Francesco Attruia, Annafrancesca Naccarato, Adriana Orlandi, Chiara Preite (éds.), « Nous plongions nos mains dans le langage ». Hommage à Paola Paissa

di | 20 Ottobre 2022

Francesco Attruia, Annafrancesca Naccarato, Adriana Orlandi, Chiara Preite (éds.), « Nous plongions nos mains dans le langage ». Hommage à Paola Paissa, Louvain-la-Neuve, Académia-L’Harmattan, 2022, 328 p.

Publié sous la direction de Francesco Attruia, Annafrancesca Naccarato, Adriana Orlandi et Chiara Preite, le volume « Nous plongions nos mains dans le langage ». Hommage à Paola Paissa rassemble les contributions des ancien·ne·s docteur·e·s de recherche et des collègues du Collège du Doctorat de Linguistique française de l’Université de Brescia qui, avec d’autres chercheur·e·s travaillant depuis longtemps avec Paola Paissa, ont souhaité rendre hommage à sa carrière. D’un point de vue structurel, le volume présente une bipartition thématique reflétant les deux principaux domaines d’intérêt privilégiés par Paola Paissa – l’analyse du discours et la rhétorique. Les vingt-deux contributions dont se compose l’ouvrage sont en outre précédées par une riche Tabula gratulatoria ainsi que par deux textes introductifs qui rendent hommage non seulement à sa carrière, mais aussi à sa personnalité. Le texte de Hélène Giaufret (« Et les fruits [ont passé] les promesses des fleurs », p. 11-13) ouvre le volume en mettant en valeur les qualités dont Paola Paissa a fait preuve au long de son parcours académique, à partir des années de sa formation universitaire jusqu’à son entrée dans le monde de la recherche. Le profil scientifique de Paola Paissa est présenté dans le texte suivant par Ruggero Druetta (« Paola Paissa : un profil scientifique et une invitation au voyage », p. 15-27), qui retrace les étapes fondamentales de ses activités de recherche. La rigueur méthodologique, l’approche originale et les apports fructueux de ses travaux sont mis en évidence dans ce texte qui invite à la découverte de ses recherches.

La première partie du volume, ayant trait à l’Analyse du discours de l’école française, rassemble douze articles. Dans leur ensemble, ces contributions ont le mérite de mettre en avant la complémentarité qui existe entre discours, identité.s et société.s tout en soulignant la centralité des stratégies énonciatives, argumentatives et rhétoriques dans le processus de production d’actes de langage, porteurs et producteurs de sens dans un contexte socio-culturel déterminé.

La contribution de Ruth Amossy (« La construction polémique d’une identité sociale : les “islamo-gauchistes” ou l’Université française dans la tourmente », p. 31-42) ouvre cette première partie de l’ouvrage, ayant pour objectif d’analyser la construction en discours d’une identité collective à travers la polarisation polémique portée par le genre de la pétition. Au cœur de cette polémique se situe l’identité collective d’universitaires et chercheurs « islamo-gauchistes » (Pierre-André Taguieff, 2002) : l’analyse de Ruth Amossy offre un éclairage critique de la pétition dite le « Manifeste des 100 » publiée dans le journal Le Monde le 31 octobre 2020 dans le but d’appeler à une vigilance accrue envers les idéologies susceptibles d’encourager les dérives islamistes dans les institutions françaises d’enseignement supérieur. Le Manifeste des 100 se propose de soutenir les affirmations du ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer sur l’islamo-gauchisme dans les universités, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, et permet notamment d’observer la construction d’une identité collective, à savoir, le « Nous, universitaires et chercheurs » (p. 34) qui use de ces statuts de scientifiques pour appuyer les dires du ministre. Les pétitionnaires revendiquent dans leur discours les idéaux d’universalisme et de scientificité pour s’opposer au collectif islamo-gauchiste qui assume une identité jugée en rupture avec l’éthique de responsabilité académique et civique de l’Université.

