Driss ABLALI et Brigitte WIEDERSPIEL (éds.), Textes et discours face à des questions de santé publiques

di | 12 Febbraio 2024

Driss ABLALI et Brigitte WIEDERSPIEL (éds.), Textes et discours face à des questions de santé publiques, Langages, n° 231, 2023, pp. 160.

Le numéro 231 de la revue « Langages » Textes et discours face à des questions de santé publiques, dirigé par Driss ABLALI et Brigitte WIEDERSPIEL, est consacré à un enjeu fondamental : faire de la linguistique un outil de solidarité et d’équité dans le domaine de la santé. La linguistique est présentée comme un instrument de plus en plus nécessaire, capable de faire advenir une subjectivité absente grâce à l’étude des savoirs expérientiels de sujets fragilisés, comme les patients ou les aidants familiers ; de façonner une thérapie discursive en santé mentale, en enrichissant la compréhension du récit de soi des souffrants ; et d’être appliquée à la formation des soignants dans une perspective inter- et transdisciplinaire. Pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité sont d’ailleurs bien représentées par l’hétérogénéité des approches présentes (sémantique discursive, lexicologie, analyse conversationnelle, rédactologie, analyse du discours de tradition française, approches interactionnistes et ethnographiques). L’objectif est le même, celui de définir le rôle de l’analyse linguistique dans la construction d’un savoir en milieu de santé.

Le numéro s’ouvre donc avec une interrogation sur la dénomination de l’objet « santé publique ». Dans le cadre d’une sémantique discursive et d’un retravail des notions de « moment » et d’« instant discursif », Sophie MOIRAND et Sandrine REBOUL-TOURÉ (« Itinéraires discursifs d’une nomination : la santé publique en temps de pandémie », 25-41) mettent en évidence l’instabilité notionnelle de la composition « santé publique » dans la presse française, notamment pendant la pandémie de covid-19. De l’analyse du « récit médiatique » de la covid-19 émerge un scénario complexe, habité par de nombreuses voix – ce qui permet de convoquer (en les revisitant) les notions de « dialogisme » et de « polyphonie » et de poser l’existence d’une sphère d’activité langagière spécifique à la santé publique.

Luca GRECO (« La vérité du sexe dans les échographies prénatales : un accomplissement catégoriel, multimodal et socialisant, 43-59) étudie les enregistrements audio-visuels collectés auprès d’un service de maternité français. Dans une approche non-logocentrée et inspirée de l’anthropologie linguistique et des perspectives interactionnelles, ethnographiques et multimodales, l’auteur interroge la performativité de l’annonce du sexe pendant l’échographie de grossesse, en identifiant deux formats séquentiels contribuant à la socialisation langagière des parents à un savoir (normatif) médical par le biais d’assemblages d’éléments morphosyntaxiques, visuels et technologiques.

Abdelhadi BELLACHHAB, Nathalie GARRIC, Frédéric PUGNIÈRE-SAAVEDRA et Valérie ROCHAIX (« Contribution des discours de familles d’aidants à la prise en charge institutionnelle de l’aidant », 61-78) abordent la question de l’institutionnalisation de la figure de l’aidant familier dans une approche qui réunit analyse de discours de tradition française et sémantique discursive. En étudiant les discours juridique et médiatique et les paroles d’aidants (collectées pendant des entretiens), les auteurs montrent les mécanismes d’appropriation (ou de rejet) dans le processus de publicisation de la notion d’ « aidant familier ». Il en ressort un hiatus entre la construction juridique du statut d’aidant et sa représentation médiatique d’une part, qui privilégient le portrait de l’aidant familier comme figure éminemment singulière, et la conceptualisation qui en font les aidants, de l’autre, dans leurs récits d’une expérience collective et familiale.

Dans une approche interactionnelle centré sur le dialogisme des échanges (et non sur une visée taxinomique des émotions), Anna SALAZAR ORVIG, Michèle GROSSEN et Claudia MESYTRE («De la douleur à la colère : mise en discours des émotions et travail thérapeutique », 79-92) montrent la façon dont les mouvements dialogiques de la dynamique thérapeutique permettent au patient de modifier son positionnement énonciatif vis-à-vis de l’émotion de la colère. En même temps, l’analyse linguistique donne au soignant des compétences d’observation fine par rapport aux effets de son intervention sur, et avec, la parole du patient.

À l’appui de l’analyse conversationnelle intégrée d’une approche multimodale, Anna Claudia TICCA (« Questions, (re)formulations et réparations dans des visites médicales au Yucatan (Mexique). Une intercompréhension fluctuante », 93-110) aborde la question de l’intercompréhension dans un environnement communicatif traversé par de nombreuses asymétries – épistémiques, certes, mais aussi langagières, entre des soignants hispanophones et des patients locuteurs d’une langue minoritaire, le maya yucatèque. En analysant les enregistrements audio-visuels de visites médicales, l’auteure met au jour l’incapacité du médecin de détecter, dans les incohérences verbales et gestuelles du patient, une contribution porteuse de sens. D’où l’intérêt, comme le souligne Ticca, d’une formation pour les soignants axée sur les données et les méthodes de l’analyse linguistique.

La question de l’intelligibilité du discours expert est également au centre de l’article de Sara VECCHIATO (« Approximation et explicitation : des paramètres pour la rédaction de textes vulgarisateurs. Application au domaine médical », 111-128). Dans le cadre théorique de la rédactologie, l’auteure analyse trois genres de la médiation du savoir expert, relevant de la divulgation (articles journalistiques, communiqués de presse), de la vulgarisation (dossiers et brochures visant le grand public) et de l’éducation (manuels universitaires). Une modélisation des opérations de reformulation est proposée, selon leur niveau d’intelligibilité et leur distribution sur un continuum de stratégies de simplification textuelle allant de l’approximation à l’explicitation. À l’aide d’un appareil notionnel riche, l’auteure insiste sur la complexité de l’acte simplificateur. Il s’agit de décrire et d’évaluer les outils communicationnels pour le rédacteur averti, capable d’articuler des stratégies diverses selon le genre textuel et les connaissances du lecteur cible. 

L’article de ABLALI et WIEDERSPIEL (« On l’intimiste. Ce que l’usage des pronoms veut dire de la santé des souffrant.es », 129-146) est consacré à la communication en ligne entre « souffrants » et bénévoles d’une association d’aide et de prévention contre le suicide. L’analyse porte sur le potentiel de libération de la parole souffrante grâce à l’utilisation plastique du pronom « on », caractérisé par une référence polymorphe. Les souffrants passent donc de l’utilisation d’un « on » exclusif, se référant à un sujet agresseur qui reste souvent anonyme, à un « on » inclusif, capable de créer une communauté pour le souffrant. L’analyse explore les imbrications des spécificités génériques et médiatiques des discours en ligne, notamment sous l’angle de la différente temporalité des deux genres étudiés.

[Nora GATTIGLIA]