Équivalences, Varia, 49/1-2

di | 21 Ottobre 2023

Équivalences, Varia, numéros 49/1-2, 2022

Ce double numéro Varia de la revue de traduction et de traductologie de Bruxelles réunit six études sur des sujets variés. Celle de Christian BALLIU (« Mais vous nous faites une belle grippe ! De quelques enjeux enfouis de la traduction du discours médical », pp. 5-24) aborde les enjeux théoriques de la traduction spécialisée auxquels les traductologues francophones s’intéressent assez récemment.  En effet, une théorie exclusivement littéraire distante de la pratique des textes pragmatiques ou techniques a été privilégiée pendant longtemps. À partir des années 70, l’œuvre de Jean Maillot contribuera à réduire cet écart. Qu’il s’agisse de « langue spécialisée » ou « langue de spécialité », elle fait désormais l’objet d’étude des linguistes et des spécialistes dans le domaine de la phraséologie qui, particulièrement dans le secteur médical francophone, manifestent l’exigence de s’affranchir de l’influence anglosaxonne. L’auteur reprend les principales théories concernant la notion de langue spécialisée et les besoins en informations qui varient selon ses usagers et son public cible. Selon ce critère (Régent, 1992), dans le domaine médical on distingue un besoin ésotérique interne qui permet l’échange et le débat dans le cadre de spécialisation entre les chercheurs et les laboratoires pharmaceutiques ayant un même protocole de référence ; un besoin ésotérique externe s’adressant aux médecins généralistes ou d’autres spécialités afin de les convaincre d’adopter un certain traitement ; un besoin exotérique correspondant au propos de vulgariser les connaissances pour les non-spécialistes. Par ailleurs, la distinction qui s’impose entre langue de spécialité et langue générale ou commune pourrait être également appliquée à la science médicale (Wimmer, 1982), en reconnaissant à l’une des qualités telles que la précision, l’univocité dénominative, l’économie, l’invariance situationnelle, le rapport à l’objet, le niveau théorique et à l’autre, au contraire, l’indétermination, l’ambiguïté, la redondance, la multiplicité situationnelle et thématique, la quotidienneté. Cependant, Balliu voit en cette opposition un « leurre » et considère la langue de spécialité médicale plutôt comme un sociolecte dont les usagers appartiennent à un groupe professionnel (« caste ») et, à travers le codage cognitif de l’information (« cryptodogmatisme »), adoptent une posture de supériorité par rapport au patient. En témoigne l’usage de termes techniques tels que stéatose ou dyspnée à la place des mots et des syntagmes communs correspondants (foie gras et difficulté à respirer) ainsi que le choix de terminologiser ou de déterminologiser selon les circonstances. Dans une perspective traductive, une opposition concret/abstrait (tennis elbow/épicondylite latérale) peut être observée dans la comparaison des langues et des cultures concernées. En outre, le discours médical a parfois recours à un vocabulaire militaire afin de dissimuler une faiblesse thérapeutique (stratégie antivirale, traitement d’attaque, population cible, etc.). L’anecdote concernant la naissance de l’instrument médical qui s’appellera stéthoscope sert à l’auteur pour montrer l’instabilité et la polysémie des dénominations (IVG en gynécologie et en cardiologie). L’auteur s’exprime même en termes d’« obsession terminologique » comme « marqueur de la dépersonnalisation du patient par le médecin ». À son avis, seuls deux progrès auraient pu inverser cette tendance : la naissance de l’immunologie comme discipline médicale (1960) avec sa conception holistique de l’individu dépassant le simple organe ainsi que le développement de la psychiatrie et de la psychanalyse en Europe occidentale, lesquelles ont mis en évidence la composante psychologique de certaines pathologies dont le « facteur d’identification et d’amélioration » serait donc le logos, celui-ci se retrouvant dans l’anamnèse et dans l’expression du mal-être du patient. Balliu analyse les mots qui composent la description séméiologique, en s’appuyant sur quelques extraits tirés des œuvres de Jules Romains (Knock ou le Triomphe de la médecine) et d’Henri Mondor (Diagnostics urgents : Abdomen) et en avançant l’hypothèse selon laquelle les mots que le patient utilise pour dire ses symptômes sont plus « précis » et « descriptifs » que les termes scientifiques, au contraire « dénués de tout ressenti ou affect ». L’auteur focalise également l’attention sur la connotation qu’exprime cette terminologie, notamment certains syntagmes de spécialité (douleur exquise, tueur silencieux, ventre de bois, etc.) ou aphorismes (Primum non nocere, « L’épilepsie n’est pas une maladie sacrée », « Le rêve protège le sommeil », etc.). Il arrive à la conclusion que ces traits particuliers du discours médical relèvent d’une conception occidentale de la médecine et que le traducteur ne peut négliger ni ses différents niveaux ni ses motivations profondes.

