Valérie BONNET, Arnaud MERCIER, Gilles SIOUFFI (éds.), Circulation des discours dans les récits complotistes

di | 25 Giugno 2023

Valérie BONNET, Arnaud MERCIER et Gilles SIOUFFI (éds.), Circulation des discours dans les récits complotistes, Mots. Les langages du politique, n° 130, 2022, pp. 170.

Le dossier de Mots. Les langages du politique consacré à la dimension discursive du complotisme s’inscrit dans les études qui abordent le complotisme au croisement entre différentes perspectives : la circulation numérique et la viralité, la désinformation et les discours conspirationnistes, mais aussi l’histoire. Ce sont notamment les relations entre discours complotiste et circularité, et entre discours complotiste et interdiscursivité qui font l’objet des réflexions de Valérie BONNET, Arnaud MERCIER et Gilles SIOUFFI. Après avoir défini le discours conspirationniste ou complotiste – les deux dénominations étant considérées comme alternatives –, dans la présentation du dossier (Les circularités complotistes : lecture interdiscursive, pp. 9-17), on souligne que ce discours relève du discours politique et qu’il est le résultat d’une ignorance issue d’une puissance « autre ». Il tend à circuler sous forme de reprises et d’échos idéologiques grâce aux réseaux socionumériques et si cette transmission favorise la prolifération des messages reçus – qui peuvent être remis en circulation par les internautes –, des enjeux importants touchent à cette parole publique dépourvue de validation extérieure, qui permet aux théories du complot de se répandre. Le succès de ces théories réside, entre autres, dans la crédulité et dans la fréquence de reprises et de schémas actanciels, qui génèrent des amalgames entre sujets, objets et expressions différents. C’est en particulier la relation entre discours complotiste et interdiscursivité – en termes tant de discours que de contre-discours préexistants – le lieu d’observation spécifique et privilégié de ce dossier de Mots, à partir des conditions sociopolitiques et techniques qui favorisent ces reprises et qui permettent de propager ces discours.

Le premier article du dossier, Les « Illuminati » du pamphlet au roman : circulations d’un discours complotiste à grande échelle depuis le tournant du XIXe siècle (pp. 19-36), porte sur les origines du discours complotiste, sur l’exemple du « méga-complot des Illuminati » – un discours géopolitique né en Europe entre 1776 et 1785 à partir d’une loge paramaçonnique bavaroise – et sur sa circulation textuelle en France, aux États-Unis et dans l’espace nord-atlantique. À l’appui d’un corpus littéraire partageant un intérêt pour le complot à grande échelle, Chloé CHAUDET se sert d’une perspective intergénérique adaptée à l’analyse du discours pour montrer que la littérature narrative alimente les dynamiques liées à la reprise d’énoncés complotistes dans l’histoire. L’analyse des premiers pamphlets dénonçant une conspiration orchestrée par les Illuminati permet de relever que ce discours est fondé sur un caractère intergenre ; un ethos caractérisé par l’exotopie et la mise en scène d’ennemis multiples ; des figures de la totalisation ; une polarisation axiologique par l’attribution de valeurs opposées ; une localisation géographique des comploteurs par un registre didactique. Ce sont les romans-feuilletons français de G. Sand et A. Dumas qui sont d’abord examinés en tant que formes de prolifération des discours méga-complotistes au XIXe siècle. L’analyse diachronique de l’auteure se poursuit avec deux romans, de R. Shea et R.A. Wilson, respectivement, réalisés dans le contexte étatsunien de la Guerre froide – une époque caractérisée par une résurgence du discours du méga-complot Illuminati associé aux hautes sphères du pouvoir. Quant aux deux derniers romans examinés, issus de l’espace nord-atlantique, leurs auteurs – U. Eco et D. Brown – se réfèrent aux Illuminati en tant que réseau caché visant à un renversement de l’ordre établi, dans un contexte marqué par une plus forte dimension religieuse. Au-delà des époques et des contextes de production, CHAUDET constate que si la dimension polémique est un élément constant de ces ouvrages, leur comparaison témoigne de visées polémiques différentes dues, entre autres, à la transposition du pamphlet au roman.

