Anna GIAUFRET, Montréal dans les bulles

di | 30 Ottobre 2022

Anna Giaufret, Montréal dans les bulles. Représentations de l’espace urbain et du français parlé montréalais dans la bande dessinée, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021.

Dans ce volume, paru aux Presses de l’Université Laval, Anna Giaufret nous plonge dans l’univers fascinant de la bande dessinée montréalaise. Le grand intérêt de cet ouvrage réside, entre autres choses, dans le fait d’aborder – à travers l’œuvre de nombreux jeunes autrices et auteurs québécois – la question de la représentation de la ville de Montréal, ainsi que de la variété de français populaire parlé dans la métropole québécoise. Sans prétendre épuiser un sujet très vaste comme l’histoire et l’évolution de la bande dessinée au Québec, l’A. donne aussitôt à son étude une assise théorique et terminologique précise, en reconnaissant la porosité des frontières entre les genres de la bande dessinée et du roman graphique. Par souci de cohérence avec les positions exprimées par les autrices et les auteurs qu’elle a interviewés, Giaufret choisit d’utiliser toujours la notion de « bande dessinée », à moins que le contexte n’exige un choix terminologique différent (p. 5). En s’appuyant sur deux corpus parallèles – que bon nombre de recherches menées entre 2013 et 2019 ont permis de construire et de délimiter – Anna Giaufret s’aventure dans les méandres de Montréal tantôt à travers des albums qui donnent un aperçu de la représentation spatiale de la ville, tantôt en suivant un chemin qui mène plutôt vers l’analyse des particularités linguistiques propres aux parlers populaires de certains quartiers, voire milieux urbains. La problématisation au cœur de l’ouvrage est d’observer « comment les jeunes auteures et auteurs montréalais de la bande dessinée représentent la ville de Montréal et son environnement, du point de vue spatial et du point de vue linguistique » (p. 6). La fiabilité des résultats de cette recherche est par ailleurs témoignée par le soin avec lequel Giaufret s’attache à combiner les critères (temporels, spatiaux, thématiques…) qui président à la construction des corpus et des sous-corpus, avec les interviews qu’elle a menées auprès des auteurs et des autrices, des éditeurs et des éditrices, à propos notamment de questions linguistiques, voire de représentations même de la langue.

Dans le premier chapitre, Giaufret dresse un état de l’art des ouvrages fondateurs, ainsi que des éditeurs indépendants où de nombreux « artisans » de la BD ont vu le jour depuis les dernières années. Si l’on exclut en effet quelques bédéistes célèbres tels que Michel Rabagliati, Richard Suicide et Skip Jensen, la plupart des autrices et des auteurs convoqués dans la construction du corpus est active depuis le début de ce siècle. Beaucoup d’entre eux représentent cet « extrême contemporain » dont les ouvrages de vulgarisation consacrés à la BD francophone en Amérique du Nord n’ont pas encore dessiné les contours. Ce fourmillement ne serait pourtant pas pensable sans la prise de conscience que ces jeunes autrices et auteurs opèrent dans un milieu intellectuel et artistique favorable à la création, où la tradition francophone rencontre le milieu anglophone, et où l’intérêt pour la traduction en Europe des ouvrages nord-américains n’est plus sous-estimé (au moins en ce qui concerne la vente des droits qui de toute évidence dépasse la distribution fort coûteuse des albums sur le marché franco-européen). La fortune que connaît actuellement la BD francophone montréalaise est en partie redevable aussi du nombre de plus en plus élevé de jeunes autrices, mais aussi de plusieurs éditeurs indépendants qui – contrairement à leurs homologues européens – non seulement donnent droit de cité mais valorisent cette présence féminine.

Mais c’est dans le deuxième chapitre consacré aux représentations de l’espace montréalais dans la BD que Giaufret nous amène au cœur de sa recherche. Peu importe que la nature de cet espace soit tangible ou symbolique, sa représentation au sein des albums se fait de manière sui-référentielle ou, si l’on préfère, suivant une dimension métalinguistique : « un espace qui représente un espace. Un espace au carré » (p. 58). Ainsi, Giaufret nous fait découvrir une dimension hétéroclite, où le paysage zénithal de Mile End (Hellman), ancré sur le territoire, concurrence avec la dimension plus intimement identitaire du lieu et de sa réappropriation symbolique, comme dans Paul dans le Nord (Rabagliati), Les pièces détachés (Turgeon et Giard) ou encore dans Hiver nucléaire (Cab), où les histoires individuelles dialoguent avec celle de la ville. Dans bien d’autres cas, cet espace peut être aussi le lieu de l’incommunicabilité, de la ségrégation et de la solitude, un non-lieu où l’expérience humaine se réalise au sein d’un espace claustrophobique qui déshumanise le personnage et le contraint à l’isolement (Du chez-soi d’Ariane Dénommé, entre autres). Aussi les rapports traditionnels entre centre et périphérie se trouvent-ils remis en question lorsqu’on a affaire à une réalité comme Montréal, où le cœur de la ville peut englober plusieurs banlieues résidentielles soit par le refus de certaines classes aisées de se conformer à l’idée de « ville-centre », soit par la présence de barrières, notamment naturelles, qui dessinent le territoire suivant une structure topographique précise et favorisent en même temps l’émergence chez les montréalais d’un imaginaire collectif autour de l’objet ville.

La relation entre langue écrite et langue parlée est au cœur de la réflexion du troisième chapitre dont l’objectif est de cerner les traits typiques de la bande dessinée en général, avant de s’attarder plus longuement sur le deuxième volet de la recherche : la représentation du français québécois parlé dans les bandes dessinées ayant pour protagoniste la ville de Montréal. Il ne s’agit pas seulement ici de saisir la complexité et l’unicité de la situation linguistique montréalaise, où le binôme anglais/français s’estompe au profit d’une diversification culturelle beaucoup plus composite et hétérogène que dans le reste du Québec. Or, comment saisir parallèlement la richesse de la langue populaire québécoise à l’écrit dans un genre qui, de toute évidence, ne peut pas faire abstraction de sa composante iconique ? La question se pose a fortiori en traduction lorsqu’il faut traduire des idéogrammes qui sont sémantiquement tantôt transparents tantôt opaques pour le lecteur, qui ne partage pas forcément certaines connaissances socio-culturelles. Une place aussi importante est accordée à la représentation mimétique de l’oralité à travers l’écrit ou, selon les termes de Giaufret, à l’« oral scripturisé » (p. 152). Ainsi, tandis que de nombreux artifices graphiques permettent de saisir les particularités phonétiques du parler populaire québécois, à l’exception évidemment des traits suprasegmentaux, la variation sociolinguistique diastratiquement et diaphasiquement marquée réside surtout dans la panoplie de québécismes lexicaux, sémantiques et phraséologiques dont les BD québécoises sont parsemées. Giaufret classe bon nombre de ces occurrences en se servant de différents répertoires pour vérifier la présence et le marquage des unités lexicales, une recherche minutieuse qui se poursuit sur une réflexion très pointue autour des anglicismes et de leur classement, avant de s’achever par la représentation de la langue dans sa dimension syntaxique et néographique non standard.

[Francesco Attruia]