Françoise WUILMART (dir.), De Shakespeare à Mein Kampf : faut-il tout retraduire ?

di | 20 Ottobre 2022

Françoise WUILMART (dir.), De Shakespeare à Mein Kampf : faut-il tout retraduire ?, Revue Équivalences, n. 48/1-2, 2021

L’introduction de la revue rédigée par Jean-Pierre Lefèbvre (« Retraduire », p.11-28) pose une question préalable relative à la délicate position éthique du (re-)traducteur en particulier face à des œuvres philosophiques ou littéraires de référence que l’on considère comme des classiques. La retraduction toujours accueillie avec le soupçon péjoratif d’être de ‘seconde main’ est motivée par des impératifs économiques ou médiatiques. L’auteur note ainsi le malaise du traducteur qui reprend une ancienne traduction dans une posture quasi inévitable de remaniement, et d’amélioration – croit-il –, de la première version. Il s’agit aussi parfois de lutter contre des enthousiasmes, fruits des enjeux sociétaux d’une époque donnée et de redimensionner, par exemple, une ‘surpoétisation’ d’un texte dans une nouvelle traduction qui entend respecter la sobriété de l’original (l’auteur remet ici en discussion la traduction de Hölderlin par Jaccottet). Cependant avec la retraduction d’œuvres aussi fondamentales que le Capital de Marx, J.-P. Lefèbvre en collaboration avec les théoriciens du philosophe allemand, mesure la difficulté de ses choix « théoriques plus que langagiers ». En particulier, ces choix sont hautement significatifs lorsqu’il s’agit de la traduction de concepts fondamentaux tels que Mehrwert pour lequel il propose le néologisme de ‘survaleur’ au lieu du traditionnel ‘plus-value’, alors même que ce dernier s’était sédimenté dans les discours de la lutte ouvrière. Les mêmes tergiversations affectent la Phänomenologie des Geistes (La Phénoménologie de l’esprit) de Hegel dont la première traduction de Jean Hyppolite faisait foi (on cite en exemple la difficulté de traduire l’allemand aufheben équivalent de ‘supprimer’ ou de ‘abolir’). Dans la retraduction de Die Traumdeutung (l’Interprétation des rêves) de Freud, Lefèbvre essaie d’opérer un ‘ménage sémantique’ afin de restituer la transparence et la trivialité voulues par le père de la psychanalyse. Quoi qu’il en soit la retraduction est, en effet, le résultat de tout un pan de mémoire et d’histoire construit par ceux qui ont reçu ces traductions avec leurs critiques, commentaires et exégèses.

Comment aborder aussi effrontément la traduction d’un sonnet de Shakespeare ? Hélène Létargez (« Une traduction du sonnet 116 », p.29-45) s’y est pourtant attelée, mue par son « amour immodéré » pour le plus célèbre des poètes anglais. Pour cela elle a dû faire face à de nombreux écueils tels que « les contraintes formelles extrêmes du sonnet élisabéthain, la compréhension de la langue de l’époque, la fidélité au sens […], la transposition des nombreux effets sonores, et le rendu des abondantes métaphores » (p.30). Il a fallu ainsi retisser les trames riches du tissu poétique du sonnet shakespearien malgré les contraintes de la métrique de la langue française, une langue qui manque par ailleurs de plasticité, constate-t-elle. La traductrice relève par exemple la gageure qui consiste à décrypter la syntaxe sibylline du vers « I never writ, nor no man ever loved » où no man peut être soit sujet, soit objet du verbe loved (« que personne n’a jamais aimé », ou bien « qui n’a jamais aimé aucun homme ») et où affleure subliminalement l’évocation d’un sentiment amoureux platonique envers un homme. Dans ce cas, la fidélité de la langue française, travaillée par la traduction, doit se lire dans les ambiguïtés mêmes et les « reflets changeants » de la poésie shakespearienne. La traductrice note l’importance de l’intuition et des affinités sensibles avec l’auteur que l’on choisit de transposer dans une langue-cible et, en ce sens, elle admet avoir féminisé, donc en un certain sens inévitablement trahi, l’intention du poète.

Guillaume Métayer (“The rape of the lock d’Alexander Pope par Pierre Vinclair: une retraduction à distance” p.47-69) passe en revue les nombreuses retraduction d’un texte héroïcomique du début du 18e siècle. De « Le rapt de la boucle » ou « La boucle dérobée » jusqu’à « La boucle de cheveux enlevée », on devine, à travers ces nombreuses versions du titre, les gammes de variations parfois fantaisistes qui ont pu caractériser les différentes traductions de l’œuvre (Voltaire, Marmontel, Louis-Sébastien Mercier, Madame de Caylus etc.). Le nouveau titre que propose Pierre Vinclair, qui ressuscite le poème après bien des années de silence éditorial, « Le rapt de la boucle » paraît à G. Métayer le plus approprié puisque le vocable ‘rapt’ « constitue le point d’intersection sémantique » déployant « la double signification d’un vol et d’un viol » (p.61). Ici encore il est question de tenir autant que possible l’équilibre entre une actualisation nécessaire de l’écriture et une fidélité historique de l’œuvre à même de combler les attentes du lecteur du 21e siècle.