Dans son étude (« “I bambini son gli stessi”. Tradurre Göttingen, una canzone contro la guerra », pp. 25-68) Mirella CONENNA propose une analyse de la chanson Göttingen, écrite et interprétée par Barbara en 1964, à travers la comparaison des traductions italienne, allemande, suédoise et yiddish. En partant du présupposé que l’histoire d’une chanson et l’ensemble des anecdotes autour de sa naissance sont utiles tant à son étude génétique qu’à sa traduction, l’auteure évoque certains épisodes concernant la carrière de la « chanteuse de minuit », dans lesquels on peut repérer les traces du texte de sa chanson la plus connue au niveau international. Cette forme d’anamnèse comprend les canons du « discours génétique », à la fois « récit et autoportrait : un art poétique en acte » et contient les traits saillants de la chanson : l’espace de deux villes, Göttingen et Paris, l’enfance de Barbara et des contes de sa grand-mère, le moment actuel des « enfants blonds de Göttingen », le rôle du public. Le mot-clé qui n’est pas dit mais efficacement véhiculé est “réconciliation” et fait de la chanson un hymne à la paix franco-allemande. En 1967 Barbara interprétera la version allemande de Walter Brandin ; bien que fidèle et réussie cette traduction présente certains écarts par rapport à l’original (la substitution des noms propres et quelques changements au niveau sémantique) que Conenna relève et justifie sur la base de son expérience de traductrice. Une version en suédois a été réalisée par le chanteur et acteur Rikard Wolff, dans laquelle certaines différences peuvent être observées ainsi qu’une opération d’annexion qui révèle le point de vue nordique tant du traducteur que de son public. La version italienne est suscitée par l’événement historique qui a marqué l’année 2022, à savoir l’invasion de l’Ukraine par la Russie : l’association que fait Conenna des enfants ukrainiens à l’image évoquée par le vers « les enfants ce sont les mêmes » est immédiate. C’est précisément ce pouvoir iconique de Göttingen qui a inspiré l’expérience directe de sa traductrice. Réfléchissant sur ses choix traductifs, elle avoue sa difficulté aux prises avec le titre et avec les autres toponymes ainsi qu’avec le schème des rimes et des assonances. Comme elle l’observe en conclusion, la chanson en italien est le résultat d’une « traduction collaborative » ayant impliqué la participation aussi bien de chanteurs et de musiciens que d’autres spécialistes des langues cibles. Ce travail à plusieurs mains a en effet produit une version inédite et inattendue qu’est la traduction yiddish au titre fortement symbolique (Pariz-Getingen) et dont la valeur réconciliatrice est encore plus significative.

