Carmen PINEIRA-TRESMONTANT (éds.), Dire et ne pas dire la violence

di | 21 Ottobre 2023

Carmen PINEIRA-TRESMONTANT (éds.), Dire et ne pas dire la violence, Paris, L’Harmattan, 2022, 276 p.

Nous vivons une époque où la violence sous toutes ses formes (guerres, crimes, violences institutionnelles et interpersonnelles) se manifeste, du point de vue phénoménologique, comme trait inévitable de la vie sociale et, du point de vue discursif, comme ce qu’on pourrait qualifier comme un « mot-argument » (cfr. Moirand, Les discours de la presse quotidienne : observer, analyser, comprendre, 2007) qui stigmatise le phénomène nommé et vise à mobiliser. C’est sur cet arrière-plan que l’on peut situer le volume collectif Dire et ne pas dire la violence, dirigé par Carmen PINEIRA-TRESMONTANT, qui réunit des articles consacrés aux différents moyens employés dans le discours pour exprimer, représenter ou bien taire la violence dans le monde hispanophone. La violence verbale, en particulier, interroge d’autant plus qu’aujourd’hui les réseaux sociaux s’en font un véhicule puissant. Moyens d’expression très accessibles à quiconque (ne serait-ce que dans une partie du monde), les réseaux présentent des caractéristiques comme l’anonymat, le dérèglement, l’immédiateté et la capacité à ressembler ou à polariser qui encouragent l’expression de pulsions négatives en toute impunité pour des internautes désireux de s’affirmer sur un marché de l’information et de la subjectivité narcissique très compétitif.

Après une introduction où PINEIRA-TRESMONTANT (De quels discours s’agit-il ici ?) présente le volume comme itinéraire intellectuel conduisant de la violence verbale à la violence du silence et du silence à la prise de parole, Patrick CHARAUDEAU (Réflexions pour l’analyse de la violence verbale) fait le point sur l’analyse pragmatico-discursive de la violence, notamment sous sa forme verbale. Tout d’abord, il déjoue les idées reçues et s’attaque d’un coté à l’idée que « les propos sont plus blessants que les coups » et d’un autre coté au fait que les femmes seraient plus victimisées que d’autres sujets sociaux malgré l’attention sans précédents qui a été accordé au phénomène des violences envers les femmes à plusieurs niveaux et par différents sujets plus ou moins institutionnels au cours des vingt dernières années. Le linguiste opère une distinction sémantique entre violence et rapports de force, rapports de pouvoir, domination dont émerge la définition suivante : «la notion de violence désigne un état global marqué par la force et la puissance de diverses actions, et celui qui subit la violence peut être considéré comme victime » (p. 22). En effet, l’étymologie latine du substantif violence l’apparente à vis, la force, et sa structure attributive sous-jacente renvoie à la perception d’une qualité/propriété : violence est l’acte qui atteint et qui blesse et dont on perçoit la force. Le cadre définitoire se précise ultérieurement par le biais d’une comparaison avec d’autres lexies connexes telles qu’agression, qui se réfère à l’acte plutôt qu’à la qualité, ou harcèlement, qui suppose la répétition plutôt que l’acte ponctuel. Ensuite, l’a. aborde cette forme spécifique qu’est la violence verbale en balisant le champ lexical de ses manifestations : insulte, injure, invective, offense dont il passe en revue quelques exemples politico-médiatiques. Tout en se révélant le symptôme d’un mal-être psychologique et/ou social, la violence verbale a néanmoins un effet de catharsis sublimant la violence physique. Charaudeau interroge les conditions de production de la violence verbale (acteurs, contexte culturel, intentions et réactions) comme acte de langage qui « dépend pour son sens et sa compréhension du sujet qui l’interprète et donc de sa réaction » (p. 52). La cible des attaques participe à la co-construction d’un acte à la fois d’assujettissement à l’insulte et de subjectivation, à savoir de construction identitaire : « la violence, en général, est un phénomène qui s’inscrit dans les rapports sociaux, comme force intrinsèque à la vie en société, et […], dans ces rapports sociaux, la violence verbale est une marque de pouvoir ou de contrepouvoir qui produit des effets sur la construction identitaire des individus » (p. 56-7). La subjectivation ouvre alors à la possibilité de formes de contestation, d’ironie, de renversement. Ce rapport entre discours et contre-discours se développe dans la suite du volume.

