Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, Tome 13.1, numéro thématique Temps, mode et aspect en français : dans la roue de Jacques Bres, coordonné par Emmanuelle LABEAU

di | 13 Febbraio 2024

Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, Tome 13.1, numéro thématique Temps, mode et aspect en français : dans la roue de Jacques Bres, coordonné par Emmanuelle LABEAU, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2021, pp. 222.

Le numéro thématique Temps, mode et aspect en français : dans la roue de Jacques Bres de la revue Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours réunit une partie des recherches présentées lors des journées d’étude en l’honneur de Jacques Bres, à Montpellier, en septembre 2018, pour célébrer son départ à la retraite.

Ce volume composite, qui rassemble neuf contributions de linguistes travaillant sur la langue française, est centré sur les intérêts linguistiques de Jacques Bres à l’égard des deux domaines entremêlés : d’un côté, le dialogisme ; de l’autre côté, le temps, le mode et l’aspect en français. C’est ainsi cette richesse d’intérêts et de perspectives qui est parcourue au long de cet ouvrage par les spécialistes qui y ont contribué, comme Emmanuelle LABEAU le souligne dans son introduction (En selle !,pp. 7-10).

La première contribution, rédigée par Marc WILMET, a pour titre Quand donc a-t-il dit qu’il partait, Jacques ? (pp. 11-24). Ce titre, repris à partir d’une citation spontanée, est notamment évocateur des sujets qui sont abordés dans cet article : l’imparfait dans son acception « de concordance » ; la « dislocation à droite » et les fonctions respectives de l’élément disloqué et de sa reprise ; la valeur de donc dans l’expression quand donc ; le caractère ambigu de la question qui est posée en termes syntaxiques. Ces quatre sujets sont examinés par WILMET à l’appui d’études grammaticales préalables. Sur le premier point, l’attention est focalisée sur le lien entre le passé et l’imparfait et sur les formes verbales qui pourraient concurrencer l’imparfait « de concordance » : le choix découle de remarques aspectuelles qui leur sont propres et qui vont au-delà du sémantisme du verbe partir. Pour ce qui est du temps, WILMET remarque que son exemple ferait partie de « la panoplie des imparfaits abusivement décrétés « modaux » » (p. 13) et que partait alternerait avec le futur du passé partirait. Sur le deuxième point, l’auteur examine les éléments disloqués, leur caractère plus ou moins sémantiquement suppressible et leur nature, notamment de noms et de pronoms qualifiés « de reprise », pour ensuite les rapporter à la phrase complexe examinée. Par rapport au troisième aspect, pour faire comprendre la valeur de donc, WILMET se réfère au mécanisme guillaumien de l’incidence, qu’il dédouble en incidence virtuelle et en incidence actuelle. Or, c’est l’incidence actuelle génératrice de fonctions qui permet d’expliquer l’occurrence de donc précédé de quand, par un lien entre la conjonction et une pensée antérieure inexprimée. Quant, enfin, aux interprétations possibles de l’exemple de départ, à savoir « quand Jacques a-t-il annoncé son départ ? » vs « à quelle date Jacques a-t-il décidé de partir ? », pour justifier l’ambiguïté du questionnement posé, WILMET s’appuie tant sur le distributionalisme américain que sur l’analyse logique à la française. Sont ainsi examinés le rôle de quand et de donc, leur position et leur focalisation. Il en résulte des interprétations qui restent pour autant ouvertes.

Dans la deuxième contribution(Gérondif et postériorité : y a-t-il des gérondifs d’après ?, pp. 25-47), Georges KLEIBER compare les traits du gérondif qui font débat et ceux qui font plutôt l’unanimité pour s’attarder sur l’un de ces derniers, à savoir la (im)possibilité d’exprimer la postériorité temporelle et logique. Son point de départ est représenté par un article de Hellqvist (2017) à propos des gérondifs « d’après » identifiés par cette auteure en tant qu’expression de la conséquence et, à partir des six exemples – littéraires – contenus dans cette dernière étude, il s’emploie à montrer les raisons pour lesquelles ces gérondifs, qualifiés de « gérondifs de manière conséquentielle » et de « gérondifs de conséquence » et reconnus comme consécutifs, échapperaient à l’expression de la postériorité. Au bout de son analyse, KLEIBER remarque qu’il faudrait plutôt concevoir un traitement intégratif du gérondif de manière et de conséquence. Plus en détail, ce n’est qu’en présence d’une anacoluthe syntaxique, par décrochage grammatical du gérondif, qu’il serait possible d’avoir trait à une postériorité consécutive.