Véronique Béghain (« Retraduction d’Orwell : surcodage de l’oralité, acclimatation et stigmatisation sociale », p.71-83), quant à elle, analyse la retraduction de Michel Pétris du premier livre d’Orwell Down and Out in Paris and London (1933) dont le titre Dans la dèche à Paris et à Londres éditée en 1982, est bien loin de la première version La vache enragée signée René-Noël Raimbault et Gwen Gilbert. L’autrice et traductrice elle-même d’Orwell souligne « le parti pris de vulgarisation » qui apparait de manière évidente dans les deux traductions et qui semblent dévoyer le style plus neutre du texte source (ex. where’s the sense of working ? du texte original traduit par « pourquoi que je travaillerais ? »). Pour l’autrice, certains des choix opérés par les traducteurs d’Orwell sont à l’évidence surcodés dans le sens d’une interprétation de la variation lexicale et syntaxique qui penche plutôt – et à tort – vers le populaire (par l’usage de l’argot), voire l’outrancier : en effet, pourquoi traduire I work hard par « je travaille comme un nègre » ? Ainsi, ces choix lourds d’implication idéologique ne tiennent pas compte, loin de là, de la posture politique d’Orwell à l’époque, un positionnement  qui ne semble pas avoir été compris.

Olivier Mannoni pose la question elle aussi idéologique dans son article : « Retraduire Mein Kampf : pour quoi, pour qui ? » (p.85-90), reprenant les débats et les tergiversations qui ont accompagné la parution de Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf (Fayard, 2021), édition à laquelle O. Mannoni a contribué, encadré par le travail de nombreux historiens. La première traduction de Mein Kampf en 1934 est une adaptation de la langue allemande à la langue française qui allège la prose du texte-source en éliminant les répétitions, le flou et la confusion qui caractérisent ses phrases « ponctuées d’une armée d’adverbes et de particules illocutoires ». L’article fait part de quelques remarques qui intéressent les traducteurs de la langue allemande sous le régime hitlérien : ainsi völkisch (qui ne peut être traduit par « raciste ») ou même Judentum dont l’auteur conteste la traduction par « juiverie » à la connotation trop antisémite (le mot injurieux allemand serait Judenschaft qui n’est employé que rarement dans Mein Kampf).  Dans cette nouvelle traduction, il s’est agi d’essayer de conserver autant que possible les caractéristiques du style de Hitler (« ses schémas circulaires obsessionnels, […] une avalanche de termes qui, en apparence inutiles, provoquent chez le lecteur une sorte d’assoupissement de la vigilance » p. 90), traits définitoires, s’il en est, du langage totalitaire.

Fabio Regattin analyse les deux traductions italiennes (de 1966 et de 2010) du récit dystopique signé Michaux Voyage de Grande Garabagne publié en 1936 (« Retraduire la créativité langagière : les deux versions italiennes du Voyage de Grande Garabagne d’Henri Michaux » p. 91-108). On devine la difficulté de traduire ces « explosions néologiques » qui caractérisent ce texte singulier, en particulier pour transposer le phonosymbolisme des signifiants servant à désigner les ethnies (« les Emanglons ») ou les toponymes (« Orpdorp »). La réflexion de Gambier, selon laquelle la retraduction serait un retour au texte-source par rapport à une première version plus attachée à plaire au grand public, semble être confirmée dans ce cas.

Christina Vignali (« De Poème-bulles à Orfi aux enfers : ennoblissement et clarification de Poema a fumetti de Dino Buzzati » p.109-120) se propose de lire avec un œil critique les traductions de cet ouvrage unique en son genre recréant un récit mythique de la quête d’Orphée qui a été traduit deux fois (1970 et 2007). L’autrice met à l’épreuve la réflexion de Berman selon laquelle « une traduction tend vers l’achèvement dès lors qu’elle se rapproche du texte-source ». Or l’accessibilité en tant qu’objectif affiché d’une seconde traduction ne doit pas s’opérer sous le diktat des stratégies éditoriales exigeant une plus grande clarification. La conséquence peut être évidemment une entropie regrettable, par exemple lorsque le poème de Buzzati, si original dans sa mise en scène iconographique, se rapproche du genre de la bande dessinée pour plaire à un public plus large.

Enfin, dans la dernière contribution, Françoise Wuilmart se demande « Fallait-il retraduire Stefan Zweig ? » ( p.121-148). Cette question initiale en sous-tend une autre : la traduction se déroulerait-elle sur un temps parallèle – le temps de l’éphémère – au temps du texte original voué à l’éternité ? Une traduction idéale devrait être à même de déployer ses sens multiples tout au long des époques. Or le premier traducteur de Zweig (Alzir Hella) et malgré les louanges de Zweig envers la traduction de celui qui était aussi son ami, était bel et bien un « cibliste outrancier ». Cette position traductive, induite par un désir de clarification et d’ennoblissement du texte-source, le conduit, selon l’autrice, à des infidélités, voire à des contresens. Ainsi certains choix traductifs sont très critiquables comme la suppression de répétitions au nom d’une certain idéal inhérent au génie de la langue française, tout comme la neutralisation de certaines modalisations (« une foule impatiente » au lieu de « une foule en liesse » pour l’allemand ungestüm), voire la suppression pure et simple de passages entiers. Le moins que l’on puisse dire est que cette traduction n’est pas sensible à « la voix du texte » qui doit être entendue, en l’occurrence chez Zweig il s’agissait de rendre « la voix de l’enthousiasme, de la découverte, de la persévérance idéaliste, de l’admiration, de la revendication, ou de la révolte, et aussi… la voix de la conclusion sub speciae aeternitatis » (p.129).

En conclusion, ce volume constitue une nouvelle démonstration de la part de subjectivité qui imprègne les traductions successives d’une œuvre, qu’elle soit philosophique ou littéraire, et du rôle qu’elles jouent pleinement dans les enjeux sociétaux d’une époque donnée dans une langue-culture donnée.

[Lorella SINI]