La partie 1 « Violence et parole contrôlée ? » comporte dans son intitulée une interrogation propice à ouvrir un espace de réflexion sur la violence comme marque double aussi bien du discours d’autorité, imposant des contraintes à la parole autorisée, que des contre-discours visant le dévoilement et l’accusation.

Coralie PRESSACCO DE LA LUZ (La narco-littérature et ses multiples voix) se penche sur la dite “narco-littérature” au Mexique, production hétérogène de textes narratifs plus ou moins fictionnels datant des années de la présidence de Felipe Calderón (2006-2012) et de sa guerre aux cartels de drogue, dont elle décrit les caractéristiques stylistiques et thématiques dans la perspective du contraste avec le genre de discours médiatique des notas rojas où prolifèrent la dérivation (narco-), la composition et toute sorte de stratégie à sensation. Les narrateurs, en revanche, subliment, suggèrent ou transfigurent la violence parfois avec sarcasme, d’autres fois en choisissant des points de vue insolites afin d’éveiller les consciences, d’exorciser les démons. Qui plus est, si l’éloignement géographique va de pair avec la distanciation narrative, ceux qui vivent au cœur même de la violence adoptent plutôt un registre réaliste sans pour autant céder aux poncifs. Toujours au Mexique, Maria Eugenia FLORES TREVIñO (La violencia en el discurso público. Un estudio desde el noreste de México) se situe dans le champ des études sémiotiques et pragmatiques dans une optique de genre en observant les manifestations du sexisme dans le discours d’élus dont l’imaginaire situe les femmes dans l’infrahumain : légitimation discursive de la brutalité dans un pays où le crime foisonne.

Depuis plus de dix ans, l’analyse du discours politique et institutionnel s’intéresse à Twitter comme plateforme clé d’expression et de développement de polémiques digitales et au tweet comme sous-genre nouveau. Laura BONILLA NEIRA (Polémica en Twitter por la «resistencia» al Acuerdo de paz en Colombia) se penche sur le débat qui a accompagné l’accord de paix entre l’état et les FARC en Colombie en 2016 à partir d’un corpus de tweets. Elle analyse l’émergence et la circulation de «resistencia civil », comme formule (Krieg-Planque) au caractère, par définition, controversé qui nominalise l’événement sous un certain point de vue et donne lieu à une rubrique qui sollicite des productions discursives dichotomisées (Amossy), des définitions antagonistes de la paix, de la résistance et de la justice (acte légitime ou illégal ?) ainsi que des qualifications synthétisées en mots-clés (paz falsa vs. la verdadera paz ; justicia amañada vs. justicia equilibrada ; resistencia civil vs. resistencia armada). Outre à disqualifier les adversaires, ces lexies et les arguments qui les véhiculent permettent de construire des identités discursives collectives, Twitter venant à se configurer comme un espace de participation citoyenne dont la conflictualité accrue permet néanmoins de gérer le désaccord et l’expression démocratique d’opinions divergentes.

Dans Mémoire et oubli de la violence napoléonienne dans la presse espagnole à la fin du Triennat Libéral, Céline LOUÉ recule dans le temps pour étudier la couverture médiatique des huit mois de campagne militaire voulue par Louis XVIII dans la Péninsule ibérique en 1882-3, c’est-à-dire à neuf ans de distance d’une occupation napoléonienne dont le souvenir s’inscrit en discours sous différentes formes en fonction des orientations et des enjeux idéologiques des sources énonciatives. Ainsi, si les journalistes libéraux déploient maintes stratégies (glorification du passé espagnol, discours francophobe et antirévolutionnaire, association de l’armée napoléonienne à des images de barbarie extrême, analogie entre passé et présent) pour inspirer l’indignation et défendre la monarchie constitutionnelle, les absolutistes choisissent de ne pas faire référence au passé conflictuel. L’auteure interprète ce silence éloquent à l’aune de deux conceptions complémentaires de l’oubli : à savoir celle d’oubli exercé, définie par Paul Ricoeur comme une forme de manipulation de la mémoire par les détenteurs du pouvoir, et celle d’oubli de recommencement développée par Marc Augé pour nommer ces manifestations de déni du passé fonctionnelles à l’ouverture d’un nouveau chapitre de l’histoire après un conflit. A l’occurrence, il s’agit, pour la presse absolutiste espagnole, de ne pas dire la violence du présent ni de la guerre d’Indépendance dans le but de faciliter l’avenir des relations diplomatiques entre la France et l’Espagne des Bourbons.

