Camille Noûs (dir.), Le travail et ses maux

di | 15 Febbraio 2023

Le travail et ses maux, dossier coordonné par la revue Mots. Les langages du politique et Camille Noûs, n°126/2021.

Le titre à double entrée de ce dossier de la revue Mots. Les langages du politique se veut une réflexion en deçà et au-delà du projet de publication réalisé car il se situe à l’intersection du sens propre et du sens figuré. Ainsi, l’enquête socio-économique, linguistique et politique ici déployée intercepte les revendications jaillissant des mots et des maux de l’époque contemporaine que des travaux récents continuent de mettre en évidence (Dujarier, 2021, D’Iribarne, 2022 entre autres)[1]. En effet, suite aux manifestations de l’automne 2019, la revue s’est engagée dans la défense de « l’autonomie de la recherche et de l’édition scientifique » et a lancé ce numéro portant sur « le travail et ses mots » (sic), décidant d’anonymiser la co-direction (signée par la rédaction et Camille Noûs) et de renouer ainsi avec une pratique ancienne pour contrer « les effets délétères de la bibliométrie » sur les SHS. S’interroger collectivement sur la question du travail permet ainsi de replacer les attaques contre la recherche et l’enseignement dans un contexte plus large affectant le service public et les droits sociaux.

Ce dossier de la revue est organisé en deux parties. La première, incluant trois contributions, explore Les avatars du discours néo-managérial ; la deuxième, à travers trois articles, interroge Les langages de la résistance et de la contestation. Ces parties sont précédées d’un article en guise d’introduction sur Le néo-management et ses mots : impositions, appropriations, contestations.

Dans la première partie, les secteurs privé et public offrent un terrain d’enquête mouvant et varié pour analyser la pénétration du discours managérial dans la sphère économique, juridique et institutionnelle et pour mesurer son degré de vitalité, en dépit des échecs du néolibéralisme. 

Samir Bedreddine et Camille Noûs s’intéressent aux discours sur l’innovation qui se diffusent dans les entreprises grâce à la création de services ou de départements spécifiques où les « managers de l’innovation » développent des pratiques langagières qui contribuent à alimenter et à cristalliser le discours managérial visant à concilier la production organisée et l’autonomie salariale. A partir de l’analyse de trois grandes entreprises françaises (Energéo, BatiCorp, Rés’O), ils s’attaquent à détecter les stratégies linguistiques et discursives mises en place pour la promotion de l’innovation souvent basées sur des « traductions abusives du langage managérial anglo-saxon ». Leur recherche empirique révèle les tensions entre organisation et innovation, la légitimation de ce discours n’étant pas évidente et passant par l’expertise et la hiérarchie. Cette recherche montre, aussi, comment l’acculturation des salariés à l’aide de méthodologies spécifiques permet de propager l’innovation bien que les résistances soient nombreuses (Dire et diriger l’innovation pour transformer l’organisation du travail, pp. 15-32).

Dans une perspective sociologique, Dominique Maillard et Camille Noûs étudient le discours de la transformation du travail à travers le langage de l’engagement élaboré par les organismes offrant des missions de service civique. Les dénominations des intitulés de mission sont analysées, à partir d’un corpus d’annonces collectées sur le site de l’Agence nationale du service civique. Ensuite, par le biais du logiciel Sphinx, un repérage du lexique associé à ce travail est réalisé pour identifier des figures émergentes. Enfin, une mise en contexte et une analyse de contenu thématique sont développées. Les résultats de cette analyse montrent que, souvent, les énoncés promettant le changement masquent, de fait, les mots traduisant les normes traditionnelles du travail (Les habits neufs du travail : l’offre de missions de service civique, pp. 33-52).

Le rapport entre tradition et modernisation néo-managériale est au cœur des recherches d’Isabelle Huré et Camille Noûs, qui se penchent sur les institutions françaises, notamment sur la Cour de Cassation et les audiences de rentrée tenues par les procureurs généraux et les premiers présidents. Les auteures s’intéressent en particulier à la construction discursive de l’ethos des juges lors de ces audiences solennelles qui se sont déroulées dans un contexte politique de transition (1980-2020), marqué par des réformes dites de modernisation de la justice obligeant l’institution judiciaire à se penser selon les termes de la « rationalité de type managériale ». Leurs productions discursives ne s’inscrivent pas dans le registre du combat idéologique contre les réformateurs ; au contraire, ces hauts magistrats deviennent des acteurs de la mise en œuvre de ces réformes, en projetant une image de soi à la fois de garants de la continuité et de l’unité du droit et de garants de la modernisation de la Cour. Ce double discours se structure autour de l’affirmation d’un ethos de continuité, ce qui permet aux chefs de la Cour de Cassation d’éviter des tensions idéologiques, de répondre à leur devoir professionnel et de garantir le « changement dans la continuité » (Les hauts magistrats et l’« entreprise Justice », pp. 53-70).  

