde mises en contact : « La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation “s’intervalorisent”, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange » (GLISSANT 1996 : 16).Mais elle est aussi une source créatrice et incessamment jaillissante pour l’humanité :

J’appelle créolisation cet enjeu entre les cultures du monde, ces conflits, ces luttes, ces harmonies, ces dysharmonies, ces entremêlements, ces rejets, cette répulsion, cette attraction entre toutes les cultures du monde. Bref un métissage avec une résultante qui va plus loin et qui est imprévisible. (GLISSANT 1999 : 50)

La créolisation s’offre en mode de lecture et de compréhension du monde antillais, un monde où les migrations historiques ont donné lieu à des rencontres d’éléments ethniques et culturels venus de zones différentes, hétérogènes. La résultante est une donnée nouvelle, grosse d’imprévisibilité, mais un antidote contre les forces du pouvoir, plus généralement contre l’absolu “imposé”: droit du sang, droit du sol, pureté de la race, etc... Dans le recueil pour enfants Émerveilles, l’intention poétique de Chamoiseau, le fils spirituel de Glissant, va dans le même sens :

Le défi contemporain de la littérature sera peut-être de deviner l’émoi d’une conscience du Tout-Monde. Les peuples, les cultures, les races, les dieux, les traditions, les langues, les explications de l’univers, sont aujourd’hui connectées entre elles, s’influencent, se relativisent, et se changent mutuellement. L’écrivain (mais aussi l’artiste, l’enseignant, le politique, le jeune, la région, le quartier…) n’est plus enfermé dans l’absolu de son village, de sa culture, de sa langue. Il est projeté dans le flux ouvert des langues et des possibles. Il est touché par l’enthousiasme-désarroi de ces individus (et de ces peuples) qui doivent trouver d’inédites fondations, d’impensées références, d’originales valeurs dans un monde qui fait monde. (CHAMOISEAU 1998 : 126)

La créolisation offre des modalités de rencontres, de relations, de compréhension qui servent à éveiller l’imaginaire, à explorer de nouvelles propositions de monde et à « pratiquer une nouvelle approche de la dimension spirituelle de l’humanité » (GLISSANT 1996 : 15).

Poétiques de relations

À la lumière de ce constat, de nouvelles poétiques se dessinent dans les récits d’enfance du XXIe siècle, mettant en relief un vaste champ de relations, de réflexions et de dialogues sur le rapport de l’enfant au monde, pour qu’il se connaisse et trouve son autonomie, son épanouissement, en s’exprimant dans la communauté. Deux exemples méritent notre attention, Tu, c’est l’enfance de Daniel Maximin et La Berceuse en acajou de Daniel Radford, deux récits d’introspection où le corps, l’esprit et l’âme tentent de trouver leur unité. On aperçoit la grande part que joue la cosmogonie, celle qui rayonne dans l’âme et le culte populaire, et qui soutient la naïve fraîcheur de l’enfant qui s’ouvre à la spiritualité. En lui tente de naître une symbiose mystérieuse : si l’amour le guide dans ses échanges avec les vivants, une indicible sympathie pour le monde des morts le rassure intérieurement et l’oriente vers une perspective spirituelle fondamentale.

Avec Tu, c’est l’enfance, Daniel Maximin révèle son regard poétique en nous transportant dans le charme de son enfance, qui tenait tout entier dans la clarté de ses yeux qui suivaient allègrement les mouvements de la nature (éruption volcanique, tremblement de terre, averses de pluie, cyclone). En l’exploitant comme écrivain, il rejoint les quatre éléments des Présocratiques : le feu, la terre, l’eau et l’air. L’imagination naïve de l’enfant lui fait percevoir tant le ballet tellurique, soumis aux divinités chtoniennes, que le grand mouvement vital de la nature, auquel il participe en spontanéité pure. C’est un petit enfant de la nature négligeant les lianes, et se sentant élément privilégié de son milieu, non seulement parce qu’il y baigne, mais parce qu’il le comprend, qu’il l’amène en lui pour dialoguer avec son intérieur. S’il met en évidence le « je », le « tu » est tout proche. Ainsi, devant l’éruption de la Soufrière («sœur/frère» dans son petit monde) :

