Laurence ROSIER, Juan Manuel LÓPEZ MUÑOZ, Sophie MARNETTE (éds.), Le discours rapporté à l’ère du numérique: du discours cité au discours partagé

di | 30 Ottobre 2023

Laurence Rosier, Juan Manuel López Muñoz et Sophie Marnette (éds.), Le discours rapporté à l’ère du numérique : du discours cité au discours partagé, « Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours », n° 12(2), 2021.

Le numéro 12(2) de Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, coordonné par Laurence Rosier, Juan Manuel López Muñoz et Sophie Marnette, s’intéresse aux formes et aux fonctionnements du discours rapporté à la lumière des transformations entraînées par le numérique. Il rassemble dix articles sélectionnés à partir des interventions présentées lors du septième colloque international « Le discours rapporté à l’ère du numérique : du discours cité au discours partagé », organisé par le groupe Ci-dit (http://groupe-cidit.com/wordpress/) les 20-22 juin 2018 à l’Université Libre de Bruxelles. Le volume se propose de contribuer aux recherches menées par ce groupe qui se donne pour objectif d’« articuler l’histoire, les théories et les pratiques du Discours Rapporté » (p. 7). La partie initiale, rédigée par les trois coordinateurs (pp. 7-11), introduit les questions autour desquelles s’articule la réflexion sur les pratiques foisonnant en contexte numérique pour transmettre les propos d’autrui, eu égard aussi aux relations qu’elles entretiennent avec les procédés traditionnels, avant de présenter les diverses contributions dont se compose le volume. Une attention particulière est dirigée tout au long des articles à l’impact des conditions de production du contexte numérique sur les modes, les formes et les fonctions pragma-discursives de la transmission du discours d’autrui, dégageant différentes configurations et de nouvelles modalités de diffusion et de circulation.

Le volume s’ouvre sur l’article de Clotilde Chevet qui explore l’emploi des citations dans les réponses automatisées de robots conversationnels (Les chatbots : des cadavres exquis de citations, pp. 13-27), en se penchant sur le cas d’assistants vocaux et de chatbots. L’étude montre que la pratique citationnelle, dans ces contextes, n’assume pas une fonction argumentative, mais elle correspond plutôt à un acte interactionnel. À ce propos, l’auteure signale toutefois la nature particulière de l’« interaction homme-machine » – comme le marque aussi son choix d’utiliser cette expression entre guillemets – puisqu’elle manque de la dimension réciproque qui est propre à la définition même d’interaction (p. 16). L’analyse sémiodiscursive des échanges avec plusieurs assistants vocaux fait émerger tout d’abord le rôle de la mise en scène graphique de la citation qui perd ses éléments de marquage traditionnels, empêchant l’usager de distinguer sa présence éventuelle dans les réponses du robot (pp. 17-20). Chevet illustre ensuite le processus de neutralisation subi par la citation dans ce cadre « interactionnel » qui la transforme en réplique, grâce aussi à des entretiens semi-directifs réalisés avec deux « dialoguistes pour chatbots » (p. 19). Après avoir également abordé le cas de chatbots citationnels créés à partir de discours de personnalités célèbres, l’auteure souligne enfin les risques de l’emploi conversationnel de procédés citationnels par ces dispositifs, ainsi que les questionnements de nature informationnelle et éthique que ces usages soulèvent.

L’article de Marion Colas-Blaise, intitulé Citation numérique et hypertextualité : un tandem (im)possible ? (pp. 29-41), traite des pratiques citationnelles liées à la dimension hypertextuelle des discours numériques, en analysant une sélection de pages de Wikipédia. L’auteure distingue deux types de citation hypertextuelle : la citation analeptique et la citation proleptique. La citation analeptique est considérée comme la « réénonciation d’un texte existant » (p. 30), dont les fonctionnements se rapprochent des formes traditionnelles du discours rapporté. Colas-Blaise prévoit en outre une différenciation interne à ce premier type de citation sur la base, d’une part, du mode dont le discours est cité (citation directe vs citation indirecte) et, de l’autre, de deux « régimes citationnels », à savoir la citation univoque ou biunivoque et liée-reliée ou liée-déliée (pp. 32-33). À travers la citation proleptique, l’auteure envisage un autre angle d’approche des pratiques citationnelles hypertextuelles qui concerne « la relation au lieu des textes à relier, en faisant des textes les produits des interconnexions établies en production et activées et validées en réception » (p. 34). La contribution de Colas-Blaise identifie enfin plusieurs « types de geste citationnel » – technique, perceptif et énonciatif – associés à la citation numérique, en mettant en évidence différentes « strates » d’analyse possibles (pp. 36-38).