Dans la troisième contribution, Certainement : adverbe épistémico-modal ou évidentiel ? (pp. 49-75), Patrick DENDALE et Philippe KREUTZ examinent l’adverbe certainement dans le cadre d’une étude visant à établir un inventaire des marqueurs évidentiels du français. Ils comparent les classes de marqueurs épistémico-modaux et de marquuers évidentiels à partir d’exemples attestés dans le Web et dans des corpus. En particulier, ils s’inscrivent en faux contre les analyses qui attribueraient à certainement un statut de marqueur de « certitude » vs de « probabilité ». Pour appuyer leur démarche, qui se veut aussi bien onomasiologique que sémasiologique par rapport à l’identification des emplois de certainement, ils examinent les co(n)textes d’apparition des emplois épistémico-modal et évidentiel de l’adverbe par le biais d’une synthèse de leurs propriétés distinctives. L’objectif est de comprendre le sémantisme complexe de ce marqueur vis-à-vis des catégorisations contradictoires existantes. Au bout de leur catégorisation, les auteurs identifient six types de contextes où certainement peut s’interpréter comme marqueur épistémico-modal. Or, ces contextes se produisent si l’adverbe a un sens non affaibli par rapport à l’adjectif certain et s’il est possible de le paraphraser par d’autres expressions marquant le degré de certitude. Sont ensuite identifiés cinq types de contextes où certainement présente un statut évidentiel inférentiel : les auteurs soulignent que certainement se présente dans ce cas comme non certain en termes sémantiques, autrement dit suppositionnel, conjecturel ou hypothétique, bien que la non certitude puisse être contrebalancée par la posture épistémique du sujet locuteur. Pour revenir à la question initiale de certainement en tant que marqueur aux emplois évidentiel ou épistémico-modal, DENDALE et KREUTZ proposent de ranger ces emplois dans deux catégories différentes de « marqueurs » épistémiques, dont le sémantisme est complexe.

L’évidentialité fait également l’objet de la contribution de Louis DE SAUSSURE (Retour sur le surcomposé « régional » : du sporadique à l’évidentiel, pp. 77-92), qui propose des réflexions diatopiques sur le verbe à partir d’une comparaison entre deux emplois de français régionaux : la variété suisse et la variété occitane. Il s’intéresse en particulier au passé surcomposé, qu’il identifie d’abord en français standard pour ensuite l’examiner dans les deux français régionaux cités. Contrairement aux emplois standards de ce temps verbal, DE SAUSSURE remarque que seule la variété suisse accepte le passé surcomposé régional dans une proposition indépendante non narrative sans adverbe de temps, mais que la forme négative y est refusée. L’attention est focalisée sur les trois valeurs que celui-ci peut occuper, à savoir l’orientation pragmatique vers la pertinence des faits décrits au moment de l’énonciation ; la référence à des procès occasionnels, notamment l’aspect « sporadique » ; une évidentialité relative à l’expérience, par rapport à laquelle le passé surcomposé régional serait à traiter comme « parfait d’expérience » (suivant Apothéloz 2009). Pour ce qui est du « sporadique », à partir d’exemples forgés, relevant de l’auteur ainsi que d’études préalables, il émerge que cet emploi fait intervenir tant la généralisation que l’expérience passée et que ce dernier aspect appliqué au passé surcomposé est en lien avec sa conjugaison au présent tout court ou au passé. Il examine ainsi l’articulation entre les trois traits du passé surcomposé régional pour enfin relever que ce serait l’aspect « sporadique » qui ferait pragmatiquement, par implicature, inférer des expériences vécues dans le passé.

Les réflexions sur le verbe se poursuivent avec des contributions qui portent sur le futur. La première de celles-ci, rédigée par Laurent GOSSELIN (Le futur, l’avenir et le temps ramifié, pp. 93-113), relève de la sémantique de la temporalité appliquée au temps ramifié. À l’appui de la représentation de l’asymétrie modale du temps et de son application à la linguistique française pour rendre compte surtout de la sémantique du futur et du conditionnel, l’auteur examine les valeurs modales du futur simple temporel, autrement dit en emploi descriptif. Il étudie la nature du temps ramifié en tant que temps objectif, subjectif ou pratique, et les points de ramification pertinents pour l’analyse linguistique. Son point de départ consiste en la critique à l’égard de la conception du futur simple comme marqueur d’incertitude et en l’adoption de la perspective selon laquelle tout procès est situé dans le temps et présenté selon un certain aspect et une modalité particulière, là où les dimensions temporelle, aspectuelle et modale interagissent réciproquement. Relativement aux points de ramification pour établir la « coupure modale » entre ce qui précède et ce qui suit pour l’analyse linguistique, il se sert de la combinaison entre valeurs modales aspectuelles et temporelles pour aborder les emplois descriptifs du futur simple. GOSSELIN récuse notamment le paradoxe de l’assertion au futur entre le temporellement possible et l’aspectuellement irrévocable en proposant d’insister sur la prise en compte du contexte et des connaissances préalables des sujets-locuteurs. Quant aux effets de sens modaux du futur en emploi descriptif analysés, il s’agit de l’inéluctable, des prédictions subjectives et des emplois promissifs et directifs.