Ton volcan ramenait nos existences présentes à une simple péripétie de son histoire. Pour toi, il ne t’avait pas bien vu, et tu lui pardonnais de ne pas nous épargner ce rendez-vous inscrit sur son emploi du temps, indifférent à nos calendriers enfantins et nos petits destins. (MAXIMIN 2004 : 55)

La personnification de la Soufrière, dotée d’une intelligence et d’une force émotive met en évidence la pensée magique de l’enfant : il vit dans la possibilité que les événements naturels se plient à ses exigences et lui aux leurs. Invoquant ses modèles littéraires, l’enfant entre dans l’univers des livres qu’il lit de la même façon, trouvant naturel de vivre dans d’autres mondes, d’y être participant, d’y trouver sa place. La poétique de l’altérité chez Maximin nous laisse entrevoir la spiritualité de l’enfant en quête de sens pour son cheminement.

La Berceuse en acajou de Daniel Radford, est «un chant profond de la mémoire» (RADFORD 2013 quatrième de couverture), une occasion de rappeler l’héritage légué par les Ancêtres, une sympathie à partager à travers les contes, les chansons et les histoires familiales. Les choses et les événements ont marqué l’enfant, ils ont nourri son imaginaire et forment le halo de son vécu. La berceuse en acajou, héritée du père, en scande les temps forts, les refrains et les rythmes.

Dans ma famille, la berceuse s’offre de père en fils. Elle est dans tous nos souvenirs, elle se balance au fil de mes mille pages et se réincarne avec un membre de la famille. […] La berceuse en acajou symbolise cet « instant parfait de l’enfance » dont parle Marcel Proust. Sa seule évocation me rattache non seulement à la terre mais à tous les miens, comme un balancement de mémoire, un trait d’union entre l’extrême Occident d’où je viens et l’Orient dont languit mon cœur. (RADFORD 2013: 9-10)

Son récit d’enfance privilégie les méandres de la mémoire, en scande les temps forts, les rythmes et les sensations : la magie du paquebot, la virée dans le jardin des plantes et les bruits quotidiens/familiers de la boulangerie familiale sont sources d’inspiration pour son projet d’écriture. Les aventures sensorielles de l’enfant sont enrichies par ses déplacements, et ses multiples retours (France-Guadeloupe), et déboucheront sur la voie de Jérusalem. Si le cheminement de l’enfant conduit l’adulte au judaïsme, l’auteur voudrait désormais que «l’enfant que j’étais écoute la parole de l’adulte que je suis devenu » (RADFORD 2013 entretien). Ici, le récit d’enfance est à la fois mouvement et agrandissement de la perspective. Alors que l’actualité des discours des médias porte son attention à l’engouement pour l’Islam chez les Afro-Antillais (cf. KUCZYINSKI 2006 et KODA 2013), la déclaration de l’auteur-rabbin pose une autre voie possible. Le parcours du territoire de la fiction qui l’amène au judaïsme lui semble un moyen de s’approfondir lui-même. Les paradoxes de son existence se sont transformés en perles de sagesse qui lui ont fait comprendre la perpétuelle migration de l’être en quête de sens.Cette saisie de l’être dans ses contradictions et ses sensibilités n’est pas sans rappeler la grande question de Glissant : « comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même? » (GLISSANT 1996 : 20). Pour Radford, sa trace dans la poétique des relations dans le monde lui a fait découvrir qu’on peut « devenir un autre tout en restant soi-même » (RADFORD 2013, entretien). Il faut croire à tous les possibles et le communiquer à tout public.

Un engagement direct avec la jeunesse

Dans sa Lettre ouverte à la jeunesse, datée du 20 mars 1999, l’écrivain Ernest Pépin opte pour la forme épistolaire, et s’adresse directement à la jeunesse. Devant certains égarements, il sonne l’alarme et précise son intention :

Mon ambition est de susciter un débat au sein de la jeunesse afin qu’elle prenne en charge les questions et les réponses et qu’elle lutte pour changer le cours dangereux des choses. […] Parce que tous les grands principes sur lesquels doit se reposer une communauté d’hommes et de femmes sont en train de s’effondrer. (PÉPIN 1999 : 5-6)