Voici cinquante ans, un coup d’état au Chili mettait fin au gouvernement démocratique de Salvador Allende en imposant de ce fait une dictature militaire brutale destinée à durer seize ans. La violence étant non seulement un dictum mais encore un modus de porter la parole, Maud BENETEAU (« Sin tener carne de mártir, no daré un paso atrás ». Violencia
contextual y violencia discursiva en las alocuciones de Salvador Allende
) interroge l’impact de la violence contextuelle sur le style verbal présidentiel au fil de six discours, les uns du début de son mandat (discurso de triunfo, 5 septembre 1970), les autres de sa dernière période, à savoir de la tentative de putsch de juin 1973 (discurso del Tanquetazo) jusqu’au coup d’état de septembre 1973 (messages émis à Radio Corporación et Radio Magallanes). A l’aide du logiciel Lexico3, elle réunit des données lexicales qu’elle interprète sur la base des notions énonciatives de distance, modalisation et tension (d’après Jean Dubois). Les résultats permettent d’opérer une distinction entre les stratégies convoquées par le Compañero Presidente jusqu’à juin 1973 pour ressembler le peuple et construire une communauté et les suivantes, alors que l’expression de la colère, l’opposition aux adversaires, les impératifs et la modalité déontique dominent sans pour autant impliquer quelque violence que ce soit de la part de l’énonciateur. Il s’agit là plutôt d’exercer une forme d’autorité face à la crise, d’exprimer une volonté morale et une nécessité à agir. Face à la violence martiale, le président Allende lègue alors au peuple en péril un message d’espoir et de résistance malgré tout.

Tout autre est l’ethos qui se dégage de la parole présidentielle observée par Renata DE MELLO dans L’argumentation dans le conflit entre Bolsonaro et les médias. L’article, écrit avant l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2023, dessine le portrait d’un Brésil sous l’emprise d’une forte polarisation idéologique et pathémique régie et alimentée par Bolsonaro et par les médias qui le disqualifient sans répit: « Le peuple brésilien finit par “ ruminer ” à la fois l’actualité et les émotions qui en découlent, il se sent concerné, prend parti pour l’un ou l’autre, apporte les émotions qui y sont mises en scène à sa vie personnelle, provoquant un phénomène dévastateur jamais vu dans l’histoire du Brésil » (p. 187). Après avoir analysé des tweets présidentiels et des reportages journalistiques à l’aide des outils de la nouvelle rhétorique e de l’argumentation dans le discours (Amossy, Charaudeau, Maingueneau, Plantin), De Mello argue qu’en fin des comptes les deux instances énonciatives mettent en jeu des effets de miroir délétères pour le débat démocratique. Toujours est-il que si Bolsonaro affichait un goût pour l’autoritarisme et la mystification tout en déplorant sa victimisation par des sources informatives qu’il inondait d’injures, les articles pris en exemple semblent exercer la fonction critique qui revient au journalisme en tant que contre-pouvoir.

La partie 2 « Violence et parole sublimée ?» compte quatre contributions d’approche socio-littéraire. Cédric COLAËRT (Sadisme, horreur et politique dans quelques contes d’Augusto Roa Bastos) étudie l’enchevêtrement de sadisme, horreur et enjeux politiques dans les deux versions du conte El trueno entre las hojas (1953) de l’écrivain paraguayen Augusto Roa Bastos ainsi que dans la transposition cinématographique signée par l’argentin Armando Bó en 1958. La dialectique entre textes et images laisse émerger « l’incompréhension de deux mondes qui ne partagent ni la langue ni la philosophie de vie en opposant l’anglais et l’espagnol, le capitalisme et le sentiment communautaire » (p. 204). Cependant, si les textes présentent une dimension plus anthropologique dans la mesure où la violence extrême du conflit supplante le langage et aboutit à l’indicible, les films se chargent, selon l’auteur, d’une intention communicationnelle plus schématique et contingente qui diabolise l’états-unien et se range du côté du «bon sauvage» perverti par le capitalisme.

