Alexis Ladreyt, Agnès Tutin (éds.), Les phraséologismes des interactions orales: sens, forme(s), usage(s), Studii de lingvistică, n° 13(2), 2023, pp. 278
Le numéro 13-2/2023 de la revue Studii de lingvistică intitulé Les phraséologismes des interactions orales: sens, forme(s), usage(s) représente l’un des deux projets éditoriaux qui ont fait suite aux journées d’étude La Phraséologie dans les interactions orales et écrites (PHIOE 2022) qui se sont déroulées les 14-15 juin 2022 à l’Université Grenoble Alpes (Laboratoire LIDILEM), en collaboration avec l’Université de Sherbrooke (Laboratoire CRIFUQ). La thématique actuelle et audacieuse de ce numéro est née du besoin de proposer une vision unitaire sur les phraséologismes se manifestant dans les interactions orales étant donné la grande variété des sous-classes inventoriées par les linguistes : phraséologie exclamative (Bally 1909), énoncés liés (Fònagy 1982), structures figées de la conversation (Bidaud 2002), phrases usuelles (Martins-Baltar 1997, Mel’čuk 2013), pragmatèmes (Blanco et Mejri 2018), actes de langage stéréotypés (Kauffer 2019), formules de la conversation (López Simó 2016), phrases préfabriquées des interactions (Tutin 2019) ou formules expressives de la conversation (Krzyżanowska et al. 2021).
Les sept articles s’inscrivant dans cette thématique proposent des approches plurielles sur les séquences lexicopragmatiques préconstruites dans plusieurs domaines : lexicographie, sémantique, pragmatique, traduction ou didactique des langues.
Issu du besoin de combler une lacune concernant le manque d’une description prosodique des expressions idiomatiques dans les ouvrages lexicographiques ou dans les corpora, l’article d’Elena Berthemet (Le rôle de la prosodie dans la compréhension des formules polysémiques et son traitement lexicographique) propose une description systématique de la prosodie des expressions idiomatiques et des formules polysémiques telles que Ah, ça ! et Tu parles ! afin d’assurer l’interprétation de leur sens par les apprenants de français langue étrangère.
La deuxième contribution appartient à Nathalie Rossi-Gensane, Carole Etienne et Heike Baldauf-Quilliatre qui, dans La phrase préfabriquée c’est ça dans les interactions réelles et représentées, focalisent leur analyse sur la relation de c’est ça entre valeurs pragmatiques et ponctuation ainsi que sur celle entre valeurs pragmatiques et marqueurs discursifs dans un contexte séquentiel et multimodal. Dans la dernière partie, les auteures ont mis en contraste l’oral réel et l’oral représenté à la faveur de deux phénomènes saillants (les répétitions de c’est ça et les détachements nominaux du sujet c’) dont les résultats pourront être didactisés pour les apprenants de français langue étrangère.
Partant du concept de PhPex (phraséologismes pragmatiques à fonction expressive), Alexis Ladreyt (Étude linguistique de la compétence lexicopragmatique impliquée dans la production de phraséologismes de la conversation quotidienne chez des locuteurs japonophones du français de niveau avancé) définit la notion de compétence lexicopragmatique qui est essentielle dans l’acquisition des PhPex dans les interactions orales chez un public avancé non engagé dans un processus d’apprentissage guidé. Les résultats de son expérimentation mettent en évidence que « l’usage des PhPex est soumis à une interface complexe entre les connaissances expérientielles, encyclopédiques et procédurales du locuteur », ce qui se constitue comme une piste de recherche transdisciplinaire entre la linguistique descriptive, l’acquisition d’une langue étrangère et la didactique.
Dans son article intitulé Une nouvelle ressource en ligne de formules des interactions orales: le Dictionnaire phraséologique de formules orales de relation interpersonnelle. Questions de macrostructure, Mireia López Simó expose les premières étapes d’un projet de recherche destiné à la rédaction d’un dictionnaire phraséologique (espagnol-français et français-espagnol) réunissant les formules orales de relation interpersonnelle. L’auteure y aborde les aspects visant l’élaboration de la macrostructure de ce dictionnaire, mais aussi les difficultés méthodologiques et théoriques rencontrées auxquelles elle propose de possibles solutions aux traducteurs ou aux enseignants de langue étrangère.
Consacré à l’analyse des phrases préfabriquées dans la partie orale du corpus ORFEO, l’article de Marie-Sophie Pausé (Aperçu d’une typologie de phrases préfabriquées des interactions en français dans des corpus parlés) propose une annotation systématique des formules c’est chaud, c’est super chaud, ça va être sport, c’est pas évident permettant leur comparaison dans différents genres discursifs : conversation informelle, entretiens, interactions dans un magasin et réunion de travail. À partir de quelques résultats quantitatifs, cette analyse a mis en évidence de grandes différences d’usage selon les genres discursifs analysés, ce qui a encouragé l’auteure à développer le travail d’annotation sur un plus grand nombre d’échantillons.