Il fait appel aux valeurs de dignité, de solidarité et de sécurité, plaidant pour la préservation d’une identité et d’un épanouissement collectifs presque invisibles aujourd’hui: «L’essentiel réside dans le fait qu’aucune de ces valeurs n’est, à l’heure actuelle, une force agissante et équilibrante dans la dynamique de notre société » (PÉPIN 1999 : 6). La jeunesse est sollicitée d’assumer ses responsabilités pour devenir agente dans sa propre histoire. Si les Antilles se sont « métamorphosées en un vaste supermarché enrichissant quotidiennement les multinationales » (Ibid.), il incombe à la jeunesse de s’opposer à cette consommation à outrance, et aux illusions qu’elle génère. Les débats qu’a suscités la lettre de Pépin ont abouti au Rapport du Conseil économique et social du Régional de la Martinique, intitulé à bon droit La Jeunesse martiniquaise : priorité des deux prochaines décennies (MARCELIN 2010). Aux recommandations des acteurs institutionnels s’ajoutent des témoignages de jeunes participants. Ensemble, on se donne vingt ans d’engagement sérieux pour réaliser cette vision concrète.

Échanges entre les arts

Depuis quelques années, plusieurs grand(e)s écrivain(e)s des Antilles consacrent leur talent aux enfants et aux adolescents : plein de titres dans la littérature enfantine, et de nombreuses productions artistiques et théâtrales.1
Les maisons d’éditions et les sites en ligne s’efforcent de faciliter l’accès et la disponibilité des ressources, et de favoriser le croisement des arts. À titre d’exemple, les vidéos de la conteuse Magguy Faraux ou du conteur Alex Godard, leurs albums, leurs publications, leurs sites web… montrent la tendance à baigner dans tous les genres.

Patrick Chamoiseau, écrivain récipiendaire de plusieurs prix littéraires, et très grand éducateur social à la Martinique, explore souvent la voie de l’enfance et navigue entre la bande-dessinée, le conte, la prose et la poésie.2
Par exemple, sa pièce-conte Maman Dlo contre la fée Carabosse (CHAMOISEAU 1981), sa seule pièce de théâtre, emprunte et se distingue nettement des «classiques» de Perrault. L’humour y est bien présent pour souligner les dissemblances, les étranges solidarités et les conflits entre ses personnages, et enfin, une sorte d’inattendu de l’action s’apparentant à celui de sa bande dessinée, L’Encyclomerveille d’un tueur. I. L’Orphelin de Cocoyer Grands-Bois (CHAMOISEAU 2009). Ici, un enfant a été témoin de la mort violente de ses parents tués par un monstre. Devenu orphelin, le fossoyeur de Cocoyer Grands-Bois l’accueille et l’initie à un monde parallèle, celui des morts; ce qui lui permettra de traverser des mondes étranges, de vivre des aventures extraordinaires, et de rencontrer des créatures et des êtres incertains. Notre héros devient à son tour le gardien du monde où tout est possible.

En outre, la collaboration entre Chamoiseau et le peintre Maure, surnommé « ingénieur des chimères et hydrographe des rêves » (CHAMOISEAU et MAURE, 1998 : 5), conduit à la production d’Émerveilles (1998), des histoires destinées à la jeunesse, et dans lesquelles le merveilleux rejoint les croyances populaires antillaises. Pour Chamoiseau, éveiller l’imaginaire de l’enfant à travers «l’Émerveille», c’est lui donner les outils pour combattre « les racismes, les ethnicismes purificateurs ou les nationalismes barbares » (Ibid. : 126). Au gré des vingt contes fabuleux, l’enfant découvre une cartographie nouvelle, des créatures de toutes sortes (Mabouc – l’âne-chien, Man mouche, bouboule tête-à-crapaud, chagarou), des péripéties inexplicables et imprévisibles, en fin de compte, une constellation de tous les possibles.

Par ailleurs, le théâtre a développé des thèmes pour frapper l’imagination enfantine et l’ouvrir aux grands défis des sociétés contemporaines. Le Théâtre du Flamboyant, fondé en 1989 par Lucette Salibur, auteure, metteure en scène et comédienne, inaugure un espace créatif propre à la réflexion des enfants sur leur univers et à une certaine initiation à la culture : « Je voudrais qu'ensemble, nous puissions mettre en conscience nos actions culturelles et artistiques en direction du jeune public»(SALIBUR 2014).