Dans la deuxième contribution, Étudier les discours « conspirationnistes » et leur circulation sur Twitter. Les théories du complot comme objets du traitement automatique du langage et de l’analyse des données textuelles (pp. 37-55), Julien GIRY et Damien NOUVEL s’intéressent aux théories du complot par rapport aux vaccins et aux chemtrails – ou traînées chimiques – sur Twitter. Après avoir présenté les théories du complot contemporaines sous les deux tendances cognitiviste et politiste-sociologique, ils détaillent leur approche : celle-ci est au carrefour entre la linguistique, l’informatique, les sciences de l’information et de la communication, la science politique, et elle s’appuie sur le traitement automatique des langues et sur les données textuelles. Leur examen repose tant sur les méthodologies utilisées pour la collecte et le traitement des données que sur l’identification des marqueurs lexicaux, sémantiques et sémiotiques qui relèvent de l’énonciation conspirationniste sur Twitter en anglais et en français. L’analyse des hashtags créés à propos des deux thèmes des chemtrails et de l’antivaccinisme, entre 2016 et 2020, et en 2020, respectivement, permet de relever que la résonnance des thèmes et des aspects conspirationnistes diffère auprès des deux communautés linguistiques : si le monde anglo-saxon privilégie davantage les chemtrails, l’espace francophone a plutôt recours à la défiance vis-à-vis des vaccins. Quant aux sujets auteurs des tweets classés comme complotistes, ils ont tendance à adhérer à diverses théories du complot. Les conclusions mettent en évidence les potentialités de cette étude exploratoire par corpus analysé automatiquement en termes de thématiques abordées, de langues concernées, d’analyse des contenus postés par les sujets utilisateurs de Twitter.

C’est la perspective des rapports de genre, notamment la manosphère et la sphère réactionnaire élargie (SRE) en tant qu’espaces de production et de circulation des discours complotistes antiféministes, qui fait l’objet de la recherche menée par Céline MORIN et Julien MÉSANGEAU au sein des commentaires de neuf chaînes YouTube (Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne, pp. 57-78). Une analyse lexicale, une analyse des réseaux sémantiques et une recherche par mots-clés représentent le point de départ pour conduire une étude thématique qualitative sur les termes les plus réappropriés dans les deux sphères examinées, à partir des noyaux sémantiques « communautarisme [de genre/féministe] », « lobby [LGBT/féministe] » et « racisme anti-[homme] blanc ». D’un point de vue théorique, l’approche suivie s’inscrit dans la notion de « signifiant flottant » de Laclau et dans le lien entre identité et récit : cela permet d’identifier, à partir des commentaires relevant de cette sociabilité en ligne, des structures relationnelles cadrant les usages sémantiques. L’analyse du corpus révèle que, dans le cadre du complot issu de la manosphère, des manipulations diverses relevant surtout de la sphère privée coexistent, tandis que, dans la SRE, le complot est orchestré plutôt par des forces complotistes identifiées par l’ordre sociopolitique – l’État, les médias ou l’Éducation nationale. Encore l’examen des co-occurrences et des thèmes et objectifs des sujets acteurs sociaux montre-t-il que, dans la manosphère, on déplore un affaiblissement des hommes alors que, dans la SRE, on s’attache à la négation du réel. D’où une circulation stratégique de signifiants flottants et donc de discours à la fois figés et labiles – à cet égard, l’attention est focalisée sur « communautarisme/communautaire », « lobby » et « racisme ». Enfin, au niveau de l’analyse discursive du conflit, il émerge que les deux stratégies de l’antagonisme identitaire et des logiques d’équivalence coexistent et s’enrichissent, entre autres, de termes mutuellement empruntés qui sont resignifiés sur l’axe du genre.

La contribution de Gilles BRACHOTTE, Alexander FRAME, Laurent GAUTIER, Waldemar NAZAROV et Afef SELMI concerne l’analyse de hashtags sur la vaccination contre la Covid-19 pour examiner la circulation des discours complotistes français sur Twitter (Les discours complotistes sur Twitter à propos de la vaccination contre la Covid-19 en France : communautés et analyse sémio-linguistique des hashtags, pp. 79-103). Si le contexte de cette vaccination, qui remonte à la fin de 2020, est caractérisé par l’apparition de théories du complot, Twitter, en tant que réseau social servant de relais pour les autres médias, contribue à les renforcer. Dans le but d’aborder la réception des énoncés repris en lien avec le complotisme, cette étude s’appuie, en amont, sur les événements qui encouragent la circulation de tweets complotistes, sur les facteurs permettant cette propagation et sur l’impact de cette circulation, là où un rôle clé est également joué par les structurations morphosyntaxique et sémantique des hashtags. Par le biais d’une approche pluridisciplinaire, l’analyse des tweets considérés comme complotistes, entre le 1er décembre 2020 et le 31 octobre 2021, montre que c’est la dénonciation d’un mensonge d’État ou une manipulation de la part du gouvernement la thématique principale qui y est abordée. En revanche, les critères adoptés pour comprendre l’influence du hashtag dans la circulation d’un tweet portent sur la présence, le nombre, le positionnement et la structure des hashtags. Cette démarche bottom-up confirme que la circulation d’un tweet est le résultat de divers facteurs : parmi ceux-ci, les principaux sont constitués par la notoriété de la figure émettrice du tweet et par la force des hashtags.

