Olivier SOUTET, Le sens sous tension. Psychomécanique et sémantique grammaticale

di | 24 Ottobre 2023

Olivier SOUTET, Le sens sous tension. Psychomécanique et sémantique grammaticale, Paris, Honoré Campion, 2022, pp. 325.

Le sens sous tension. Psychomécanique et sémantique grammaticale se veut un recueil et un développement des recherches menées par Oliver SOUTET depuis 2005 dans le cadre de la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume et de la sémantique grammaticale, notamment autour de morphèmes grammaticaux polysémiques. L’intérêt envers ces thèmes, que l’auteur étudie depuis les années 1970 – comme il le remarque dans l’Avant-propos du volume (pp. 9-10) –, a l’avantage de permettre de décrire les valeurs discursives basées sur une visée paraphrastique du sens, afin d’identifier un signifié unitaire pour les saisir, ainsi que la pertinence d’une réflexion à la fois métathéorique, dotée d’abstraction, attentive à l’égard des liens entre sémantique et morphologie, et au va-et-vient constant entre diachronie et synchronie. C’est ainsi d’une synthèse constructrice et problématisée de la psychomécanique du langage qu’il est question dans cet ouvrage. L’analyse s’intéresse à deux thèmes pivot faisant l’objet des deux parties principales du volume. La première recèle des réflexions sur la théorie psychomécanique dans son ensemble en tant que linguistique de représentation, en termes de structure contrastive et inversive de la pensée, d’ordination bitensive, de schématisation par le tenseur binaire et de temps opératif. Dans la seconde partie, l’auteur vise à exposer et à réfléchir sur les apports de ces réflexions théoriques pour l’analyse de morphèmes dans le courant guillaumien. C’est par le biais de leur traitement par des illustrations complémentaires qu’il présente son approche à l’égard des morphèmes étudiés au sens de description, d’ajouts, mais aussi de réfutation interne – toujours dans le cadre de la théorie de la psychomécanique – vis-à-vis du père fondateur de cette discipline. Le volume est complété par les conclusions (pp. 291-304), par une très riche bibliographie de référence (pp. 305-312), par un Index rerum (pp. 313-318), par un Index nominum (pp. 319-320) et par la Table des matières (pp. 321-325).

Plus en détail, dans la première partie, La psychomécanique, une linguistique de représentation(s) (pp. 11-137), est proposée une analyse critique de certains concepts et propositions clés de la théorie de la psychomécanique du langage. L’attention est notamment focalisée sur la notion de « représentation » et sur son rôle charnière dans la théorie linguistique pour rendre compte du lien entre langagier et non langagier par rapport à une analyse tant ontologique et existentielle du langage que sémiotique du métalangage. Cette section est composée de deux chapitres, dont le premier, Langage, psychomécanique et représentation (pp. 13-60), s’ouvre par le projet représentationniste de la psychomécanique de Gustave Guillaume. Cette approche repose sur les hypothèses d’après lesquelles la langue renvoie à l’univers, en le représentant, et cette représentation est fondée sur l’association entre pensée et langage, à l’appui tant de l’œuvre de G. Guillaume que des linguistes qui l’ont poursuivie en la réaménageant. SOUTET examine les notions qui sont à la base de la théorie psychomécanique du langage par rapport à la représentation, qui est considérée comme mise à distance et comme figuration pour ensuite aborder son traitement en tant que représenté. Il s’agirait d’une « image arrêtée » (p. 30), in situ, qui permet d’observer ce qui est représenté dans le langage – la langue – vis-à-vis de ce qui ne l’est pas et, par rapport à ce représenté, les traits qui le caractérisent et sa position relative. Si ces traits amènent à réfléchir sur le champ du systématique rapporté à la langue en tant que « système de systèmes », en reprenant G. Guillaume, et à ce qui est systématique dans la langue, le « seuil transitionnel » est aussi bien mobile qu’ouvert entre langue et discours, et vice-versa. C’est pour autant également d’une langue in actu, c’est-à-dire un mouvement diachronique dont le fait linguistique est construit, qu’il est question dans l’approche guillaumienne, à partir de temporalités différentes qui interviennent plus ou moins directement dans l’acte de langage. Parmi ces temporalités, c’est celle du « temps opératif » qui est davantage détaillée car il s’agit du pivot du modèle guillaumien en termes épistémologiques – en interne et en externe, justifiant par ailleurs l’importance capitale du temps opératif pour étudier la langue – et ontologique – en termes de « réalité » et « non réalité » du temps opératif.

