Chloé Gaboriaux, Rachele Raus, Cécile Robert, Stefano Vicari (dir.), Le multilinguisme dans les organisations internationales

di | 25 Giugno 2023

Chloé Gaboriaux, Rachele Raus, Cécile Robert, Stefano Vicari (dir.), Le multilinguisme dans les organisations internationales, Mots, n° 128, mars 2022.

Les articles qui composent ce dossier, en nombre de cinq, s’intéressent tout d’abord aux régimes linguistiques officiels et aux compromis politiques qui ont exercé une influence déterminante sur leurs négociations. Ils s’attachent par la suite à montrer comment les politiques linguistiques s’affranchissent partiellement de ces directives. En effet, ces usages linguistiques sont révélateurs du travail politique au sein des organisations étudiées et des conceptions de la démocratie sur lesquelles ils s’appuient. Un sixième article de M.-J. de Saint Robert est une réflexion de terrain sur la politique linguistique de l’ONU, telle que définie en 1946, ainsi que sur les principales difficultés rencontrées depuis sa création pour la mettre en place. À suivre, deux articles afférant à la section Varia qui abordent, respectivement, l’évolution des discours sur la vie sans enfant dans l’espace anglophone à partir de l’ethnographie en ligne des communautés childfree et la notion de populisme comme phénomène de communication des partis politiques à partir de leur page Facebook.

Nous allons passer en revue les contributions. tout en suivant leur ordre de publication dans le numéro.

M. R. Garrido Sardà et Z. Sokolovska étudient les débats à l’origine des régimes multilingues de deux organisations internationales : le Conseil de l’Europe (CdE) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). La recherche est conduite avec une approche ethnographique, car le corpus d’appui se compose aussi bien de documents institutionnels provenant des archives numérisés du CdE et du site officiel du CICR que d’entretiens semi-dirigés et de groupes de discussion avec plusieurs générations d’employés expatriés du CICR.  Dans un premier temps, les deux autrices analysent les débats sur le régime linguistique du CdE et de son Assemblée parlementaire, ainsi que les débats déterminant la politique des langues du CICR. Dans un deuxième temps, la discussion porte sur les parallélismes des régimes linguistiques des deux institutions tout en retraçant la construction politiquement située du multilinguisme dans le travail politique mené par ces deux organisations internationales.

Les discours des institutions européennes en matière de coopération sécuritaire représentent le centre d’intérêt de la contribution de F. Bisiani avec un focus sur les stratégies discursives et les choix terminologiques qui sont porteurs d’idéologies au caractère souvent masqué. Le point de départ est le concept de law enforcement qui renvoie aux activités d’intervention des services policiers et juridiques pour garantir l’application de la loi du point de vue sécuritaire et pénal. La recherche vise à repérer les « équivalences plurivoques » (Cosmai, 2007 : 149) du terme law enforcement en français et en espagnol dans les directives européennes de 1991 à 2020. L’autrice compare les résultats de ce corpus avec deux bases terminologiques (IATE et TERMIUM+), un concordancier en libre accès (Linguee) et l’outil de traduction automatique Deepl. Bisiani remarque que des glissements sémantiques et des confusions conceptuelles persistent entre les termes relatifs à l’action de coopération policière et ceux qui renvoient à la coopération judiciaire à l’intérieur de l’espace européen ; ces variantes sont révélatrices des positionnements conflictuels adoptés sur le plan institutionnel. Seule la traduction automatique ne peut pas les rendre manifestes.

La traduction des discours européens sur l’intelligence artificielle (2017-2020) en traduction interlinguistique anglais-français-italien et leur analyse à partir d’un corpus issu du Parlement et de la Commission font l’objet de l’étude de R. Raus. Son objectif est de montrer le rôle que la traduction peut jouer afin de diffuser ou bien d’entraver un discours idéologique avec des « effets de sens » (Pêcheux, 1969 : 29) qui se manifestent dans l’interdiscours. L’autrice achève son étude sur le constat que des formes de politisation de la traduction sont envisageables en tant que conséquences de l’agentivité discursive que tout effet de sens produit.