La thématique de ses pièces concerne les défis auxquels la jeunesse fait face quotidiennement : la promiscuité sexuelle, l’intimidation et le taxage à l’école, la drogue et les abus de toutes sortes. En puisant dans la mythologie et l’esthétique antillaises, Salibur cherche non seulement à les ancrer dans un espace naturel et familier, mais aussi à leur montrer des voies de sortie ou des chemins d’espérance. Ses productions théâtrales,3 au dire même de Salibur, sollicitent les imaginations de son public, et en plus ont une portée propédeutique, sinon thérapeutique : « Au théâtre, je cherche à réveiller ce que nous avons laissé se fermer en nous. Pour les enfants, c’est de l’ordre de la prévention, alors que pour le tout public adulte, c’est pour contribuer à ménager un moment de réparation » (GRÉGOIRE 2011-2012 : 199).

Tout ce vaste effort d’écriture et de théâtre se veut une mise en valeur de la mémoire, de la trace, de l’accueil de l’enfant et de son intégration dans les divers rouages de l’esthétique des Antilles, incluant le tambour, la danse, la gestuelle, les marionnettes, les masques… Ce désir de jouer sur tous les registres, de convoquer genres et formes esthétiques variés, manifeste une vision plurielle du monde : dans cet univers composé, l’enfant retrouve l’âme de son Pays et la sienne, à travers l’harmonie des éléments ou les traits conflictuels de son hérédité (identité culturelle composite).

La célèbre écrivaine Maryse Condé, dans son engagement envers la jeunesse, ira plus loin que les écrivains de sa génération en proclamant haut et fort : « J’arrête la littérature pour adultes »(CONDÉ 2013 a) et affirme résolument son intention désormais de n’écrire que pour la jeunesse. La Planète Orbis (CONDÉ 2002) aborde un genre nouveau aux Antilles – celui de la science-fiction. On le voit dans l’aventure de José, orphelin guadeloupéen, dont la rencontre avec le Messager l’amène à un séjour sur la planète Orbis (entre la Terre et Mars). Sous l’égide d’un Mentor, il prend connaissance de l’histoire et de la culture du peuple nouveau, les Khom-Drasi, et il découvre que d’autres enfants, de races diverses, ont été élus pour recevoir une initiation qui leur permettra de choisir leur mission, leur mode d’engagement au monde : soit messagers de la paix, soit volontaires de la santé, soit éducateurs… L’ensemble est un vaste plaidoyer pour un nouvel humanisme auquel tous participent.

Au théâtre et dans les nouveaux médias, dans tout le monde antillais on sent la nécessité de rapprocher les générations ; chez les artistes, on a le goût et l’audace d’exploiter d’autres formes d’art et d’abolir les frontières entre elles. C’est une nouvelle perception de la liberté qui est à l’image du courant moderne de libération des limites ou des contraintes jusqu’ici acceptées. On saisit mieux la parenté entre les arts, entre les formes de l’art. Roman ou autobiographie? Récit de vie ou biographie? Biographie ou autofiction? Théâtre pour enfants ou tout public? Tout compte fait, il y a dans ces parcours et ces pratiques artistiques une intention d’innover dans la forme, en même temps que de trouver des filons pour traduire la variété des faits, des aventures, des aspirations, et les perspectives toujours à renouveler. L’être humain, comme la vie, est une manifestation, un « phénomène », et il n’est pas fait pour la répétition : il est essentiellement renouvellement.

On retrouve actuellement et de manière frappante, une plus grande importance donnée à la littérature enfantine, un désir d’entrer directement en contact avec l’enfant, pas d’antan mais d’aujourd’hui. Penseurs, écrivains et artistes convergent pour lui rappeler qu’il fait partie d’une communauté dont la richesse culturelle peut lui servir dans ce qu’il/elle veut accomplir dans son cheminement. Cette fouille dans la mémoire historique et sa réactivation et adaptation dans la construction du sens du récit, de la performance, ou du visuel convergent pour lui offrir une densité et intensité de la nature vraie de l’existence.