Dans Discours rapporté vs discours partagé : convergences, différences, problèmes de frontières (pp. 43-65), Francis Grossmann s’intéresse à la pluralité de configurations qui peuvent caractériser les usages citationnels dans l’environnement numérique, tout en estimant une continuité avec les pratiques traditionnelles du discours rapporté. Afin de délimiter les contours des notions de discours rapporté et de discours partagé, l’auteur propose de distinguer entre trois opérations différentes qui peuvent être impliquées – individuellement ou même en combinaison – dans la relation avec le discours d’autrui intégré dans l’énonciation principale, à savoir les opérations de rapporter, de diffuser et de rédupliquer (pp. 47-48). Il met surtout en avant le rôle central en contexte numérique de l’opération de réduplication car elle est susceptible, selon l’auteur, d’influencer au moins partiellement les autres paramètres qui structurent le discours partagé sur la Toile. L’analyse de plusieurs exemples illustre différentes configurations que le discours rapporté peut assumer dans ce contexte, en fonction des marques signalant une rupture énonciative, des formes sous lesquelles se présente le discours rapporté, de la façon dont il est inséré dans le discours citant, des procédés adoptés pour le partager et le diffuser sur la Toile, de la manière dont l’énonciateur principal se positionne à son égard, ainsi que de son inscription dans l’échange communicationnel. L’étude met ainsi en relief « la complexité du polysystème citationnel » (p. 56) rendu possible par le numérique, dans lequel la « fonction de représentation du discours d’autrui » s’accompagne d’une « fonction évidentielle » (p. 63).

Dans la quatrième contribution du volume, rédigée en anglais (The Use of Reported Speech in the Climate Change Blogosphere, pp. 67-77), Kjersti Fløttum explore le recours aux citations et au discours rapporté au sein de blogues en langue anglaise centrés sur des questions environnementales et notamment sur le changement climatique. L’étude est réalisée en trois étapes et se pose l’objectif d’analyser les façons dans lesquelles la voix d’autrui est insérée et exploitée par l’énonciateur principal – le blogueur – pour construire ses arguments. Tout d’abord, l’auteure conduit une analyse quantitative à partir d’un corpus rassemblant de nombreux blogues, classifiés en fonction de leur polarisation vis-à-vis du changement climatique (« acceptors blogs » vs « sceptic blogs », p. 67). Elle repère les sujets thématiques principaux au sein des segments textuels marqués par les guillemets, sans que des différences remarquables ressortissent selon la polarisation des blogues. La deuxième phase de l’étude concerne les types de sources principalement citées, mais, dans ce cas aussi, Fløttum remarque des similitudes entre les deux types de blogues, étant donné qu’ils rapportent principalement les propos de chercheurs reconnus en matière de climat qui se rallient aux évaluations du GIEC. C’est finalement l’analyse qualitative de deux blogues sélectionnés sur la base de leur polarisation qui révèle des usages différents du discours rapporté, employé pour poursuivre des fonctions argumentatives divergentes dans les deux cas étudiés.