Ces remarques, notamment le fait que l’acte de langage, opératif, repose sur un mouvement de la langue visant l’acte d’expression, permettent à SOUTET de créer un pont entre le ch. 1er et le ch. 2, consacré à La schématisation comme représentation de la représentation : le tenseur binaire radical entre linguistique et métalinguistique (pp. 61-137). Ce chapitre relève de la dimension mécanique de l’acte de langage – lequel est en puissance de nature mécanique –, que Gustave Guillaume rapporte au « tenseur binaire radical » (TBR). C’est sur la conceptualisation du TBR qu’est centrée la première partie de l’analyse, autour de l’approche intentionnelle du TBR, enrichi de schèmes ad hoc, à partir de son élaboration par G. Guillaume, et de ses développements dans les travaux d’autres spécialistes de la psychomécanique du langage. Sont ainsi énumérées les propriétés du TBR – ses principes de fonctionnement – selon une approche tant intentionnelle qu’extensionnelle, à l’appui d’exemples issus de l’analyse des microsystèmes de l’article et du nombre, notamment les articles le et un, et les emplois de il comme « personne d’univers » (p. 81). La section relative à l’approche extensionnelle du TBR s’intéresse en revanche à l’analyse des faits de langue décrits par G. Guillaume dans le cadre du TBR, c’est-à-dire leurs applications au langage et à des paradigmes morphosémantiques. L’ampleur des analyses qui font l’objet de ces paragraphes témoigne non seulement de la richesse argumentative liée au foisonnement de la pensée guillaumienne, mais aussi et surtout au travail de réflexion et de réélaboration effectué par SOUTET tout au long de cet ouvrage.

La deuxième partie, Le sens en représentation (pp. 139-289), vise à examiner une sélection de faits de langue rassemblés autour de la polysémie grammaticale et lexico-grammaticale appliquées à la représentation du sens par rapport à la personne, à l’événement et à la catégorie de la quantité. C’est la notion de « puissance » qui permet d’aller au-delà de la mécanique appliquée à la pure quantité, dont témoignent le système du nombre et de l’article, pour aboutir au traitement de la représentation de la personne et de l’événement en termes de jeux d’opposition. Le jeu de la puissance fait ainsi l’objet de cette partie de l’ouvrage, organisée autour de trois chapitres, à propos du traitement de la représentation de la personne, de la représentation de l’événement et de la structure lexico-sémantique de morphèmes ad hoc.

