Véronique LAGAE, Nadine RENTEL, Schwerter, Stephanie SCHWERTER (dir.)

di | 21 Ottobre 2023

Véronique LAGAE, Nadine RENTEL, Schwerter, Stephanie SCHWERTER (dir.), La traduction en contexte migratoire. Aspects sociétaux, juridiques et linguistiques, Frank & Timme, Berlin 2022, 273 pp.

Comme son titre l’indique, l’ouvrage co-dirigé par Véronique Lagae, Nadine Rentel et Stephanie Schwerter couvre plusieurs dimensions de la traduction et s’articule autour de trois axes thématiques : formation et compétences des traducteurs en service public ; dimensions émotionnelles et psychologiques de la traduction en milieu social ; défis linguistiques et juridiques.

Ce triptyque est précédé de deux brefs chapitres introductifs : d’abord celui des trois directrices (p. 9-16), qui placent l’ouvrage dans le cadre de la guerre en Ukraine et soulignent l’importance de la traduction en contexte migratoire et de crise humanitaire ; ensuite celui de Margarete Flöter-Durr (p. 17-24), qui nous fait part de quelques réflexions terminologiques sur l’espace et les limites de cette forme de traduction.

Le premier axe thématique (formation et compétences des traducteurs en service public, p. 25-103) est inauguré par l’étude de Anne Delizée, qui à travers sa participation observante dans un centre d’hébergement covid-19 de Bruxelles nous témoigne du pouvoir-savoir et des positions subjectives du médiateur interculturel, ainsi que de contraintes que la Belgique partage avec d’autres pays. Le chapitre suivant, par Astrid Carfagnini, complète la mosaïque du métier de médiateur en décrivant comment il est exercé en Italie : l’auteure souligne l’importance tant de ses compétences linguistiques que sociales au sein d’une même communauté de pratique, qu’elle explore à travers une étude ethnographique et des entretiens. Avec Gabrielle Torpiano, Heidi Salaets et Peter Flynn, qui proposent la seule contribution écrite en anglais dans l’ouvrage, on se déplace à Malte, en se plongeant dans des questions et des impératifs éthiques étant parfois difficiles à respecter, et ce non seulement par manque de professionnalisme des interprètes, mais aussi en raison des choix et des comportements des acteurs de la justice. Charles-Guillaume Demaret clôt cette première partie de l’ouvrage par une réflexion sur la formation des interprètes anglais-français pour les institutions qui examinent la demande d’asile en France, en problématisant les nombreuses variétés d’anglais qui sont utilisées et la façon dont on peut se préparer à les gérer.

Le deuxième axe thématique (dimensions émotionnelles et psychologiques de la traduction en milieu social, p. 105-167) débute avec l’étude de Nadine Rentel sur les tensions psychologiques et les conflits de rôle des interprètes en milieu social en Allemagne. En misant sur de nombreuses sources germanophones, dont les citations sont toujours soigneusement traduites, ce chapitre permet d’entrer dans la vie de quatre interprètes bénévoles et témoigne d’une fructueuse collaboration entre une université et une commune allemandes. Thomas Johnen creuse lui aussi dans l’interprétation non-professionnelle en Allemagne et nous permet d’apprivoiser, à travers la transcription d’interactions authentiques, quelques entretiens médicaux qui comportent la gestion de situations menaçantes pour la face de l’interprète. Béatrice Costa offre par contre, en conclusion de cette deuxième partie de l’ouvrage, une contribution de nature complètement différente : en partant de l’existentialisme de Kierkegaard, elle nous fait part de plusieurs remarques sur l’interprétation juridique. Le chapitre se concentre sur l’Allemagne et sur un procès en particulier, mais les réflexions philosophiques de l’auteure vont bien au-delà des frontières d’un seul état et peuvent très bien s’appliquer à d’autres contextes géographiques.

Le troisième et dernier axe thématique (défis linguistiques et juridiques, p. 169-266) affiche le plus grand nombre de chapitres, dont le premier est écrit par Margarete Flöter-Durr et rend compte de la non intelligibilité de la loi allemande aux yeux des réfugiés et de comment on peut combler le fossé sémantique leur empêchant de comprendre les procédures auxquelles ils sont soumis. Sylvie Monjean-Decaudin mène par contre une étude de juritraductologie, qui rassemble donc le droit de la traduction et la traduction du droit, et offre ainsi de la matière à réflexion qui, tout en misant sur la situation française, peut très bien s’appliquer à d’autres contextes où le DALAL (droit à un interprète et droit à une traduction) doit être assuré. L’étude que Mariana Relinque et Estela Martín-Ruel écrivent à quatre mains attire ensuite notre attention sur une situation qui n’est pas seulement typique de l’Espagne, mais de bon nombre d’autres pays européens et non-européens, à savoir l’usage de langues véhiculaires dans l’accueil des demandeurs d’asile. Sur la base d’un questionnaire et d’entretiens semi-directifs, les auteures détaillent les problèmes associés à l’usage de ces linguae francae et présentent une étude qui, comme cela est le cas pour la plupart des chapitres de cet ouvrage collectif, dépasse largement les frontières de l’état où elle se déroule. Avec Mercedes Banegas Saorín on se déplace de l’autre côté de l’Atlantique et on découvre l’usage de la siglaison dans les médias hispaniques étasuniens, en observant la façon dont on essaye de contrecarrer l’opacité propre à toute forme siglée, en traduisant des signifiants qui revêtent une certaine importance pour des migrants venant des quatre coins du monde et ne partageant donc pas la même variété de langue-culture. Le chapitre final, par Elisabeth Navarro, porte sur la communication interprétée comme outil pour la recherche, de plus en plus foisonnante, en interprétation de service public. L’auteure propose une réflexion sur la double interprétation qui la caractérise : celle de l’interprète, qui écoute activement le primo-participant qui est en train de parler afin de restituer ses propos ; mais aussi celle de l’autre primo-participant, qui tout en n’ayant pas accès à la communication verbale peut tout de même donner un sens à ce qu’il voit au niveau non-verbal et l’utiliser pour faire sens de ce que l’interprète va lui restituer.

Cet ouvrage nous rappelle donc, si besoin est, que l’interprétation est toujours co-construite, que les rôles et les frontières sont souvent difficiles à cerner en contexte migratoire et que la traduction écrite se mêle avec la traduction orale, dans le but de donner des yeux et une voix à des migrants qui ne pourraient autrement pas (se faire) comprendre.

[Natacha Niemants]