Nadia Duchêne consacre son étude (« Le voyage d’Agrippine en Espagne », pp. 69-100) à la traduction en espagnol du 8e volume de la série Agrippine déconfite (2009), le dernier album publié par Claire Bretécher. La bande dessinée offre un « récit en images » qui relève à la fois de la littérature et de l’art graphique, fruit de la collaboration d’un scénariste et d’un dessinateur et lieu de rencontre des systèmes scriptural et iconique. Quant à la question du genre, elle a été l’objet aussi bien d’une vision élitiste que d’une autre qui la relègue à la culture populaire et la considère comme un sous-genre littéraire. À la suite de son essor dès les années ‘60, la bande dessinée entre de plain-pied dans la culture et sera considérée une œuvre d’art à part entière. Il s’agit d’un genre « sous contrainte », son espace non-extensible posant la difficulté majeure en traduction. Duchêne se penche sur l’œuvre de l’illustratrice et auteure récemment disparue, Claire Bretécher, qui s’est imposée sur la scène de la BD francophone pendant ces dernières décennies, notamment grâce à la rencontre avec René Goscinny et l’influence de l’auteur franco-belge André Franquin. Par le biais d’un regard ironique et lucide, la dessinatrice cible un milieu social bien précis, la bourgeoisie intellectuelle parisienne, dont elle critique l’hypocrisie et les contradictions. Les huit volumes de la série d’Agrippine offrent le récit d’une adolescente de quinze ans qui, malgré son jeune âge et des épreuves douloureuses, parvient à affirmer avec détermination sa personnalité et ses convictions. Ce que le crayon de l’auteure saisit très bien à travers un trait originel et fortement expressif et sait traduire par le langage du corps. Eva Reyes de Uña traduit ces deux albums avec le titre Agripine está confusa. Sauf pour le changement en petit format, la version espagnole calque le nombre des pages et le lettrage de l’original, sans altérer son équilibre narratif et sa cohésion graphique. S’appuyant sur les travaux théoriques autour de la traduction de la bande dessinée (Keindl, Celotti, Zanettin, Yuste Frías, Sinagra Decorvet) Duchêne analyse les trois codes pictural, typographique et verbal qui s’y entrecroisent. Reprenant la méthode de Hewson, sa traduction peut être analysée aux niveaux microstructrurel, mésostructurel et macrostructurel et selon les stratégies traductives mises en œuvre (accroissement, réduction, déformation). En outre, l’auteure emprunte à Krapp la notion de « dialecte visuel » qui consiste à établir une correspondance entre l’orthographe d’un terme et sa réalisation phonique. Une telle variété linguistique marquée par l’oralité se prête à la caractérisation du personnage ainsi que de son accent et demande au traducteur une solution équivalente tout aussi transgressive et déviante. C’est justement l’idiolecte d’Agrippine, aussi ludique que cryptique, qui confère un trait distinctif au personnage ; l’oralité phonique ou graphique, la contraction lexicale, les abréviations, la troncation, la métaphore, la polyphonie, les néologismes et les xénismes ne sont que quelques-uns des procédés caractérisant l’argot adolescent qui prend la dénomination d’« agrippin ». L’un des soucis majeurs du traducteur est ici de transposer la réalité socio-culturelle avec ses variétés diatopiques et diastratiques en restituant des idiolectes et des sociolectes, lesquels posent des problèmes même entre deux langues proches telles que le français et l’espagnol. La langue d’Agrippine en résultera déformée et sujette à adaptation ou à neutralisation.

L’étude d’André Dussart (« Traduire Kaff d’Arno Schmidt, une gageure », pp. 103-136) prend en examen les stratégies mises en œuvre par le traducteur Claude Riehl face à une œuvre difficile et parsemée d’embuches du romancier allemand Arno Schmidt (1914-1979) dont le style extrêmement condensé et la typographie inhabituelle constituent un défi majeur tant pour son lecteur que pour son traducteur. Écrivain non conformiste et provocateur, Schmidt partage l’impénétrabilité de Joyce et le travail sur la langue de Lewis Carrol, dont il reconnait lui-même l’influence ainsi que celle de Raymond Queneau. Dussart s’attarde sur différents aspects de son style original et imprévisible, notamment l’orthographe, la syntaxe, l’emploi des dialectes, les métaphores, les néologismes, le mélange des langues et de ses registres, les citations et les écarts. En donnant de nombreux exemples, il observe comment le traducteur reproduit les mots-valises, les amalgames, les contractions sans pour autant imiter l’auteur. On retrouve la même condensation au niveau syntaxique (ellipses, phrases coupées, emploi des parenthèses, etc.) sous forme d’éléments juxtaposés et d’expressions très denses. Pour ce qui est du recours aux dialectes, les personnages s’expriment dans différentes variétés de l’allemand dont le patois bas allemand ou niederdeutsch. Le traducteur choisira le picard qui se prête en raison de ses caractéristiques phonétiques dont les chuintantes sourdes. Parmi les figures rhétoriques employées, la métaphore de nouvelle création est privilégiée. Schmidt invente également des néologismes, notamment des mots composés ou dérivés qui condensent le maximum de l’expression. Au niveau phonétique, l’auteur privilégie les assonances, les consonances et les paronomases pour lesquelles le traducteur ne peut qu’inventer des équivalences particulières. Le mélange des langues consiste en des références humoristiques à l’anglais et à la germanisation des mots anglais alors que les registres de langue qu’il convoque sont plusieurs et comprennent même les plus vulgaires. Ne manquent pas les citations et les références à divers ouvrages. Le peu d’écart entre l’original et sa traduction concernent les passages ou les tournures pratiquement intraduisibles.

