Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, Nous et les autres animaux

di | 14 Febbraio 2023

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Nous et les autres animaux, Limoges, Lambert-Lucas, 2021, pp. 620.

En France, la question animale est devenue un objet d’enquête scientifique à part entière seulement au cours des dernières années : au-delà des sciences du vivant, ce sont désormais les sciences humaines à faire pencher la balance en faveur des animal studies, acclimatés au panorama culturel et scientifique français. Catherine Kerbrat-Orecchioni a relevé ce défi, en proposant dans ce gros volume les bases d’une « zoolinguistique entendue au sens large » (p. 13). La chercheuse est bien consciente du double écueil qui pourrait miner son entreprise : d’un côté, la mosaïque des savoirs qu’il faut maîtriser afin d’encadrer d’une manière solide la question animale n’est pas du tout simple à manier ; de l’autre, la nécessité d’une prise de position éthique ou politique sur la question animale, ce positionnement venant se greffer sur la démarche scientifique. En s’appuyant sur une énorme bibliographie transdisciplinaire sur le sujet, l’auteure se donne alors comme objectif de combler le retard des disciplines linguistiques quant à l’irruption de la question animale. Dans son « Avant-propos » (pp. 9-20), Kerbrat-Orecchioni plaide en faveur de sa démarche zoolinguistique à partir du « postulat originel » qu’elle va d’abord encadrer à partir de l’éthologie et de la philosophie : l’existence d’un abîme infranchissable entre l’espèce humaine et les autres espèces animales. C’est contre les aprioris issus de cette « grande barrière » ontologique, comme la dirait Jean Giono, que la chercheuse construit son argumentation : ces préjugés sont au fondement du « spécisme », tout en étant « profondément enracinés dans l’inconscient collectif, fossilisés dans la langue, et infiniment déclinés dans les discours en tous genres » (p. 18). Le volume, dont le titre est un clin-d’œil à l’essai de Todorov (Nous et les autres), est divisé en trois parties : « Regards croisés sur la question animale » ; « Approches lexicale, argumentative et discursive » ; « De l’éthique à la pratique ». La scansion des chapitres qui composent chaque partie est particulièrement bien calibrée : trois chapitres pour chacune des parties, pour un total de neuf chapitres.