Cette première contribution a le mérite d’introduire la référence à des notions qui seront reprises par d’autres auteur.e.s au sein du volume: l’identité singulière et collective, l’universalisme, l’éthique et l’idéologie, auxquels s’ajouteront la représentation discursive de la femme, le silence, l’argumentation et l’hétérogénéité énonciative dans les discours juridiques. Nous allons donc notamment revenir sur les contributions de cette première partie de l’ouvrage en suivant ce cheminement « notionnel », sans respecter la succession des contributions figurant dans la table des matières.

Tout d’abord, le sujet de la construction identitaire dans nos sociétés contemporaines est abordé par Patricia Kottelat qui se situe dans la sphère politique (« Ethos présidentiel et gouvernance mémorielle : E. Macron et la mémoire républicaine », p. 91-102). L’auteure se penche sur l’analyse de l’ethos présidentiel d’Emmanuel Macron, en prenant en examen le cas spécifique de la célébration du 150e anniversaire de la proclamation de la Troisième République qui a eu lieu le 4 septembre 2020 dans un contexte socio-politique particulièrement troublé à la suite de la fin du premier confinement.  L’objectif de son étude est de montrer comment la récupération mémorielle du 4 septembre 1870 est finalisée au retravail de l’ethos préalable du président qui s’empare de l’histoire comme cadre d’une réaffirmation des valeurs et du patriotisme républicains dont il se porte garant.

En se référant à une autre sphère, celle de l’art de la photographie, Mariagrazia Margarito nous invite à cerner la recherche identitaire qui se cache dans le discours expographique (« “Être au paysage” : itinérances paysagères au prisme d’une analyse de discours aussi », p. 113-122). L’auteure présente les résultats d’une analyse du discours basée sur un corpus de travail représentatif du discours issu de l’exposition Paysages français – Une aventure photographique 1984-2017 (BNF, 24 octobre 2017 – 4 février 2018). Il s’agit d’un double itinéraire où la transformation des paysages, urbains et non urbains, s’accompagne de la quête d’identité esthétique du photographe. À travers l’analyse du lexique et des items phrastiques dirigeant les énoncés vers un appel au pathos, l’auteure observe que le paysage est souvent interprété comme un corps souffrant, victime de l’intervention humaine. Par ailleurs, la passion pour le paysage nourrie par le photographe se manifeste sur le plan discursif en tant que passion sociale convergeant dans la quête identitaire du photographe, à savoir dans celle que l’auteure dénomme comme étant son « appétence d’identité » (p.121).

Ensuite, en ce qui concerne l’idéal d’universalisme dans nos sociétés contemporaines, si Ruth Amossy met cette notion en rapport avec celle de scientificité dans le milieu universitaire, Alain Rabatel, en revanche, mettra en avant l’importance de l’idéal universaliste dans le milieu socio-politique (« Contre l’assignation à une identité et pour un universel progressiste sans rivage », p. 147-160). Dans son étude, concernant les principes fondamentaux relatifs à l’identité collective d’une société, Alain Rabatel aborde la problématique socio-culturelle de la catégorisation liée à la gestion politique des identités : l’auteur souligne la nécessité de dépasser les conceptions intégristes de l’identité qui marquent notre contemporanéité pour résoudre le conflit entre les notions d’identités et d’altérité au nom d’un vivre-ensemble universel, progressiste et fondé sur une dimension dialogique (Wolff, 2019).  Sa réflexion affiche explicitement une visée linguistique car l’analyse de la co-construction identitaire est abordée ici en rapport avec la confrontation dialogique, à savoir dans son rapport aux discours autres.

On peut retrouver une autre connexion thématique établie cette fois-ci entre Ruth Amossy et Roselyne Koren concernant le lien qui existe entre discours et éthique de responsabilité dans notre société. En reprenant, tout d’abord, les réflexions cognitives et rhétorico-argumentatives au sujet de la métaphore, Roselyne Koren (« “Nous sommes en guerre” : métaphore, rhétorique et éthique en temps de pandémie », p. 79-90) vise à justifier l’hypothèse de l’activation d’une rationalité axiologique et de son rapport au discours en considérant le cas spécifique de la métaphore de la guerre en temps de pandémie. L’auteure se concentre sur le recensement critique des composantes éthiques des discours des présidents français Emmanuel Macron et portugais Marcelo Robelo de Sousa en mars 2020 pour signaler « l’oscillation binaire entre les pôles valorisants et dévalorisants de la métaphore », mise en œuvre plus largement par la majorité des auteurs du corpus (p. 81-82). Cette étude a le mérite de montrer que l’enjeu lié au recours spécifique à cette métaphore est représenté par la mise en œuvre de la rationalité axiologique d’une rhétorique argumentative « à une époque où se posent avant tout des questions de vie et de mort » (p. 88), ce qui peut être à l’origine de questionnements éthiques en mesure d’orienter le passage à l’action.