Si les trois premières contributions révèlent une appropriation du discours managérial de la part des instances examinées par des stratégies d’hybridation avec leurs propres référentiels (la start-up pour les managers de l’innovation, le bénévolat pour les missions de service civique, la justice pour les magistrats de la Cour de Cassation), la deuxième partie du dossier fait émerger les résistances et les contestations que le travail et ses discours font circuler.

Agnès Vandevelde-Rougale et Camille Noûs examinent les caractéristiques linguistiques de l’expression « pas dupe », son fonctionnement et sa circulation, ainsi que son épaisseur et sa mise en relief. Sa dimension pragmatique, comme support de réaffirmation subjective et de construction d’un locuteur collectif sur une scène polémique, permet de mettre en lumière son potentiel subversif. En adoptant une perspective interdisciplinaire, à la croisée de l’analyse du discours, des sciences de l’information et de la communication, de la sociologie clinique, les auteures analysent des occurrences singulières de cet énoncé et ses reformulations paraphrastiques (« ils nous prennent pour des cons », « on ne m’la fait pas », etc.) afin de détecter leur emploi contestataire du discours managérial. Bien que la diffusion du discours managérial – au-delà des frontières sectorielles, organisationnelles, nationales et linguistiques – contribue à l’uniformisation du langage au travail, il faut noter que cette formulation permet de creuser l’écart entre discours de pouvoir et réalité matérielle pour faire émerger les dissonances et les ambivalences des pratiques communicationnelles dans les organisations. En outre, la répétition de cet énoncé peut alerter sur l’importance « de l’ancrage des discours d’autorité dans la réalité concrète pour préserver leur légitimité » et encourager à repenser la communication « de et dans les organisations » (« Nous ne sommes pas dupes » : une co-énonciation contestataire, pp. 71-89).

Le contexte sanitaire de la pandémie, et plus précisément la situation dramatique des EHPAD en France, constitue le point de départ de l’étude de Sophie Béroud, Cristina Nizzoli et Camille Noûs. Elles s’intéressent aux usages du mot maltraitance et de ses dérivés (maltraitant, maltraité…) dans un corpus composé de livres de témoignage écrits par des salariées, tout en le comparant à un corpus de presse syndicale et à la parole du personnel soignant, recueillie à travers une trentaine d’entretiens semi-directifs. L’analyse des stratégies discursives montre que l’emploi du mot maltraitance, et plus encore du syntagme maltraitance institutionnelle, est corrélé aux positions socio-professionnelles des locutrices et à leurs trajectoires personnelles. La construction de l’ethos discursif passe par la légitimation de leur parole et l’intégration de leurs destinataires à un « univers de sens », celui du soin opposé à la maltraitance inscrite dans le registre de l’émotion et de la souffrance. L’étude des usages du syntagme maltraitance institutionnelle permet d’éclairer la manière dont il peut constituer « un opérateur d’imputation de la responsabilité » et de faire émerger d’autres stratégies de mise à distance, telles que l’euphémisation (le néologisme non-traitance) et le renversement (la revendication de la bientraitance). Cela permet également de restituer l’interdiscours dans lequel ces récits biographiques se greffent (Parler du travail en EHPAD pour mettre à distance la maltraitance, pp. 91-108).

A partir d’une analyse des discours portant sur la parité au sein de la Fédération Syndicale Unitaire (FSU) et de deux syndicats enseignants qui lui sont affiliés, Zoé Haller et Camille Noûs étudient la manière dont les combats féministes sont perçus par les militants et pris en charge par les organisations syndicales. En s’appuyant sur une enquête par observations et entretiens et sur l’analyse qualitative des textes issus des congrès syndicaux et des bulletins publiés par la Fédération, les syndicats et le secteur Femmes de la FSU, elles mettent au jour les contradictions du discours syndical sur l’égalité femmes/hommes au travail. Si, d’une part, les syndicats ont intégré cette question dans leurs combats, d’autre part ils se révèlent plus réticents lorsqu’il s’agit d’appliquer ces termes à l’intérieur de l’organisation. Sur le plan discursif, la mobilisation de la notion de parité, conçue en termes mathématiques (« l’égale représentation de chaque sexe au sein des instances syndicales ») ou réglementaires (« des mesures contraignantes pour garantir cette égalité »), fait preuve d’une relative banalisation des enjeux féministes au sein de la FSU. Tout de même, les prises de distance qu’elle entraîne pourraient refléter la dépolitisation de la revendication de l’égalité des sexes et l’« évacuation des enjeux politiques associés au paritarisme » (Dire les inégalités et porter le combat féministe dans les organisations syndicales, pp. 109-126).


[1] Cf. Dujairier M.A., Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée, Paris, PUF, 2021 et D’Iribarne, Le grand déclassement. Pourquoi les français n’aiment pas leur travail, Paris, Albin Michel, 2022.

[Maria Margherita MATTIODA]