Pour sa part, Sophie AZZOPARDI s’intéresse au futur antérieur « de bilan » (« Waouh, on en aura parcouru du chemin ensemble ! » : analyse « post-reichenbachienne » du futur de bilan, pp. 113-138). Cet effet de sens, appelé également « rétrospectif » (Abouda 2019) et caractérisé par le fait de dénoter un procès dont le résultat peut être situé dans le passé par rapport au présent du sujet-énonciateur principal, est illustré à l’appui du système descriptif d’inspiration reichenbachienne élaboré par Azzopardi et Bres (2016, 2017). Ce système ayant déjà permis de soulever des questions sur la description du participe passé et des temps composés, il montre toute sa pertinence même pour l’analyse de l’effet de sens « de bilan » du futur antérieur en français. Le but de l’auteure est notamment de mettre au jour cette analyse à partir, entre autres, des travaux préalables qui l’ont traité, notamment les approches de Guillaume (1944) et Imbs (1960) d’une part, et celles de Martin (1981) et Haillet (2007) de l’autre, pour montrer qu’une analyse fondée sur une linguistique de l’actualisation et sur une linguistique du signifiant permet de caractériser, entres autres, la valeur en langue du futur antérieur en discours et son interaction avec le co(n)texte. Ce système descriptif permet notamment de préciser la localisation de la borne initiale du procès et le type de vision aspectuelle, globale et cursive, du futur antérieur. Pour autant, une analyse complète du futur antérieur dans le cadre de ce système est encore en cours, d’où des pistes de recherches futures à explorer.

L’étude d’Adeline PATARD aborde un autre temps-mode verbal qui fait l’objet des recherches de Jacques Bres : le conditionnel. Sa contribution, [On dirait x] Origine d’une (micro-)construction (pp. 139-160), examine, à partir de la distinction entre l’emploi du conditionnel en ancien français et son utilisation en français moderne, des emplois phraséologiques du conditionnel relevant de méso- ou micro-constructions, parmi lesquelles la tournure évidentielle [on dirait x], dont sont soulignées tant l’apparition et l’évolution dans le temps que les spécificités en français moderne. PATARD s’appuie sur un corpus diachronique (Frantext) d’à peu près 300 millions de mots du français du 12e au 21e siècles avec des sous-corpus – divers genres confondus – relatifs à chaque siècle examiné. L’analyse de [on dirait X], sa fréquence et ses trois instanciations spécifiques, en français moderne, à côté de l’emploi libre du conditionnel avec on et dire, sont étudiées à partir des critères de la non- compositionnalité, de la décatégorialisation de dire, de remarques sémantiques et pragmatiques. Cette structure est, à l’origine, hypothétique et employée dans des contextes évidentiels perceptifs, tandis que sa constructionnalisation, qui s’achève au 19e siècle, montre trois variantes formelles et un sens évidentiel de nature inférentielle. Dans ses conclusions, l’auteure signale qu’il est probable que [on dirait X] forme un réseau hiérarchisé avec d’autres constructions avec dire au conditionnel, mais que leur structure n’est pas encore connue.