La contribution de Dominique Maingueneau (« Un rituel métalinguistique francophone : la dictée », p. 103-111) revient sur les enjeux idéologiques et sur leur rapport aux pratiques discursives. En présentant une étude sur la dictée en tant que pratique métalinguistique Maingueneau s’intéresse au rapport des locuteurs à la langue « comme espace d’investissement idéologique et affectif spécifique d’une culture déterminée » (p.103). L’auteur revient sur les caractéristiques principales de la dictée scolaire comme l’expression du bon sens pédagogique, ainsi que sur la dictée extrascolaire ou dictée culturelle, créatrice du lien social, visant à préserver le lien entre les citoyens et l’École de la République. En tant que pratique ritualisée, contribuant à cimenter une communauté, la dictée pourrait offrir aux analystes du discours l’opportunité de revenir sur la notion de « genre de discours » en la libérant de l’ancrage socio-culturel figé auquel elle est conventionnellement associée.

Cette première partie du volume en hommage à Paola Paissa comprend aussi deux contributions centrées, tout particulièrement, sur les mises en discours de la femme dans nos sociétés contemporaines. Francesco Attruia et Lorella Sini (« Célébrer la Journée internationale des femmes : où ses cachent les propos discriminatoires dans les discours de presse ? Étude comparative France/Italie », p. 43-54) présentent une analyse comparative concernant la représentation stéréotypée des femmes dans la presse généraliste française et italienne, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, notamment de 1999 et de 2013. Leur objectif est de montrer que malgré le soutien affiché aux droits des femmes, ces discours de presse n’arrivent pas à déconstruire les représentations stéréotypées de la femme, de son corps et de son rôle au sein de la société. Après avoir montré les convergences et les ruptures France-Italie, les auteurs expliquent que parler de la cause des femmes aujourd’hui signifie opposer au discours dominant stéréotypé de ces dernières années, un discours alternatif « de résistance » (p.53) contribuant à la construction d’une représentation de la femme qui ne se fonderait plus sur l’appel au pathos.

Stefano Vicari propose, à son tour, une étude de la construction discursive de la figure du silence dans les campagnes antiviolences contre les femmes (« Le silence dans les campagnes antiviolences contre les femmes », p. 161-174). L’hypothèse émise est que les représentations du silence – notamment en raison de son ambivalence axiologique – contribuent à alimenter la construction de la vulnérabilité des femmes, « des victimes silencieuses, mais aussi silenciées » par l’institution qui se fait porte-parole de ces femmes, qu’elle représente en même temps comme les victimes d’un agresseur, pourtant absent dans ces campagnes. Cette absence est significative puisqu’elle cache la dimension relationnelle de la violence ainsi que la nécessité d’intervenir sur un système patriarcal dominant qui continue d’orienter la gestion de la question de genre.

En sortant de la réflexion sur les mises en discours de la femme, mais en revenant au rapport entre discours et identité, Françoise Favart (« Dire la Covid à la ville : analyse discursive d’affiches citoyennes », p. 67-78) aborde elle aussi le discours institutionnel, et se penche sur l’analyse des stratégies discursives et énonciatives en faisant le lien avec la construction d’un ethos institutionnel. Son étude, concernant trois affiches que la ville d’Annecy a réalisées en juillet et en octobre 2020 lors de ses campagnes d’information sur la Covid, invite notamment à réfléchir à la composante verbale des affiches. D’un point de vue méthodologique, l’auteure aborde deux plans distincts : le plan linguistique et discursif où on observe les constantes observables au niveau de l’usage des pronoms, des formes verbales, les procédés discursifs et stylistiques ; et le plan énonciatif où on analyse les rapports hiérarchiques qui se mettent en place entre l’énonciateur et le destinataire. Cette contribution montre que la Mairie d’Annecy construit dans ses affiches un ethos de guide et de solidarité fondé sur une stratégie discursive de proximité vis-à-vis de son destinataire.

