Annette BOUDREAU, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970

di | 15 Febbraio 2023

Annette BOUDREAU, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, éd. Prise de parole, 2021, pp. 224.

L’ouvrage d’Annette Boudreau se présente comme un essai articulé autour de deux lignes directrices qui se croisent et s’enrichissent mutuellement. D’une part, afin de dégager les idéologies dominantes qui sont à l’origine des sentiments de honte et d’insécurité linguistique ressentis par les Acadiens, Boudreau décrit, dans une perspective sociolinguistique, les discours sur le français parlé en Acadie à partir d’un corpus d’articles publiés dans la presse acadienne dans la période 1867-1970. De l’autre, cette description et cette analyse extrêmement fines sont enrichies de renvois à l’expérience personnelle de l’autrice, ce qui confère à l’ouvrage une épaisseur et une solidité remarquables.

Dans l’« Introduction » (pp. 7-35), Boudreau illustre l’objectif de sa réflexion : ayant constaté un fort sentiment d’insécurité linguistique chez les Acadiens, l’autrice interroge « les mécanismes historiques et sociaux à l’œuvre pour expliquer certaines idéologies qui ont eu cours dans l’histoire » (p.10) et qui ont abouti à une catégorisation des gens à partir de leur façon de parler : ceux qui parlent bien et ceux qui parlent mal. La stigmatisation du parler acadien est tellement forte qu’elle provoque un sentiment de honte chez les locuteurs. Afin de comprendre la façon dont ces sentiments se sont élaborés au fur et à mesure, Boudreau choisit d’explorer la presse acadienne dans la période 1867-1970 dans la mesure où celle-ci permet d’observer la circulation des discours. À partir d’un corpus d’articles tirés de l’Évangeline et du Moniteur acadien et portant notamment sur les accents, l’autrice se propose de revenir sur le parcours qui a amené à l’élaboration de représentations linguistiques stigmatisantes. L’on regrettera toutefois l’absence d’une définition du concept d’« accent » qui a dans l’ouvrage une acception très large. En effet, il semble inclure non seulement la prosodie mais aussi les façons de parler et tout ce qui a trait au lexique. Cependant, les nombreuses études menées à ce sujet (Gasquet-Cyrus 2010 et 2012 ; Glottopol 2019) auraient permis de mieux cerner les phénomènes étudiés et d’opérer une distinction entre prosodie et lexique.

Dès l’introduction, les nombreux renvois à Bourdieu permettent de comprendre que la démarche adoptée pour l’analyse est de nature sociolinguistique : les pratiques langagières, en effet, sont toujours étudiées en relation avec le tissu social dans lequel elles s’inscrivent. Les travaux de Bourdieu seront en effet mobilisés à plusieurs reprises tout au long de la réflexion de Boudreau.

Dans le premier chapitre (« De 1867 à 1910 : une première prise de parole publique. Le début ou la fin du silence ? », pp.37-68), Boudreau revient sur l’histoire de la langue française en Acadie : elle souligne que la naissance d’une conscience linguistique se situe à la fin du 19ème siècle et correspond au moment où les Acadiens se reconnaissent comme un peuple. Les premiers débats sur la langue trouvent un espace dans Le Moniteur acadien, premier journal acadien paru en 1867. Les premiers textes témoignent de la volonté de construire une identité acadienne autour de deux piliers : la religion catholique et la langue. Mais celle-ci pose problème. La plupart des articles publiés dans cette période insiste sur le lien avec la France, référence incontournable afin de légitimer des pratiques linguistiques qui ne correspondent pas au modèle attendu. En effet, dans les premiers articles qui décrivent le français acadien les archaïsmes sont valorisés tandis que les emprunts à l’anglais y sont stigmatisés et considérés comme une atteinte à la pureté de la langue. Cependant, certains (c’est le cas de Pascal Poirier) cherchent à évaluer le français parlé en Acadie à partir « des conditions de production politiques et sociales » (p.57) et considèrent donc les emprunts à l’anglais comme indispensables pour indiquer des réalités nord-américaines. L’importance du lien avec le français hexagonal et la représentation des anglicismes en tant que péril sont au premier plan aussi dans les articles parus dans l’Évangeline. En général, les articles publiés dans la période considérée (1867-1910) soulignent le rôle du français dans la création d’une identité nationale mais commencent à manifester la nécessité d’améliorer le statut du français.

Dans le deuxième chapitre (« De 1910 à 1950 : une double honte », pp. 69-105), Boudreau observe que le lien avec la France est encore très fort et souvent mobilisé pour exhorter les Acadiens à améliorer leur langue, ce qui aboutit à renforcer un sentiment d’insécurité linguistique. La volonté d’insuffler au français une nouvelle vie s’accompagne, d’après l’autrice, d’un projet de standardisation du français pour qu’il se rapproche de celui qui était parlé dans les autres pays francophones. Il n’en reste pas moins que l’influence de l’anglais continue de s’exercer et va à l’encontre de l’idéologie dominante du standard. Les Acadiens, tout comme les Québécois, sont pris dans une double contrainte : d’une part, il est question d’attribuer au français parlé au Canada le statut du vrai français ; de l’autre, il s’agit d’éliminer les anglicismes pour que ce français ressemble davantage au français hexagonal. Dans la période considérée l’on assiste aussi à une augmentation de chroniques sur la langue que ce soit au Québec ou en Acadie. En Acadie, ces chroniques visent non seulement à corriger les anglicismes mais contiennent souvent des commentaires négatifs sur les usages observés. Deux discours, qui se déploient dans deux directions opposées, coexistent : l’un qui prône un modèle puriste, l’autre qui cherche à légitimer le français parlé en Acadie avec ses particularités. Ces deux discours vont évoluer au fil du temps de sorte que, autour des années 1918-1919, les chroniques essaieront de rehausser le français acadien souvent assimilé à un patois mais aussi de le corriger et de le rendre plus moderne. Ceci ne va pas sans provoquer des conséquences importantes au niveau social, la langue étant un facteur d’inclusion et/ou d’exclusion en même temps. Autrement dit, la valorisation du modèle du français standard au détriment de la variété locale complexifie les relations des individus par rapport à leur groupe d’appartenance, en ce que la maîtrise de la variété valorisée les rend étrangers à leur groupe. Ces représentations suscitent des sentiments de honte. Ceux-ci s’exercent dans les deux sens : la honte de bien parler, ce qui peut aboutir à l’exclusion du groupe d’appartenance ; et la honte de mal parler, d’être stigmatisés. Autour des années 20, c’est le chiac qui est critiqué et dévalorisé. Ensuite, après la deuxième guerre mondiale, les chroniques de langue focalisent le discours concernant le bilinguisme, l’assimilation à l’anglais et l’acculturation.