Un autre genre de discours numérique fait l’objet de l’étude de Grégoire Lacaze qui porte sur Du discours rapporté dans les tweets : pratiques de diffusion du discours circulant (pp. 79-98). L’attention est avant tout dirigée sur les traits distinctifs des discours sur Twitter ainsi que sur l’influence de l’environnement technologique. L’auteur met en évidence en particulier trois caractéristiques de ces discours : la nature ouverte, la dimension hypertextuelle, et le fait qu’ils sont produits dans un « lieu d’expression de l’extimité » (p. 84). En ce qui concerne en revanche les pratiques du discours rapporté sur la plateforme, il souligne notamment la plurisémioticité et la « multicanalité » inscrite dans la matérialité numérique des tweets (p. 85). Après avoir illustré les éléments structurels et fonctionnels des tweets, Lacaze aborde plusieurs pratiques du « discours circulant » (p. 90) sur la plateforme, en soulignant les transformations de l’activité de lecture traditionnelle qui, en contexte numérique, « devient fragmentaire, délinéarisée avec un choix de branchement éventuel à chaque nœud du réseau » (p. 91). L’auteur se penche ensuite sur le cas du retweet, avant d’approfondir le rôle de la multimodalité à travers l’analyse de textes partagés sous forme d’image, du recours aux hashtags et aux mentions, ainsi que de l’utilisation des majuscules. Ce travail met en avant le renouvellement des pratiques citationnelles sur Twitter favorisé par les spécificités du dispositif technologique, dans lequel « non seulement des paroles mais aussi des images peuvent circuler avec un grand nombre de métadonnées se propageant lors de l’activité citationnelle » (p. 96).

Dans Du corpus réflexif au corpus réfléchi : La plateforme #Idéo2017 pour extraire contextuellement les pratiques citationnelles et analyser la circulation des discours politiques sur Twitter (pp. 99‑113), Julien Longhi met en exergue les intérêts de combiner deux approches différentes des discours numériques, en s’appuyant sur un cas d’application concret. Après avoir synthétisé les spécificités des approches « extractives » et « contextualisantes » caractérisant les études linguistico-discursives des réseaux socionumériques, l’auteur met en évidence les enjeux posés par l’analyse de ces discours dès la phase de constitution du corpus. À travers la présentation de la plateforme #Idéo2017 – un outil développé pour permettre au grand public d’accéder aux tweets des candidats de la campagne présidentielle de 2017 ainsi qu’à des analyses linguistiques réalisées sur ces discours –, l’article montre les apports de l’articulation de méthodes de traitement statistique avec le retour au discours dans son contexte d’origine. La multiplicité des formes d’exploration illustrées fait ressortir l’utilité et le potentiel de cette combinaison équilibrée d’approches qui permet d’enrichir l’analyse de ces discours, de saisir leur stratification énonciative ainsi que leurs parcours de circulation, favorisant aussi l’étude des pratiques citationnelles. Longhi avance ainsi la notion de « corpus réfléchi » pour désigner « un corpus qui peut effectuer “un retour sur lui-même”, soit dans sa matérialité formelle, soit dans son environnement natif » (p. 111). Sa proposition vise donc à « fournir des moyens d’accès à ces observables, et des représentations intelligibles de ces particularités » (p. 111).

Les pratiques citationnelles adoptées dans les carnets de recherche en sciences humaines et sociales sont analysées par Ingrid Mayeur dans sa contribution intitulée La citation dans les carnets de recherche en sciences humaines et sociales : approche formelle et fonctionnelle (pp. 115-131). Présupposant une continuité avec les pratiques citationnelles traditionnelles, l’étude se propose d’explorer le rôle de la matérialité des productions numériques dans les citations mobilisées dans ces discours numériques. Du point de vue formel, l’auteure repère le recours à des marqueurs de citation spécifiques tels que les hyperliens, ainsi que la présence de citations se constituant de divers modes sémiotiques. Du point de vue fonctionnel, l’analyse de Mayeur révèle deux fonctions principales : une fonction argumentative – qui peut être actualisée sous plusieurs formes (pp. 121-126) – et une fonction ludique ou de connivence. Mayeur met toutefois en relief que, dans ce contexte, la citation n’est pas exploitée aussi fréquemment que dans les productions scientifiques à des fins argumentatives. D’après l’auteure, elle joue plutôt un « rôle probatoire » (p. 122) participant à la construction de l’ethos de l’auteur du carnet « qui donne ainsi, technodiscursivement, l’image d’un scientifique sérieux documentant les sources d’une manière transparente » (p. 123).