Pour conclure, trois auteures ayant contribué à cet ouvrage, Marta Biagini, Chiara Preite, et Silvia Modena nous invitent à explorer l’univers particulier des discours juridiques. L’étude de Marta Biagini (« Dimension argumentative et discours rapporté dans le discours juridique oral : le cas des interrogatoires médiatisés par interprète/médiateur au tribunal », p. 55-66) porte sur un sous-genre de discours juridique oral au tribunal, à savoir les interrogatoires en présence d’interprète/médiateur. Son analyse permet tout d’abord de cerner les traits discursifs essentiels de ces interrogatoires médiatisés par I/M au tribunal ; par ailleurs elle met en avant les stratégies discursives en rapport avec la présence de l’interprète/M, en tant que rapporteur/énonciateur à part entière, et enfin, elle met en relation l’hétérogénéité énonciative de ce sous-genre de discours juridique oral au tribunal avec sa dimension argumentative.

La notion d’hétérogénéité énonciative dans le discours juridique contemporain est également au cœur de l’article de Chiara Preite (« Formes et enjeux de l’hétérogénéité énonciative dans les pourvois de la Cour de Justice de l’Union européenne », p. 135-145). Sa recherche porte sur l’hétérogénéité énonciative montrée et constitutive qui caractérise le pourvoi rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne. Tout en soulignant la structure dialogique constitutive de l’arrêt de la CJUE, Chiara Preite opère une distinction entre hétérogénéité constitutive (à savoir, la réalisation du dialogisme interdiscursif préconstruit par le droit et par la jurisprudence, étant à l’origine de l’arrêt concerné) et hétérogénéité montrée, représentée par un ensemble de stratégies dialogiques hybrides, fondées sur le discours rapporté en style direct, et indirect, la citation directe, le résumé avec citation et la modalisation en discours. L’intérêt de la négociation entre hétérogénéité constitutive et montrée réside dans la recherche d’une correspondance entre les différentes formes de dialogisme interdiscursif et « le type de voix » (p. 143) – autres que celle des juges – que ces formes introduisent dans le pourvoi.

La contribution de Silvia Modena concerne, quant à elle, la dimension argumentative du discours législatif (« Contre l’anorexie : analyse des stratégies argumentatives contenues dans un corpus de propositions de loi de l’Assemblée nationale », p. 123-134). Dans son article, on étudie les stratégies argumentatives employées au sein d’une sélection de propositions de loi de l’Assemblée nationale française concernant l’anorexie, discutées au cours de la XIIIe, XIVe et XVe législature. La première stratégie argumentative relevée par Silvia Modena concerne l’argumentation par le nombre, qui présente un double objectif : tout d’abord celui de sensibiliser les parlementaires ainsi que le public en convoquant des données quantitatives pour faire ressortir la gravité et l’extension du phénomène abordé, les chiffres constituant ainsi une source d’autorité qui légitime cette lutte contre l’anorexie ; le deuxième objectif est celui d’accomplir une visée pathémique en associant aux chiffres un discours émotionnel. L’auteure montre, par ailleurs, que le recours à l’argument d’autorité indirect a pour objectif de déconstruire les arguments des pro-ana, et ce, en faisant appel à une rhétorique de polarisation. Enfin, la troisième stratégie argumentative de légitimation concerne la reprise définitionnelle des sociolectes tirés des blogs pro-ana et, notamment, la mise en lumière la nature biaisée des auto-représentations qui circulent au sein de cette communauté.

La deuxième partie de l’ouvrage – intitulée Rhétorique – regroupe dix contributions, dont ressortent trois lignes directrices thématiques : la question du silence, constituant le trait d’union entre les deux parties, l’étude du fait figural à travers plusieurs types de discours, ainsi que le rapport entre langue-discours-réel, abordé aussi bien dans le cadre de la communication publique que d’une perspective terminologique.

