Antonio LAVIERI (éd.), L’Imaginaire du traduire : langues, textes et pratiques des savoirs

di | 19 Ottobre 2023

Antonio LAVIERI (ed.), L’Imaginaire du traduire : langues, textes et pratiques des savoirs, Paris, Classiques Garnier (« Problématiques de traduction », 13), 2023, 160 p.

L’ouvrage L’Imaginaire du traduire : langues, textes et pratiques des savoirs, dirigé par Antonio LAVIERI, s’attache à une étude de la traduction en tant qu’« opération cognitive essentielle dans le processus de signification symbolique du monde ». Ce que les huit essais contenus dans ce volume nous suggèrent, c’est de lire le rôle actif des pratiques de la traduction dans la « fabrication des connaissances » (p. 7).

La première contribution, « La Traduction, une fiction ? » de Louis WATIER, nous invite à penser la traduction comme une fiction, pour échapper à la compréhension de la traduction comme « contrefaçon » de la seule vérité possible, celle représentée par l’original. Selon l’auteur, penser la traduction comme une fiction nous permettrait de dédramatiser le rapport entre original et traduction, et entre deux langues – source et cible – en nous offrant en même temps la possibilité d’aborder la traduction « sous le sceau du plaisir » (p. 24).

Dans la deuxième contribution, « Un pacte de lecture fluctuant : Pseudo-traduction et imaginaire de la traduction chez Crébillon fils et Constant de Rebecque », Beatrijs VANACKER propose une étude comparée des mécanismes de pseudo-traduction au sein de l’intrigue de deux fictions du XVIIIe siècle, L’Écumoire, ou Tanzaï et Néadarné, histoire japonaise de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon et Camille, ou lettre de deux filles de ce siècle de Samuel de Constant de Rebecque, soulignant les diverses modalités de lecture de la pseudo-traduction qu’elles offrent aux lecteurs, ainsi que la relation entre ces mécanismes de pseudo-traduction et « l’émergence du discours romanesque de langue française au siècle des Lumières » (p. 26).

L’article d’Antonietta SANNA, « La Traduction comme transmutation : Paul Valéry traducteur de Léonard et de Virgile » analyse la réflexion théorique et la pratique de la traduction du « poëta interpres » (49) Paul Valéry, et en particulier son travail de traduction des Carnets de Léonard de Vinci entre 1900 et 1907, en parallèle avec l’écriture de ses Cahiers. La chercheure nous montre comment, à travers ce « difficile exercice d’écriture à contrainte » (p. 53), Valéry dialogue plus avec Léonard qu’il n’essaye de le reproduire, nous offrant une vision de la traduction qui n’est plus une forme ancillaire de la littérature, mais qui « se fait poïesis » (p. 65).

Dans « Le Fantasme de la langue russe dans l’autobiographie de Vladimir Nabokov », Silvana BORUTTI nous parle du « va-et-vient infernal entre les langues » (p. 67) de l’autobiographie de l’auteur, Speak, Memory : An Autobiography Revised, écrite en anglais, traduite en russe et retraduite vers l’anglais. Les langues sont ici vues comme « une condition essentielle de notre auto-compréhension » (p. 68), et l’analyse des distances entre la version russe et la version anglaise, ainsi que la métaréflexion de Nabokov sur ces distances, imposées par ce « re-Englishing of a Russian re-version of what had been an English re-telling of Russian memories », nous ouvrent à une compréhension plurielle des langues comme instrument de construction du soi et de sa narration.

Chiara MONTINI, dans son article « La Langue volée ou l’imaginaire en traduction » analyse le rôle qu’a joué la traduction dans la fabrication de la notion de nation en Irlande, à travers une lecture de la pièce Translations, de Bryan Friel. Montini trace les lignes de la relation que l’Irlande entretient avec ses langues, le gaélique ou langue « naturelle » du pays et l’anglais, la langue du dominant, montrant que si, d’un côté, c’est grâce à la traduction que « la nation et la culture irlandaise sont reconstruites, réimaginées », de l’autre, « c’est aussi par le biais de la traduction que le pouvoir de l’anglais se confirme » (p. 81).

La contribution de Sara AMADORI, « Apologie de la polémique : la traduction-translation d’un “Étranger” théorique » traite de la difficulté – et de l’intérêt – de traduire pour le contexte italien Apologie de la polémique de Ruth Amossy, une œuvre théorique clé de l’école française de l’analyse du discours, vis-à-vis de laquelle l’Italie « est restée sourde pendant une longue période » (p. 94). Un tel travail de traduction / translation devient non seulement un moyen de combler un vide théorique et de familiariser le public italien avec une école critique très influente, mais fait aussi de la traduction un « vecteur de circulation des idées en contexte international » (93). Amadori, qui est aussi la traductrice de l’œuvre, décrit les stratégies qu’elle a utilisées pour « accueillir cet “Étranger” linguistique, culturel et théorique », dans le but d’« enrichir la langue italienne ainsi que le contexte intellectuel et épistémologique » (p. 104) censé l’accueillir.

L’article d’Eddy DUFOURMOUNT, « L’Invention de la traduction au Japon : autour de Nakae Chômin, l’introducteur de Rousseau et du républicanisme français » nous décrit le rôle de la traduction en tant qu’arme politique au service de la modernisation du Japon. L’auteur analyse le cas du traducteur Nakae Chômin, dont l’importance a été fondamentale pour la diffusion des œuvres françaises en japonais, et qui a suivi une démarche de traduction « unique », « reprenant le vocabulaire confucéen pour le mettre au service de la démocratie » (p. 119) dans ses traductions, souvent réalisées en collaboration avec ses étudiants.

Le volume se conclut par l’article de Fabio REGATTIN, « Combattre l’anti-science : dynamiques traductives dans quelques blogs scientifiques italiens et français », qui vise à « mettre en lumière le rôle de la traduction dans la diffusion des informations scientifiques et dans la réfutation de l’anti-science » (p. 121) à travers l’analyse de six blogs scientifiques (trois pour chaque communauté linguistique). Regattin souligne que la traduction fait surface dans tous les sites et les blogs analysés, et que ressort surtout l’aspect collaboratif de la traduction, à laquelle les contributeurs œuvrent ensemble en profondeur, acceptant de bon gré les contrôle de la part des lecteurs.

Ce volume d’essais nous permet ainsi de progresser dans la découverte de l’imaginaire et des imaginaires de la traduction. Il nous permet également de comprendre, comme le souligne Lavieri dans son introduction, « Des mondes et des versions : quand traduire c’est faire », que « la traduction et ses imaginaires fonctionnent toujours comme un mode possible de rapport au réel – au monde et à ses versions – qui intègre les mécanismes sociaux, épistémiques, cognitifs et culturels de la réception » (p. 12).

[Giuseppe SOFO]