La représentation, la dramaturgie, la symbolique de l’enfance aux Antilles ne se limitent plus à l’écriture mais trouvent de nouveaux essors dans des pratiques esthétiques contemporaines. Que ce soit dans le domaine de l’écriture, de la peinture ou du théâtre, l’artiste travaille à l’élaboration de sens nouveaux. Dans le dialogue qui s’instaure entre les arts : albums, bandes dessinées, contes, récits, théâtre, vidéo..., les codes se rapprochent ou repoussent les frontières donnant au récit d’enfance une nouvelle géographie. De ces perturbations des catégories, des registres, des langues, des chants surgissent l’inattendu, l’étrangeté. On y a vu dans les récits de nos écrivains, cette volonté d’explorer les zones de coexistences et de rencontres, d’y opérer d’heureuses connexions entre les registres (musique, sons, vidéos, meubles, objets) au travers d’un dispositif élaboré et poétique. Ainsi la convocation de ces éléments hétérogènes valorise-t-elle de nouvelles pratiques transversales, de nouvelles poétiques de relations qui à la jonction des flux s’ouvrent à des élans des possibles et de l’espérance.

Élans des possibles et de l’espérance

Toute cette littérature commune à plusieurs peuples, véhiculant une profonde nostalgie, répercute pour les générations nouvelles un grand souffle de poésie et de création artistique. Aux Antilles, les récits d’enfance et la littérature enfantine au XXIe siècle ne renvoient pas à un Absolu, mais à des devenirs humains dans un monde des possibles. Le mélange des arts, des sources, des langages et des codes nourrit l’élan poétique, et ouvre les voies de l’espérance : celle de l’ouverture, de l’écoute, du dialogue, des relations. Les œuvres prolongent des chants alternatifs de complaintes et d’espoirs, d’inquiétudes profondes et de joies naïves, d’appels aux grandes forces du Tout-Monde et d’invitations à la jeunesse, de confiance mêlée de crainte, devant la nécessité de traverser le monde ou de le rebâtir.

Chaque auteur(e) qui a traité ces thèmes reliés au passé inoubliable et avilissant et au présent incertain, chacun a pensé à l’enfant, le plus beau et si merveilleux fruit de la vie. Dans sa faiblesse, dans sa fragilité, dans son amour surtout, le sien et celui des parents, il assure des regards nouveaux : « tout y est à voir, à comprendre, à repérer, à raconter » (CHAMOISEAU 1998 : 127). Les valeurs, leurs valeurs rejoignent celles de leurs Ancêtres, au plus intime d’eux-mêmes. Car les humiliations, si indélébiles qu’elles soient, n’entachent pas la vraie fierté. Les portraits du vieux Médouze ou de M’me Tine sous la plume de Zobel nous montrent que le corps, même affaibli à l’extrême, a la noblesse de l’âme. L’enfant en porte les visions et les ardeurs, jusque dans les étoiles que son regard atteint (Cf. DONGALA 1998).

En voyant la pléiade d’écrivains antillais réfléchir sur l’enfance et son écriture, comme proposition de mondes possibles ou poétique de relations, on a de quoi s’émerveiller. Cet engagement à l’humanité par le biais de l’imaginaire propre à l’enfant, de son appartenance au monde, de ses relations avec l’Autre, appelle activement le lecteur. Les œuvres se révèlent une force dynamique, invitant le lecteur à lire, à interpréter et à prolonger son engagement à l’art, au processus créateur et au monde, préférablement mais non exclusivement, dans une perspective et une praxis plurielles, transversales, et libératrices.

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

↑ 1 Nous pensons, entre maints autres, à Dany Bebel-Gisler, Maguy Bibrac, Ina Césaire, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Raphaël Confiant, Alex Godard, Lucie Julia, Fabienne Kanor, Ernest Pépin, Gisèle Pineau etc…

↑ 2 Voir au sujet de la bande dessinée CASSIAU-HAURIE 2011.

↑ 3 Zandoline, la petite fille qui pleurait dans le ventre de sa mère (2013); Zaïna, la petite fille de la lune (2003), Zindziwa et la légende du vieux monde (2002), Le Rêve d’Alizé (1996), Caraibos ou l’enfant perdu (1995), Le Rire j’en ris (1994), Il suffit d’y croire (1993), Boom! Et Aïda rencontra Mutant (1992), Le Peuple de Ti Jean (1990), La Fantastique Nuit de Naima (1990), Le Courageux Petit Pépito (1989), TétécheèkKokobriko (1987), Pipi Suif èk Konpè Lapin (1984).

Pour citer cet article :

Suzanne CROSTA, Récits d’enfance antillaise au XXIe siècle: élans des possibles et de l’espérance, Enfances francophones, Publifarum, n. 22, pubblicato il 06/12/2014, consultato il 05/05/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=300

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

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