La traduction à l’heure de la pré-adhésion de l’Albanie à l’Union européenne est abordée par T. Guevara-Braun entre prescriptions européennes, résistances et aménagements linguistiques. Premièrement, selon l’autrice, les pratiques des traducteurs officiels dans le domaine légal seraient profondément affectées par une anglicisation et une standardisation de leur travail. Deuxièmement, elle vise à mettre en lumière l’émergence d’une posture individuelle du traducteur qui lutte pour la préservation de la langue et culture albanaises. La recherche est conduite avec une approche ethnologique, d’enquête de terrain menée à distance en février-mars 2021.

S. Vicari et A. Giaufret s’intéressent au multilinguisme et dénominations des minorités dans les rapports annuels d’Amnesty International. À partir d’une approche discursive de la nomination (Boutet, 2010 ; Krieg-Planque, 2009) et de l’énonciation (Rabatel, 2004), ils se concentrent sur la gestion du multilinguisme des rapports s’échelonnant entre 2016 et 2019 en langues italienne, française et anglaise à travers lesquels l’organisation internationale rend compte de son travail pour le respect des droits dans le monde. Le focus porte sur l’analyse des stratégies discursives et argumentatives utilisées pour nommer la communauté LGBTi et les personnes déplacées dans leur pays. Il en découle que des écarts de sens se produisant mettent en lumière les enjeux communicationnels variables de cette organisation au service de publics différents.

Une réflexion de terrain nous est proposée par M.-J. de Saint Robert, ancienne fonctionnaire de l’ONU qui examine en quoi consistent la demande et l’offre linguistiques à l’ONU et quels moyens sont mis en place par cette organisation pour rectifier le tir à propos des dissymétries qui se sont installées dans l’usage de l’anglais et du français, allant du tout à l’anglais à un bilinguisme anglais-français au détriment du français. L’autrice vise à mettre en valeur les récents efforts accomplis par l’Organisation au profit d’une action multilingue systématique dans toutes ses actions ainsi qu’une multiplication du nombre de langues employées au Secrétariat. Elle est ainsi amenée à parler de « omnilinguisme » plutôt que de multilinguisme pour rendre mieux compte de cette nouvelle politique linguistique onusienne.

La section Varia comporte deux articles, le premier (p. 151-175) s’intéresse aux communautés childfree qui depuis leur création dans les années 1970 se caractérisent pour des registres discursifs assez disparates. L’étude de S. Roux et J. Figeac appréhende la manière dont les individus qui s’identifient comme childfree pensent leur condition et leur situation. En analysant le contenu de messages publiés dans Facebook, ils étudient la structuration et l’évolution du discours sur la non-parentalité. Parmi les arguments avancés, les deux auteurs soulignent un argument altruiste : la non-parentalité serait un choix soutenu par des justifications écologiques.

U. Klinger et K. Koc-Michalska (p. 177-199) proposent une analyse du concept de populisme comme phénomène de communication. À l’aide d’un corpus de 3564 posts produits par des partis politiques sur Facebook, elles comparent la communication de ces partis lors des campagnes électorales en France, en Allemagne et au Royaume-Uni pendant six semaines. Elles ont identifié le populisme dans 906 posts, ce qui implique qu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal. Les éléments les plus problématiques, tels que l’exclusion de groupes spécifiques de la société, la xénophobie, l’homophobie sont occultés par une focalisation globale sur le populisme qui sert à cacher des notions antidémocratiques ou autoritaires sous des faux airs « populaires ». Les autrices remarquent que le style populiste a augmenté plus fortement que le contenu populiste, ce qui montre que le populisme est perçu comme une forme particulière de communication en plus d’une idéologie et d’une stratégie politique.

[Michela TONTI]