Développée également dans sa relation avec l’indicible et l’irreprésentable, la question du silence est au cœur de trois contributions de la deuxième partie, rédigées respectivement par Alice Krieg-Planque, Jean-Paul Dufiet et Françoise Rigat. Alice Krieg-Planque rend hommage aux travaux de Paola Paissa consacrés à la relation entre le dire et le silence, en en retraçant quatre étapes fondamentales. Sa contribution (« Être à l’écoute du dire et du silence, ne jamais se taire. Quelques jalons dans l’œuvre de Paola Paissa », p. 233-243) met, avant tout, en relief l’apport de ses études sur la synesthésie, une figure dans laquelle la matérialité de la langue est presque subordonnée à la matérialité sensorielle, aux frontières de l’ineffable. La deuxième étape coïncide avec l’étude de la nomination explicite de figures dans la presse écrite qui, d’après l’auteure, conduit Paola Paissa à considérer ces « paroles sur le dire » (p. 236) comme l’expression d’un « sentiment rhétorique spontané » (p. 237), comportant aussi une dimension argumentative. L’attention de l’auteure se dirige alors sur ce qui « fait silence » (p. 238) et, en particulier, sur les formes d’atténuation, notamment la figure de l’euphémisme, soulevant la question du rapport entre le dire et l’indicible. Le dernier jalon des travaux de Paola Paissa mis en valeur par Krieg-Planque implique le passage de ce qui « fait silence » aux « discours sur le silence » (p. 239), qui montrent un indicible dans l’intention de reconnaître, réparer ou encore restaurer la représentation verbale d’une absence.

Le rapport entre le dicible et l’indicible est abordé ensuite dans le cadre de la représentation théâtrale par Jean Paul Dufiet, dont la contribution (« La question des langages dans Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlink », p. 207-218) explore les limites de la parole et la question de l’irreprésentable dans Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck. Le langage dramatique de cette pièce permet à l’auteur de faire ressortir les limites de la langue, son impuissance, dans la mesure où elle n’est pas à même d’exprimer toute chose. L’analyse de Dufiet met en relief, d’une part, le pouvoir symbolique de l’image onirique, qui permet de dépasser les limites de la mimésis du réel ; de l’autre, la musique, qui « fai[t] entendre ce qui ne sera jamais dit » et « fai[t] voir ce qui ne sera jamais visible » (p. 217). Ainsi la langue n’est-elle que l’un des langages de la pièce : le langage onirique et le langage musical aspirent à dépasser ses limites expressives, afin d’avoir accès à l’indicible et à l’irreprésentable.

Les frontières de la représentation linguistique sont explorées également par la contribution de Françoise Rigat (« Le paradoxe comme figure de l’entre-deux. Sur la montagne et l’alpinisme », p. 277-288) qui met en valeur le paradoxe en tant que figure propre à exprimer l’expérience de l’entre-deux et notamment celle de l’ascension des montagnes. À travers l’analyse d’une pluralité d’exemples tirés de la littérature alpine des XIXe et XXe siècles, son étude illustre, tout d’abord, l’emploi du paradoxe comme une aporie pour penser l’appel des sommets. L’auteure montre en effet que la contradiction paradoxale trouve une cohérence dans ce contexte, en exprimant l’ordre singulier de cet espace frontière qu’est la montagne. Ensuite, Rigat repère plusieurs paradoxes sémantiques qui concernent la dimension pathémique de l’expérience. Il ressort finalement que l’expérience de la montagne comme entre-deux ne peut être traduite que par une figure qui met en relation des opposés. Le paradoxe devient ainsi la forme d’expression d’une expérience extraordinaire : c’est une tentative d’ « exprimer l’inexprimable » (p. 285).