Isabelle BILLOO (Modelos de la violencia o violencia de los modelos en La carroza de Bolívar de Evelio Rosero) analyse la nouvelle La carroza de Bolívar (en fr. Le carnaval des innocents) du colombien Evelio Rosero, portrait d’une petite ville du sud de la Colombie où, sur fond d’une paix apparente mais fragilisée par les mythes et les mensonges, la violence se sublime sous forme symbolique et polarisée. Seul le docteur Justo Pastor Proceso se démarque des antagonismes binaires faisant fi tantôt des modèles violents tantôt de la violence des modèles pour affirmer les droits de la pensée critique et de la liberté personnelle.

Nathalie FÜRSTENBERGER (Groussac à la lueur de La Lanterne (Buenos Aires, 1894-1895)) relate le scandale qui investit la presse communautaire francophone dans le Buenos Aires de la fin du XIXème siècle en opposant, à coups d’outrances verbales, plaintes et diffamations médiatisées, Paul Groussac du Courrier français et Daniel Cothereau du Journal de Buenos Ayres auquel s’ajoutèrent bientôt les frères Fournier de La Lanterne. La vérité des faits étant à ce jour difficile à établir tout comme les enjeux réels (concurrence déloyale ? jalousie ? différends politiques ?), l’article s’intéresse à cette querelle entre deux générations d’immigrés français en Argentine comme image d’« une communauté qui se déchire, les uns défendant les valeurs qui soudaient jusqu’alors la collectivité, les autres faisant le choix de s’intégrer pleinement dans leur pays d’accueil » (p. 220). Marina RUIZ CANO (La parole violente dans le théâtre basque contemporain) se penche, de son coté, sur le théâtre basque contemporain où l’impossibilité d’échapper à la réalité d’une région en conflit, donne forme à des tragédies écrites dans un langage cru, révolté, déchiré, susceptible de montrer le manque d’innocence fondamental de tout signe verbal.

La partie 3 « Violence et parole silencieuse » aborde la question épineuse du témoignage, de la responsabilité face à l’histoire et des limites du langage à dire le mal. Comment trouver une parole à la hauteur d’un vécu inouï ? Olivier ROTA (Du « bagne industriel » aux camps de concentration. Témoigner par la parole et le silence) passe l’écriture concentrationnaire (Jorge Semprun, Aharon Appelfeld, Robert Antelme, Élie Wiesel et Primo Levi) au crible des réflexions sur la mort et la déshumanisation confiées par Simone Weil aux pages de La personne et le sacré. Malgré les quelques analogies avec l’exploitation industrielle expérimentée par la philosophe, pour les rescapés de la Shoah « [l]a difficulté de témoigner se posait au niveau même du gouffre ouvert entre irrationalité de l’expérience radicale du mal et de la mort, et rationalité nécessaire du récit testimonial » (p. 258). Face à l’interdit de se taire et à l’impossibilité de parler (comme le dit Wiesel à Semprun) « [i]l fallut faire le deuil du récit intégral, assumer que le témoignage ne pouvait être que partiel, incomplet, allusif » (p. 264). La philosophe et psychothérapeute Mari Carmen REJAS MARTIN clôt cet itinéraire en se demandant : Peut-on dire qu’un silence est préférable à une parole violente ? Elle cherche une réponse, fût-elle partielle, dans l’exploration de deux corpora: la transmission manquée de la mémoire de la guerre civile espagnole (1936-1939) et l’expérience infantile d’abus sexuels. De par leurs différences, les deux soulèvent un autre questionnement sur la nature du silence, à savoir s’il « réside dans une force imposée ou dans une enveloppe protectrice » (p. 268). Si dans le premier cas le silence peut constituer pour le sujet une tentative de survie au traumatisme, il engendre néanmoins auprès des générations postérieures des vides de mémoire, des mystères et des formes de déliaison qui battent en brèche toute démarche protectrice dès lors qu’ils s’apparentent à l’oubli, à l’ignorance et à la tyrannie. Dans le cas des abus, le mutisme imposé par la honte et par la parole violente du bourreau pèse à jamais ; violence de la parole et violence du silence se révèlent interdépendants tout comme la prise de parole demande réciprocité et écoute pour pallier le sentiment d’inutilité et pour que la vie reprenne le dessus sur la mort et la destruction.

[Silvia NUGARA]