Le Daily Mail, combustible du complotisme (pp. 105-119) est le titre de la dernière contribution du dossier. Clémentine LEROY, qui mène cette recherche dans le cadre d’une étude doctorale, examine le contexte anglo-saxon du référendum de 2016 sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE au sein du Daily Mail pour faire ressortir la campagne de désinformation de ce journal à propos du Brexit. L’auteure met en relation l’accumulation d’informations fausses et la théorie conspirationniste de la disparition des populations blanches dans le cadre d’un « grand remplacement » au niveau de la migration pour montrer la manière dont ce média « adapte » son contrat de communication à la circulation de rhétoriques complotistes. Son analyse repose sur une approche discursive centrée sur la sémiotique de la page web – pour analyser la stratégie éditoriale du Daily Mail dans la relation qui le lie à son lectorat et dans son enjeu de captation – ; sur la circulation des discours – pour montrer que le journal fait circuler ses contenus en vue d’en accroître la viralité mais qu’il se sert également de citations pour dissoudre sa responsabilité – ; sur une perspective sémiologique – autour de l’emploi de chiffres et de la surenchère, qui alimentent un récit de peur indénombrable vis-à-vis des sujets migrants tant dans les contenus des articles que dans les commentaires que le lectorat est invité à poster. Le corpus, composé de 53 articles choisis à partir des mots-clés « Brexit », « citizen » et « crisis », affiche la construction discursive opposant un Nous – le peuple britannique – vs l’Autre, autrement dit les sujets migrants et l’élite bruxelloise, et confirme que la représentation des sujets migrants relève de stratégies de soutien, de la part du journal, au camp du Leave, ce qui favoriserait la circulation de rhétoriques complotistes. Les remarques finales de LEROY soulignent que le travail journalistique du Daily Mail est tiraillé entre la validation d’un discours conspirationniste et l’enjeu économique et idéologique qui sous-tend la circulation des discours.

Les cinq contributions réunies dans ce dossier sur la Circulation des discours dans les récits complotistes confirment que le complotisme et ses manifestations discursives peuvent être appréhendés à partir de réflexions pluridisciplinaires. Tel a été le cas des méthodes et des approches suivies par les auteures et auteurs qui y ont contribué, allant des sciences du langage aux sciences de l’information et de la communication, à la textométrie, à la sémiopragmatique, en passant par l’histoire littéraire, l’analyse du discours et la sémantique. Comme Valérie BONNET, Arnaud MERCIER et Gilles SIOUFFI le remarquent, le contexte de rédaction de ce dossier a été celui de la pandémie de Covid-19 et des discours, y compris complotistes, qu’elle a générés. Ce numéro thématique de Mots se veut ainsi une contribution importante qui enrichit, par ses perspectives d’analyse diversifiées, un domaine d’analyse fécond et (re)devenu à la une de l’actualité et de l’analyse du discours.

Le n° 130 de Mots se termine par deux articles Varia et par deux comptes rendus de lecture.

Dans le premier article, La révolution tranquille de l’ADN : questionner les usages judiciaires de la génétique à l’Assemblée nationale (pp. 123-142), Julien LARRÈGUE examine les débats politiques au sein de l’Assemblée nationale, entre 1998 et 2020, au sujet des « empreintes génétiques ». Par le biais d’une analyse lexicométrique longitudinale de 157 questions posées par les parlementaires au gouvernement en exercice, il montre que ces deniers ont contribué à la construction d’une « mystique » autour de l’ADN.

Le second article relève d’une analyse lexicale de contenus, publiés dans Facebook, partagés par les partis politiques français et par leur potentiel électorat à l’occasion de la campagne pour la présidentielle de 2017 (Faire campagne sur Facebook : analyse lexicale des publications des mouvements politiques lors de la campagne présidentielle de 2017, pp. 143-162). Julien FIGEAC, Pierre RATINAUD et Nikos SMYRNAIOS relèvent, via une comparaison entre les modes d’appropriation de Facebook, que ce réseau socionumérique permet de conjuguer des domaines d’action complémentaires concernant l’appel à la mobilisation partisane, la promotion des sujets candidats et la diffusion des programmes politiques.

Ces deux articles partagent ainsi avec la plupart des contributions réunies dans le dossier thématique l’appui sur des corpus authentiques qui sont issus du web, surtout des réseaux sociaux, et leur traitement automatique.

[Alida M. SILLETTI]