La traductrice Audrey Laur focalise son attention sur la ponctuation (« La virgule et ses multiples interprétations », pp. 137-155), laquelle joue un rôle fondamental dans la construction et l’interprétation d’une phrase et prend en examen certains cas de mauvais placement ou d’omission de la virgule pouvant être à l’origine de conséquences financières et juridiques, comme cela est démontré plus loin. Le traducteur doit connaître les règles de ponctuation de la langue source ainsi que celles de la langue cible. L’auteure se concentre particulièrement sur les règles de placement de la virgule en français et en anglais et sur sa fonction dans les numéraux. Ce qui émerge surtout dans les documents juridiques, financiers ou commerciaux c’est le décalage entre le français et l’anglais dans l’utilisation de la virgule et du point comme séparateur décimal. Cette divergence est à l’origine d’une mauvaise traduction en raison d’une erreur de calcul et parfois même d’importantes pertes financières. À côté du mauvais placement, l’absence de virgule peut également donner lieu à une fausse interprétation de l’intention de l’auteur ou créer de l’ambiguïté, voire un contre-sens.

L’étude de Stoyan Trachliev (« Les classiques non traduits de la littérature bulgare en français : situations et perspectives », pp. 157-182) est consacrée aux lacunes concernant la traduction de la littérature bulgare en français. L’auteur dresse un parallèle entre deux romans bulgares : Sous le joug d’Yvan Vazov et Le Candélabre de fer de Dimitar Talev, dont le premier a fait l’objet de quatre traductions en français alors que l’autre n’a pas encore été traduit. Dans le but d’éclairer les raisons de ce décalage, l’auteur formule quelques hypothèses : la réticence des éditeurs à publier ce genre de littérature à cause du besoin de rentabilité ; les compétences du traducteur et sa réputation auprès des éditeurs ; la lisibilité et la traductibilité d’une œuvre classique bulgare dans sa spécificité ; les préférences personnelles du traducteur. En retraçant les étapes de l’histoire des textes littéraires bulgares traduits en français, du Réveil national (1762-1878) à nos jours, Trachliev identifie les années 1870 comme la première réception de la langue et de la littérature bulgares par le public français. Cette même période voit l’apparition des premières traductions. Dans la seconde moitié du XXe siècle coïncidant avec la période communiste en Bulgarie, seulement 25 livres bulgares ont été publiés en traduction en France, dont deux retraductions de Sous le joug. Contrairement à ces deux premières phases, au cours des années suivantes qui vont de la fin de la République populaire de Bulgarie à l’accession de l’État bulgare à l’Union européenne en 2007, le nombre des titres traduits augmente considérablement, en raison d’une affirmation du français comme première langue de traduction. Parmi les genres des textes les plus traduits on trouve la prose narrative/fiction, la poésie, le théâtre, la littérature de jeunesse, l’essai. De même, les auteurs bulgares les plus traduits sont Kadiiski, Gospodinov, Kantchev, Boytchev, Raditchkov, Wagenstein, Sugarev, Dvorianova. Considéré comme le « Patriarche des Lettres bulgares », Yvan Vazov écrit Sous le joug à la fin des années 1880 durant son exil à Odessa dans l’intention d’écrire un roman à la structure narrative complexe ayant comme modèle Les Misérables de Victor Hugo. Pour sa part, Dimitar Talev, qui a lui-aussi connu l’exil politique et les conséquences de la censure, dans Le Candélabre de fer (1946) met en scène le drame humain de ses héros dans le contexte de l’histoire tragique nationale. Le rapprochement des deux romans, appartenant à la « ligne épique » de la prose bulgare de l’après-libération s’appuie sur certains traits esthétiques communs dont la longueur, la narration à la troisième personne et la focalisation zéro. En outre, tous deux offrent un récit de la vie du peuple bulgare à l’époque de la domination ottomane et du Réveil national qui en découle. En tenant compte des difficultés de nature notamment économique qui entravent la publication d’œuvres littéraires bulgares en Europe, Trachliev conclut son étude envisageant quelques solutions dont le lancement d’un projet de traduction en faveur des éditeurs intéressés aux littératures moins connues ; l’exploitation des avantages des programmes d’aide à la traduction (des bourses du Ministère de la culture bulgare, des prix de traduction littéraire, etc.) ; la création d’une plateforme interactive en ligne qui offrirait des corpus de textes classiques peu ou partiellement traduits afin de faciliter l’accès des lecteurs à cette réalité culturelle et littéraire.

[Simona Pollicino]