Le chapitre suivant (« Les années 1950 et le début des années 1960 : francisation et bilinguisme. La difficile conciliation », pp. 107-154) propose une réflexion sur les enjeux du bilinguisme. Le déplacement dans les villes pour trouver un travail implique une valorisation de l’anglais, langue de travail. Le bilinguisme est donc envisagé au début comme la seule voie pour donner de la visibilité aux francophones, voire pour leur assurer une existence, mais il est aussi considéré comme étant responsable de la faible qualité du français. Les Acadiens restent prisonniers d’une double contrainte même si les paramètres ont changé : ils sont obligés d’adopter l’anglais dans les situations formelles mais, en même temps, ils ressentent un sentiment de culpabilité et de trahison à l’égard du français. En outre, les tentatives de corriger ce français -nourri d’anglicismes et caractérisé par une prononciation molle – pour qu’il s’aligne sur le français parisien sont encore fortes. Il s’agit donc d’un bilinguisme déséquilibré, qui aboutit au silence des francophones ; silence que Boudreau a vécu et qu’elle décrit à travers le renvoi à son expérience personnelle. L’adoption en 1969 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick et qui fait du Nouveau-Brunswick la seule province canadienne officiellement bilingue, n’aboutit pas non plus à un bilinguisme effectif. Encore une fois, l’anglais est la langue dominante. Dans la dernière décennie (1950-1960), les discours sur le bilinguisme remarquent l’absence d’équilibre entre les langues concernées : la nécessité d’adopter la langue de l’autre, celle-ci étant plus puissante sur le plan économique, et l’intériorisation du discours méprisant à l’égard de sa propre langue considérée comme inapte, amènent, encore une fois, au silence.

Dans le chapitre 4 (« La fin des années 1960 : ruptures et remises en question », pp.155-177), Boudreau décrit la rupture avec les valeurs prônées dans les années précédentes, à savoir celles qui relient la langue à la religion catholique et l’entente avec les dominants anglophones. La décennie 1960-1970 est caractérisée par le débat au sujet des inégalités entre francophones et anglophones. Les francophones, notamment, se perçoivent désormais comme des « bâtards linguistiques », représentation qui se rattache au fait de ne parler aucune langue de façon correcte, d’être dépossédé de sa langue maternelle et de ne pas maîtriser la langue de l’autre.

Boudreau commence le chapitre 5 (« Après les années 1970 : le début d’une réappropriation, le réveil des dead ducks », pp. 179-197) en décrivant le parcours personnel qui l’a amenée à l’insécurité linguistique et, ensuite, au silence. L’autrice revient sur le concept de « bâtard linguistique », évaluation dépréciative qui ne peut pas ne pas affecter les individus. Mais des revendications commencent : les documentaires L’Acadie, l’Acadie ?!? et L’éloge du chiac, tout comme la publication du roman de A. Maillet La Sagouine ont amené à une rupture avec les représentations dominantes. Les conditions sociales ont changé et ont rendu possible de nouveaux discours légitimant la diversité linguistique. Le chiac est désormais accepté et considéré comme ayant une valeur identitaire.

Dans les Conclusions (pp. 199-205) Boudreau revient sur la structure du volume et sur le contenu de chaque chapitre et amorce une ouverture à l’époque contemporaine : « qu’en est-il aujourd’hui ? » (p. 202) se demande l’autrice. La situation a évolué mais n’est pas résolue une fois pour toutes, ce qui est normal pour une langue, pourrait-on ajouter. Des épisodes qui remettent en cause la légitimité d’une variété ou de l’autre peuvent se produire à n’importe quel moment. Il n’en reste pas moins que ces discours ont favorisé le développement d’une conscience métalinguistique, celle-ci pouvant aider les sujets à mieux réfléchir sur leur positionnement.

Les conclusions sont suivies d’un épilogue où l’auteur revient sur son expérience personnelle de recherche d’une légitimation de ses façons de parler et d’une bibliographie riche et à jour.

[Chiara MOLINARI]

Références bibliographiques

Candea Maria, Planchenault Gaëlle, Trimaille Cyril (éds.) (2019), Accents du français : approches critiques, Glottopol, 31

Gasquet-Cyrus Médéric (2010), « L’accent : concept (socio)linguistique ou catégorie de sens commun », dans H. Boyer (dir.), Pour une épistémologie de la sociolinguistique, Lambert Lucas, Limoges, pp. 179-188.

Gasquet-Cyrus Médéric (2012), « La discrimination à l’accent en France : idéologies, discours et pratiques », Carnets d’Atelier de Sociolinguistique, 6, pp. 227-246.