L’exploration du fonctionnement du fait rhétorique dans le discours littéraire caractérise aussi la contribution de Adriana Orlandi et de Michele Prandi (« La modification oblique : repositionnement d’une figure parmi les stylèmes de l’écriture impressionniste », p. 259-276), qui s’intéresse à la figure de l’hypallage adjectivale dans l’écriture impressionniste. Leur étude a pour objectif d’examiner les effets textuels entraînés par cette figure lorsqu’elle modifie syntaxiquement un substantif abstrait. Les auteurs identifient plusieurs tendances caractéristiques de l’esthétique impressionniste qui sont amplifiées par la modification oblique : du recours massif à la double caractérisation du référent, en passant par les procédés de brouillage référentiel, jusqu’à la rupture de l’ordre aux niveaux de la composition phrastique et narrative, de la vision, de la société ainsi que de la réalité. Tout en reconnaissant la centralité du substantif abstrait dans l’écriture impressionniste, l’étude de Orlandi et Prandi invite à ne pas sous-estimer le rôle joué également par l’adjectif, prônant ainsi le repositionnement de la modification oblique parmi les stylèmes de l’écriture impressionniste.

Si l’analyse d’une figure rhétorique est également au cœur de l’article de Marc Bonhomme (« L’enthymème publicitaire : entre flou discursif et séduction », p. 195-205), dans ce cas, c’est le discours publicitaire qui constitue le terrain d’exploration privilégié. L’étude de Bonhomme se penche sur le fonctionnement de l’enthymème et sur les effets de séduction entraînés, qui procèdent, d’après l’auteur, de trois éléments principaux. En premier lieu, l’enthymème donne lieu à un flou discursif qui comporte une mise en discours de nature rhétorique plutôt que logique, ancrée sur des topoï partagés. En deuxième lieu, la nature hybride de l’enthymème favorise la « projection d’une rhétorique évaluative » (p. 199) grâce à la manipulation des valeurs axiologiques mobilisées. En dernier lieu, l’argumentation par séduction de l’enthymème s’avère encore plus efficace lorsqu’il se configure comme une énigme ou encore comme une maxime à visée ludico-poétique. L’auteur montre enfin que la condensation de ces trois stratégies de séduction dans la forme brève des slogans maximise la rationalité affective de l’enthymème, en exploitant l’interaction entre logos et pathos.

Si, comme le montre l’étude de Bonhomme, l’enthymème publicitaire a donc le pouvoir de séduire le public, la contribution de Giovanni Agresti (« Évitements discursifs, perdurance du paradigme et complexe de Dom Juan. Le linguiste face à la crise environnementale », p. 177-194) a le mérite d’éclairer deux fonctionnements discursifs – le complexe de Dom Juan et la perdurance du paradigme – qui peuvent orienter la perception du réel dans la communication publique, en se mettant au service de la doxa et du paradigme dominant. Le « complexe de Dom Juan » est défini par l’auteur comme « la non-volonté diffuse d’affronter sérieusement le problème » (p. 184), alors que la « perdurance du paradigme » fait allusion à la thèse principale avancée par le roman italien Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, selon laquelle si l’on veut que tout reste tel quel, tout doit changer. En s’intéressant aux discours contribuant à la délégitimation de la crise environnementale, l’étude de Agresti montre que, si l’attitude écologiste constitue une alternative au paradigme consumériste, ce dernier reste toutefois dominant en raison de la manipulation et transformation de la réalité, opérées à travers une pluralité de stratégies d’évitement discursif que l’auteur rattache aux deux phénomènes théorisés. En interrogeant le rapport entre discours et réel, Agresti souligne en outre le rôle social et civique de l’analyste du discours (p. 180), qui peut contribuer « au programme de destruction salutaire du paradigme dominant » (p. 177).