Se proposant d’analyser le rapport entre figement et grammaticalisation du marqueur métalinguistique era să spun / să zic ‘j’allais dire’ en roumain, Cristina Petraș (Figement et grammaticalisation dans l’expression era să spun / să zic ‘j’allais dire’ en roumain) fait une analyse de la configuration syntaxique et de ses valeurs sémantiques afin de proposer plusieurs perspectives d’analyse : des approches diachroniques plus systématiques, l’introduction de corpus oraux pour analyser les stratégies discursives mises en place par le public pour résoudre « les problèmes posés par certaines pratiques sociales et politiques, ou bien pour jouer avec les mots ».
Comme le titre d’Agnès Tutin et de Francis Grossmann l’indique (Les phrases préfabriquées exprimant la surprise : vers l’élaboration de schémas sémantico-syntaxiques et pragma-sémantiques rendant compte des régularités), cet article traite de la modélisation des phrases préfabriquées de surprise à deux niveaux d’analyse (pragma-sémantique et lexico-sémantique) afin de mettre en évidence l’intérêt de traiter ces phénomènes phraséologiques à un niveau plus général. Le grand corpus analysé (ORFEO-CEFC, ESLO2, PhraseoRom) a offert aux auteures la possibilité de proposer un modèle pour analyser la manière dont ces phrasèmes interagissent avec des constructions syntaxiques plus abstraites, comme le schéma de la surprise-plaisanterie qui se matérialise à travers plusieurs constructions sémantico-syntaxiques (sans blague ? tu plaisantes/rigoles ? c’est une blague/ plaisanterie ?).
Le Dossier Varia vient compléter ce numéro par quatre articles portant sur la phraséologie (surtout la phraséologie collocationnelle) ou la métaphraséographie historique.
Commençant par la décomposition de la forme complexe comme ça dans ses deux composantes (comme et ça), Hong Jing (Analyse de la construction comme ça et de ses fonctions intra- ou extra-prédicatives dans le genre de l’entretien culturel) fait la distinction entre ses fonctions discursives et extra-prédicatives (j’avais envie de les mettre en vrai comme ça) et les fonctions micro-syntaxiques et intra-prédicatives (de belles bobines comme ça ; faire comme ça) dans un entretien de la réalisatrice Agnès Varda avec le journaliste Antoine Guillot dans le cadre de l’émission Masterclasse de France Culture. La conclusion de l’auteure est que l’unité phraséologique comme ça est une expression polyvalente en français parlé et que le poids de la situation orale et l’importance du mimo-gestuel d’accompagnement augmentent sa spécificité pragmatique.
S’inscrivant dans le domaine de la métaphraséographie historique, l’article Le traitement du sens et la phraséologie collocationnelle dans le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680) de Cosimo De Giovanni analyse la relation directe entre l’information collocationnelle, située à la fin de chaque article et le champ définitionnel réunissant la définition d’emploi et la définition sémantique. La conclusion qui s’en dégage est que la mise en contexte par « les indicateurs de collocation » et par ceux de nature sémantique est une pratique lexicographique actuelle qui est « une porte d’accès à l’univers phraséologique d’une langue (cf. Marello 1996).
Dans Collocations verbales et schémas d’arguments : une approche contrastive trilingue au service de la traduction juridique, Daniela Dincă et Chiara Preite focalisent leur analyse sémantico-syntaxique sur les collocations verbales du discours juridique dans une approche contrastive français-italien-roumain, afin de montrer comment les schémas d’arguments peuvent résoudre la polysémie de trois verbes se trouvant à la frontière entre langue juridique et langue courante: engager, intenter et introduire. Cette démarche s’avère utile aussi bien pour la traduction juridique que pour la didactique du français juridique.
Dans son article intitulé Rôles des citoyens dans la lutte climatique : une étude linguistique des opinions des Français sur les possibilités et les obstacles concernant l’atténuation du changement climatique, Kjersti Fløttum présente les choix linguistiques des participants à une enquête menée en France pour analyser les rôles que les citoyens s’attribuent dans la manière de formuler les réponses et leur degré d’implication en tant qu’acteurs, victimes, vilains ou autres dans l’atténuation climatique. En effet, les résultats de cette analyse mettent en évidence que les citoyens français manifestent une responsabilité accrue face aux questions climatiques. Enfin, l’auteure propose un élargissement de son analyse à d’autres pays, de même que la prise en compte de la dimension démographique de cette enquête (l’âge, le genre et la profession des répondants ainsi que la différence entre domicile rural et urbain).
Conçu comme une analyse lexicale et sémantico-pragmatique des phraséologismes dans les interactions orales, le volume ouvre de nombreuses pistes de recherche dans le domaine de la phraséologie pragmatique par la prise en compte de nouveaux schémas sémantico-syntaxiques et pragma-sémantiques appliqués à de grands corpus oraux ou écrits.
[Daniela DINCA]