En particulier, le ch. 3, L’agent en tension : être et avoir (pp. 141-186), aborde ces deux verbes dans leur opposition en tant qu’auxiliaires mais aussi en tant qu’application privilégiée du mécanisme de la « subduction ». Celui-ci, abordé dans la dernière partie du ch. 2, repose, via un renvoi métaphorique, sur le mécanisme par lequel ces deux verbes s’avèrent polysémiques, à la frontière entre lexique et grammaire. À partir des remarques de G. Guillaume sur les situations d’alternance entre les deux auxiliaires, et des réflexions de G. Moignet (1981), il s’agit de comprendre si l’hypothèse de la subduction peut être étendue à d’autres unités signifiantes. Pour ce faire, deux schèmes linguistiques des deux verbes permettent de rendre compte de leur statut de verbes pleins et auxiliaires ainsi que des traits spécifiques qui les distinguent. Ceux-ci peuvent être rapportés, pour être, à son statut de verbe copule, d’expression du passif et d’expression d’une puissance existentielle orientée vers la source, donc en intériorité ; pour avoir, à l’idée d’état et à l’idée de puissance existentielle orientée vers l’extérieur en termes de possession relative, donc en extériorité. L’analyse menée consiste en un rappel des données lexicographiques, historiques et textuelles liées à ces verbes, ce qui permet de cerner leurs effets de sens et d’ouvrir la voie à une hypothèse de traitement unifié. En détail, après avoir souligné sa singularité étymologique et son évolution diachronique, à la lumière du mécanisme de la subduction, SOUTET propose une ordination sémantique d’être basée sur une double tension, l’une visant à la construction conceptuo-référentielle du signifié, l’autre à une tension dont les termes sont inversés. Or, le seuil d’inversion est à son avis représenté par l’emploi plénier du signe, lequel correspond aux emplois d’être issus de sa conceptualisation standard ainsi que ceux, « banals », qui sont le résultat de sa conceptualisation naturelle au sens large. L’auteur représente être sous une dimension dynamique – en soulignant son lien avec aller – au sein de laquelle la valeur d’état n’est qu’un effet de sens, résultant d’un processus d’« état-isation », de stabilisation. Cette « état-isation » permet, entre autres, de rendre compte des « dés-état-isations » d’être, correspondant à son emploi comme copule, comme auxiliaire du passif et comme auxiliaire d’aspect. Au bout de son analyse, SOUTET en conclut que la représentation statique d’être serait le résultat d’une suspension du mouvement. Pour ce qui est du verbe avoir, son rappel lexicographique et diachronique est, de même que pour être, suivi de l’identification du seuil d’inversion, correspondant à l’emploi d’infinitif substantivé et à l’emploi absolu du verbe. Ce qui est intéressant d’y constater, c’est qu’avoir se construit à partir d’être, en tant que modalité du « non-être » (p. 180).

C’est autour de L’événement en tension : l’actuel et le virtuel (pp. 187-250) qu’est organisé le ch. 4, consacré à la morphosémantique et à la syntaxe du verbe en termes de modalité et de combinatoires verbo-conjonctives, respectivement. Le point de départ de SOUTET pour décrire le fonctionnement de l’indicatif et du subjonctif est représenté par l’ordination chronogénétique guillaumienne, donc par un rappel sur la représentation globale du système verbal du français d’après Gustave Guillaume, rassemblée autour de la « chronogénèse ». Cette théorie est mise en cause et reformulée en vue d’étudier le fonctionnement des deux mots introduisant, respectivement, le verbe à l’indicatif – que, « mot qui pose » – et le verbe au subjonctif – si, « mot qui suppose » (p. 188). Les remarques présentées par SOUTET s’appuient sur des schèmes rigoureux permettant de saisir la conception guillaumienne du verbe, y compris la nomenclature des modes verbaux flexionnels et non flexionnels et des temps verbaux, en termes aspectuels, temporels et modaux. Il présente ainsi les emplois des temps verbaux, illustrés par le biais d’une représentation orthogonale, là où la ligne du temps est franchie par une ligne d’incidence – c’est le modèle qui est le propre de l’indicatif, entre autres – ou sous-tendus par une organisation parallèle – tel est le cas du subjonctif. Une analyse fine est consacrée aux temps verbaux du mode indicatif, dont nous rappellerons, à titre d’exemple, pour le passé, l’imparfait et, pour la zone de l’avenir, le futur, comprenant également le mode communément appelé « conditionnel ». C’est à partir du mode subjonctif qu’est déployée une analyse critique qui investit tant l’indicatif que, plus en général, le système global de la chronogénèse. SOUTET propose ainsi un nouveau schème chronogénétique permettant de privilégier les paradigmes flexionnels au détriment des symétries temporelles. Ce traitement engendrerait un terminus a quo, représenté par l’infinitif, et un terminus ad quem, identifié par le participe passé, avec, au milieu, les divers paradigmes flexionnels, dans le cadre formel du schème bi-tensif, repris par G. Guillaume et retravaillé par SOUTET. Quant aux deux morphèmes que et si, rapportés au subjonctif et à l’indicatif, respectivement, après avoir présenté la description de que dans le cadre guillaumien et son traitement vis-à-vis de quoi par G. Moignet (1981), l’auteur propose une nouvelle cinèse constructrice de ce morphème. Celle-ci permet de rendre compte de deux mouvements successifs et opposés, de l’actuel au virtuel, et vice-versa, mais aussi d’emplois de que en ancien français et dans le système hypothétique. Quant à si, SOUTET s’oppose à l’interprétation proposée par G. Moignet (1981) de la théorie guillaumienne au sujet du rapport entre si et l’indicatif. Il souligne que c’est par le biais d’un ajustement morphologique et de l’évolution de si et se d’abord en ancien français, ensuite en moyen français, qu’on aboutit aux emplois contemporains de ce morphème. SOUTET en conclut que les deux morphèmes sont superposables en termes d’orientation, inversant du négatif, mais qu’ils sont distincts relativement à leur intensité virtualisante. Celle-ci est plus forte pour si que pour que.