La relation entre langue et discours est également explorée par Annafrancesca Naccarato qui s’intéresse à la métaphore en tant que figure ontologique (« “Parfois, la parole pense”. Les métaphores à pivot verbal entre langue et discours », p. 245-258). En adoptant une perspective herméneutique, sa contribution se concentre en particulier sur le fonctionnement de métaphores créatives à pivot verbal. Son analyse porte avant tout sur les configurations formelles et conceptuelles de la métaphore, pour passer ensuite à la structure interne de ce conflit, et proposer, enfin, l’interprétation métaphorique des facteurs linguistiques et conceptuels. Cette démarche met en évidence l’influence exercée par les propriétés grammaticales du noyau verbal sur le conflit, tout en soulignant également le rôle du cotexte et du contexte dans l’interprétation des fonctionnements métaphoriques. L’étude de Naccarato contribue à valoriser la fonction ontologique de cette figure qui engendre de nouvelles organisations conceptuelles. Comme le souligne l’auteure, la métaphore constitue « le centre d’irradiation d’une connaissance nouvelle » (p. 248) ; elle « déploie des espaces inexplorés où le devenir de l’expression se transforme en un devenir du sens » (p. 257).

Le pouvoir argumentatif des métaphores terminologiques fait ensuite l’objet de la contribution de Micaela Rossi (« Argumentation et stratégies rhétoriques dans les discours scientifiques : autour de la dénomination », p. 289-301), qui l’aborde dans le cadre des processus de nomination des événements dans la communication publique. L’étude illustre les enjeux sociaux et discursifs de ce type de dénominations à partir d’un cas d’actualité : celles du virus SARS-CoV-2 et de la maladie associée. Bien qu’il existe des protocoles favorisant la création de dénominations les plus neutres possibles, Rossi souligne la dimension argumentative qui peut caractériser les dénominations métaphoriques sur la base de la fonction de cadrage qu’elles exercent, en orientant le point de vue sur le concept. L’analyse du degré de conflit potentiel aussi bien au niveau conceptuel que communicatif amène Rossi à distinguer trois types de métaphores, qui entraînent une fonction de cadrage plus ou moins marquée. Son étude montre qu’un faible niveau de conflictualité conceptuelle contribue à minimiser l’impact de cadrage potentiel, alors qu’une fonction de cadrage plus marquée peut orienter de manière plus significative la communication. La contribution de Rossi met ainsi en valeur la complexité sémiotique de la métaphore, en soulignant la portée argumentative dans le cas spécifique de la terminologie scientifique.

Deux autres contributions se penchent enfin sur des questions terminologiques dans la deuxième partie du volume. En l’occurrence, c’est la dimension socio-culturelle des termes qui est mise en évidence par les études respectivement de Marie-Pierre Escoubas Benveniste et de Maria Teresa Zanola. La contribution de Marie-Pierre Escoubas Benveniste (« L’épanchoir du Canal des Deux Mers, un terme de haute teneur », p. 219-231) porte sur un terme sorti des dictionnaires, le terme épanchoir, qui désigne un artefact représentatif du paysage du canal du Midi. L’auteure s’interroge sur la valeur accordée par le langage à cet objet qui est toujours là, sans que sa dénomination ne soit plus attestée. Après avoir retracé l’évolution diachronique du terme, Escoubas Benveniste met en relief le rôle significatif joué par cet artefact technique dans la vie sociale et économique de la région. L’analyse distributionnelle quantitative du terme à l’intérieur d’une somme du XIXe siècle permet enfin à l’auteure de repérer les propriétés du mot et de montrer la complexité du concept associé, affirmant que l’existence de certaines choses passe aussi par les formes qui les dénomment.

Le volume s’achève par l’étude de Maria Teresa Zanola (« “Chantez, chantez, magnanarelles !” : la sériciculture, un petit trésor de terminologie diachronique », p. 303-314) qui propose un parcours terminologique en perspective diachronique, relatif à l’art de l’élevage des vers à soie et de la production de la soie. L’auteure analyse avant tout l’origine étymologique des termes principaux de la sériciculture, en montrant l’influence des dialectes de l’Italie du Nord et en soulignant le rôle pionnier des femmes dans sa diffusion. L’étude se penche ensuite sur le traitement de la sériciculture dans l’Encyclopédie, mettant en lumière son apport à la normalisation de cette terminologie et à sa diffusion. La contribution de Zanola met ainsi en relief la portée culturelle des termes attestée dans leur évolution diachronique, qui offre le témoignage « d’un art, de ses acquis et de ses savoir-faire » (p. 313).

[Claudia CAGNINELLI et Ilaria CENNAMO]