Dans Les citations dans les questions de l’intervieweur : que change le numérique dans les pratiques journalistiques à la télévision ? (pp. 133-147), Aleksandra Nowakowska analyse différents usages du numérique de la part des journalistes pour citer les propos d’autres sources énonciatives dans le cadre de programmes télévisés. L’étude de Nowakowska aborde le « microdialogue interne » (p. 135) de l’énoncé à travers deux cas de figure : d’une part, l’emploi du numérique en tant que support et source exploités en même temps par le journaliste ; de l’autre, l’acte de citer une source numérique. Dans le premier cas, la pratique citationnelle se réalise par le recours à un dispositif numérique qui, comme l’affirme Nowakowska, « joue un rôle dans la manière de marquer l’hétérogénéité énonciative » (p. 138). Ce support permet de reproduire la citation dans son contexte d’origine mais, selon l’auteure, il peut même représenter une stratégie pour susciter une réaction émotionnelle. Le numérique correspond ainsi à un « marqueur polysémiotique et technologique du dialogisme » (p. 146). Le deuxième cas de figure concerne en revanche la citation de sources numériques – notamment des discours tirés de Twitter et YouTube – lors d’interviews ou d’autres programmes télévisés. En l’occurrence, Nowakowska remarque que le discours cité peut également faire l’objet d’un « montage citationnel » (p. 143) entraînant l’effacement d’une partie des énonciateurs engagés dans les parcours de partage du discours, ce qui contribue, d’après l’auteure, à mettre en relief le dialogisme interlocutif.

L’article de Lucie Raymond, Du discours cité aux discours enchâssées : la pratique de « réponse » dans les vidéos en ligne sur YouTube (pp. 149-158), s’intéresse à une pratique citationnelle spécifique de la plateforme YouTube appelée « réponse ». Comme le précise l’auteure, il s’agit d’une pratique de « re-diffusion et ré-éditorialisation de discours » d’autrui dans la mesure où elle procède d’« un “montage” vidéo de sorte que les paroles tenues par la personne en question alternent avec leur propre “réponse” » (p. 150), c’est-à-dire la « réponse » de l’énonciateur principal qui assemble la vidéo. L’étude explore les caractéristiques de ce montage vidéo qui entraîne, selon Raymond, un « démontage discursif » (p. 155). En l’occurrence,  la re-diffusion du discours d’autrui se charge d’une fonction aussi bien illustrative qu’argumentative. L’auteure met en outre en évidence la question de la décontextualisation du discours rapporté qui peut contribuer à détourner son sens. Dans le cas spécifique de la « réponse » sur YouTube, Raymond propose de parler de « ré-éditorialisation » du discours de l’autre car ce dernier fait l’objet d’un « procédé de réorganisation et de re-diffusion » (p. 157), plutôt que d’une forme de citation.

La contribution de Marion Sandré porte sur Communication présidentielle sur Facebook : analyse du dialogisme discursif et technologique (pp. 159-187). Dans cette étude, Sandré analyse les relations qui se dégagent entre les discours publiés sur la page Facebook d’Emmanuel Macron et les discours avec lesquels cette page établit des liens dialogiques. Deux types de discours font l’objet de l’analyse : les « discours de soi » – impliquant des références à d’autres discours de Macron – et les « discours des autres » – lorsque ce sont les propos d’autres sources à être repris de manière dialogique. Pour chaque catégorie, Sandré prévoit en outre une distinction interne entre « discours en situation » et « discours numériques » en fonction de leur contexte de production. L’analyse montre la centralité des cas d’autodialogisme qui concernent la diffusion via Facebook de discours d’Emmanuel Macron aussi bien en direct qu’en différé. En ce qui concerne la citation des « discours des autres », l’auteure remarque que ces procédés dialogiques se rapportent aussi bien à des sources qui s’alignent sur les propos de Macron, qu’à des sources desquelles il prend de la distance. Elle observe finalement que « [l]a communication sur la page Facebook est très autocentrée » et que « [l]’ensemble des discours présents sur la page sont ramenés à EM et contrôlés par lui » (p. 185).

Discours rapporté, partagé, rediffusé, enchâssé, circulant : il ne s’agit que de quelques-unes des expressions qui émergent au fil des contributions pour mettre en évidence les spécificités et les transformations des pratiques citationnelles à la lumière du rôle exercé par le numérique, en apportant de nouveaux éclairages sur ces phénomènes. Si le numérique influence et (re)modèle ces pratiques, il ressort aussi qu’elles peuvent impliquer, selon les cas, des aspects de continuité avec les modes traditionnels du discours rapporté.

[Claudia CAGNINELLI]