La dernière contribution relevant du verbe est rédigée par Emmanuelle LABEAU. Son analyse porte sur l’alternance des temps verbaux à partir de vastes corpus de comptes rendus sportifs qu’elle a étudiés avec Jacques Bres (Allez allez allez allait… Où en est la compétition des temps verbaux dans les comptes rendus sportifs ?, pp. 161-189). L’auteure nuance d’abord l’affirmation qui ferait du passé simple le temps verbal le plus utilisé dans les comptes rendus sportifs, en soulignant qu’il faudrait vérifier au cas par cas, selon le type de sport – le football vs le cyclisme – et la conception temporelle spécifique qui y est sous-tendue, ainsi que selon les époques – les compte rendus les plus anciens abondent en passés simples et en emplois de ceux-ci, contrairement à ceux qui datent de la fin du 20e siècle. C’est ainsi qu’elle examine, toujours à l’appui d’une approche néo-reichenbachienne appliquée au français, les traits distinctifs du passé simple favorisant son emploi dans les comptes rendus sportifs, mais aussi les temps verbaux qui tendent à le concurrencer. Tel est le cas de la périphrase allait + infinitif, et de la concurrence et alternance des temps verbaux utilisés pour rapporter les événements sportifs à partir des concepts de temps, d’aspect et d’orientation. Elle montre que, malgré l’adéquation du passé simple avec la narration de faits passés par la succession des événements relatés, sa vitalité est mise en cause depuis le début du 20e siècle. Parmi ses formes concurrentes figurent le passé composé, le plus-que-parfait, l’imparfait, le présent, le futur, chaque forme verbale gardant pour autant des caractéristiques relatives au temps, à l’orientation et à l’aspect qui lui sont propres et qui la distinguent des autres, notamment du passé simple et de sa valeur. Si l’ensemble de ces formes concurrentes porte sur la phase processuelle ou postprocessuelle, pour prendre en compte même la phase pré-processuelle, LABEAU examine, à l’instar de Jacques Bres, l’emploi de la périphrase allait + infinitif dans le compte rendu sportif. Celle-ci relèverait d’un emploi objectif désignant un procès qui s’est vérifié. Il s’ensuit qu’en langue allait + infinitif peut commuter avec le passé simple pour situer le procès dans le passé tout en indiquant des bornes qui ne coïncident pas entre elles. L’étude sur corpus montre, en revanche, qu’en discours l’emploi narratif d’allait + infinitif dans les comptes rendus sportifs n’est pas le concurrent privilégié du passé simple mais plutôt un substitut marqué. Ces exemples permettent alors à LABEAU d’élaborer des hypothèses sociolinguistiques à propos des nouvelles pratiques d’écriture qui ne demandent plus de narrations et, donc, de passés simples.

La dernière contribution, rédigée par Céline VAGUER et Danielle LEEMAN (L’identité lexicale au prisme des pratiques discursives : vélo vs bicyclette, pp. 191-222), se veut une conclusion, quoique provisoire, du tour à vélo que ce volume offre à son lectorat. C’est ainsi que des remarques lexicographiques et lexicales sur la paire vélo/bicyclette émergent de ce travail présentant tant l’évolution dans le temps des deux mots par une approche quantitative et diachronique que leur analyse co(n)textuelle à partir d’une étude sur corpus. Les auteures signalent que les exploitations discursives de ces deux mots sont différentes, même s’il s’agit de synonymes renvoyant au même référent et montrant une identité de signifié. Pour tester leurs remarques, elles se basent sur des exemples attestés issus de bases diverses à partir des deux mots au singulier, sans inclure les occurrences de mots composés que ceux-ci peuvent engendrer. De par sa morphologie, vélo est un nom composé ayant trait au sport et à l’activité professionnelle, mais son évolution par rapport à bicyclette entre 1900 et 2019, que les auteures présentent par un tableau de synthèse, souligne que bicyclette tend à être de moins en moins utilisé au profit de vélo. Plus en détail, leur synonymie rétrécit à l’avantage de domaines spécialisés d’emploi de la promenade – bicyclette – et de la pratique sportive et de la vitesse – vélo. Quant à la distinction entre les deux termes en langue, VAGUER et LEEMAN s’interrogent sur la relation partie-tout. Il émerge que si les parties prototypiques renvoient tant à bicyclette qu’à vélo, la dénomination de bicyclette est plus précise et plus apte à être associée à des termes techniques relatifs aux avancées technologiques. En termes syntaxiques, les deux mots sont des objets de prédication, qui peuvent jouer le rôle de complément de nom, d’apposition, de complément de préposition, de sujet de proposition et de complément de verbe. Cette analyse fine des deux mots, conduite même du point de vue syntagmatique, permet d’en déceler les traits communs mais surtout de comprendre la spécialisation qu’ils ont acquise dans le temps. Si vélo a tendance à désigner surtout une activité ou un véhicule utilitaire, bicyclette renvoie au véhicule dans sa singularité ou comme objet possédé.  

Ce volume riche et fécond en pistes de recherche et de réflexions se veut un chemin linguistique qui est en partie parcouru, mais qui est à la fois aussi en cours et non achevé. C’est en tant que tour à vélo qu’Emmanuelle LABEAU l’a conçu, par étapes, comme la métaphore sportive du chemin et des outils pour l’entreprendre et pour le poursuivre le soulignent.

[Alida M. SILLETTI]