C’est autour du Retour vers le nombre (pp. 251-289) que l’auteur structure le dernier chapitre de l’ouvrage. Celui-ci porte sur la catégorie du nombre, notamment l’antonymie du lexème-grammème bien, le couple scalaire autant/tant, lié au comparatif et au superlatif, et le morphème scalaire plus. Bien oscille, d’après SOUTET, entre l’antonymie de la totalité et de la nullitude, là où le signifié de langue est rapporté à un mécanisme par lequel on passe de la négation sans valeur identifiée à l’invalidation, avec, au milieu, un seuil de transition de maximalisation du positif. En revanche, autant et tant sont examinés en termes d’expression de l’identité et du processus comparatif pour autant, superlatif pour tant, pour ensuite aboutir à leur orientation concessive à l’égard du couple pourtant/ pour autant – le premier a montré son aptitude à l’expression de la concession avant que le second. Il s’ensuit que pour autant l’emploi concessif s’est imposé en vertu de sa compatibilité avec des contextes restrictifs. Pour ce qui concerne, enfin, plus, dont l’analyse procède de la double réalisation phonétique et discursive et des principaux contextes sémantico-syntaxiques qui lui sont associés, SOUTET s’attache à montrer la logique qui sous-tend les deux réalisations phonétiques de cet adverbe, notamment en termes d’une double tension.

La partie finale du volume, Conclusion (pp. 291-304), résume l’analyse critique présentée, articulée autour de concepts et de propositions d’envergure de la psychomécanique du langage, appliqués à des faits de langue spécifiques. Ces analyses ayant fait l’objet de recherches personnelles antérieures réunies dans le présent volume, Olivier SOUTET dresse un cadre théorique à la fois homogène dans sa filiation plus ou moins directe avec la théorie de la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, mais hétérogène en termes de points de vue et de théorisations, construit autour de la notion de « tenseur binaire radical ». Il se veut intégrateur en termes tant de compréhension d’opérations de langage considérées dans leur généralité que de description et interprétation de parcours sémantiques spécifiques pour les morphèmes concernés. L’ensemble des analyses conduites souligne que la langue est une mécanique du signifié dont la systématicité est accrue, qui est partiellement appliquée à la structure du signifiant et qui s’insère dans un processus de simplification et de mécanisation de la langue, en passant par une intériorisation du temps. L’appui sur l’anthropologie d’A. Gehlen ainsi que sur la philosophie phénoménologique permet à SOUTET de se rapporter au temps opératif de G. Guillaume. Ce temps ancre la psychomécanique du langage dans l’anthropologie et s’avère, comme SOUTET le rappelle, le propre de l’homme et du temps.

La riche synthèse de la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, ses applications et ses convergences et divergences par rapport aux travaux et aux réflexions d’Olivier SOUTET soulignent non seulement la vivacité de cette approche pour cerner tout phénomène langagier mais aussi que ses fondements et l’appui sur la dimension diachronique sont le résultat d’interférences et de trajectoires fructueuses dont les applications, les reformulations, voire les réfutations s’avèrent importantes et toujours actuelles.

[Alida M. SILLETTI]