La première partie (pp. 21-195) s’intéresse à cette « césure » fondatrice entre l’être humain et l’animal, que Kerbrat-Orecchioni aborde respectivement à partir de la philosophie, de l’éthologie, de la zoosémiotique et par un détour nécessaire par la littérature. L’auteure se concentre d’abord sur les raisons philosophiques, historiques voire religieuses qui ont produit la summa divisio entre l’homme et l’animal. Elle présente d’abord la position de Descartes, le père de l’hypothèse discontinuiste ou mieux « rupturiste » : défini comme un automate dépourvu de raison, l’animal selon Descartes mérite un traitement différent parce qu’il est radicalement différent de l’être humain par sa nature. Peu importe que Descartes ait émis cette hypothèse sans la préconiser comme doctrine : c’est du succès de son affirmation que le spécisme est né. Kerbrat-Orecchioni s’appuie notamment sur les travaux de la philosophe Élisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes, 1998) pour reconstruire le passage de la différence à la supériorité ontologique de l’homme par rapport aux animaux. Dans le panorama français, la relative absence des bêtes dans le discours philosophique jusqu’à une époque très récente prouve la résistance de la théorie rupturiste. Avec la publication de L’Animal que donc je suis en 2006, Derrida a sans aucun doute marqué un tournant dans la réflexion philosophique sur l’animal ; c’est alors par un passage obligé par l’éthologie et, en particulier, par certaines découvertes récentes, que Kerbrat-Orecchioni commence habilement à éroder les bases de la théorie spéciste. La chercheuse retrace les difficultés initiales rencontrées par l’éthologie (celle de Konrad Lorenz, pour ne citer que lui), à savoir la défiance imposée par le béhaviorisme, le courant dominant en psychologie à partir de 1950. Par la suite, elle retrace les étapes de l’éthologie post-béhavioriste, avec notamment la priorité accordée à l’observation de l’animal en son milieu naturel – le principe d’immersion se traduisant alors dans une éthologie de terrain – et la réévaluation de l’empathie comme instrument de travail afin d’adopter le point de vue de l’animal. Des méthodologies mixtes sont donc à l’honneur : les éthologues, travaillant de concert avec les psychologues ou les chercheurs en neurosciences, ont pu réévaluer les aptitudes cognitives (intelligence pratique, mémoire, présence des neurones-miroirs chez les grands singes), socio-relationnelles (importance de l’empathie dans sa double forme, affective et cognitive, pour expliquer leurs comportements sociaux) et émotionnelles des bêtes. Ce qui est spécifique à l’espèce humaine, c’est sa capacité à nommer les émotions. En s’approchant de la question des « langages » animaux, Kerbrat-Orecchioni présente la zoosémiotique en tant que science des signes animaux : elle souligne qu’une révision à la hausse des aptitudes communicatives des bêtes est une constante des résultats de cette discipline pourtant jeune. Même si l’espèce humaine est la seule espèce linguistique, des rudiments des fonctions conative et expressive du langage existent bel et bien chez certaines espèces animales. Ensuite, elle se penche sur la communication animal/humain, en insistant sur le fait que ces échanges qui ne sont pas nommables comme conversations réalisent toutefois des interactions interspécifiques. Si la cognition animale est un acquis que traduit aussi le néologisme « sentience », si l’adaptabilité et l’existence de personnalités individuelles chez les bêtes montrent qu’un changement de paradigme est en cours, c’est que la césure originelle est bousculée de tous côtes. Le troisième et dernier chapitre de cette section présente la définition de l’Umwelt (J. von Uexküll) qui a renouvelé l’approche éthologique, et les diverses stratégies afin d’accéder au « milieu » propre à une bête. En ce sens, la notion d’empathie est pertinente, à partir de la redéfinition proposée par Alain Berthoz et Gérard Jorland, qui l’ont définie comme le passage d’un référentiel « égocentré » à un référentiel « allocentré ». En s’appuyant alors sur la théorie du point de vue (PDV) développée par le linguiste Alain Rabatel, tout comme sur les travaux de la stylisticienne Sophie Milcent-Lawson sur la « zoographie » (elle ne cite toutefois que dans une note les travaux d’Anne Simon sur la zoopoétique), Kerbrat-Orecchioni propose un florilège d’exemples tirés de la littérature (de Jack London à Virginia Woolf, de Maurice Maeterlinck à Thomas Mann) : par le biais de conditions énonciatives variées, les inventions des écrivaines et d’écrivains permettent d’accéder du moins partiellement au « monde propre » d’une bête et surtout de « les restituer, c’est-à-dire les mettre en mots » (p. 151). La chercheuse examine les différentes typologies d’inscription du point de vue animal au sein du discours littéraire, avec des remarques très intéressantes sur le lexique, « foncièrement inadéquat pour restituer le point de vue animal » (p. 163), en partant de la description externe pour arriver à l’animal-énonciateur et à l’animal-locuteur. Elle détaille ainsi les ressources des écrivains, partagés entre l’audace (Louis Pergaud, Colette) et l’ironie (d’un Éric Chevillard, entre autres), sans oublier les formes littéraires de l’engagement pour la cause animale. Cette section se termine sur un résumé des travaux d’Éric Baratay sur l’histoire animale.

La deuxième partie de l’essai (« Approches lexicale, argumentative et discursive », pp. 197-380) s’ouvre sur une riche palette d’exemples tirés du lexique français. C’est bien « la tyrannie de la doxa telle qu’elle est véhiculée par la langue » (p. 234) qui est visée par Kerbrat-Orecchioni, qui montre comment le vocabulaire et les locutions figées ayant trait aux animaux montrent le plus souvent une approche défavorisante des bêtes. C’est que la césure originelle est depuis longtemps fossilisée dans la langue, en contribuant ainsi à la survie des préjugés. La polysémie du terme « animal » est alors investiguée (les deux sens d’ « animal » répertoriés par les dictionnaires signalant l’inclusion ou l’exclusion de l’être humain) ; de même, elle expose tout le vocabulaire animalier renvoyant au soupçon d’anthropomorphisation ou bien à son contraire, l’ « anthropodéni » (peut-on parler du « visage » d’une bête ?). Le risque d’un « spécisme terminologique » est évident si l’on parcourt les connotations, souvent négatives, issues des noms d’animaux (« laid comme un pou ») : aux hommes bestialisés correspondrait alors l’autre tendance examinée par Kerbrat-Orecchioni (« les animaux chosifiés » du jargon de l’élevage industriel, par exemple) : c’est que les mots d’une langue sont rarement neutres, et « non content[s] de refléter certaines représentations collectives du monde, les impose[nt] insidieusement aux locuteurs » (p. 247). La chercheuse consacre ensuite un chapitre aux principaux arguments utilisés autour de la question animale, en se penchant aussi sur les valeurs qui soutiennent les argumentations d’une part et de l’autre de ce véritable champ de bataille. Elle a soin de relever et d’analyser les principaux types d’arguments utilisés par les « animalistes » tout comme par les « anti-animalistes » : l’argumentation causale ; les configurations analogiques, grâce auxquelles on peut débattre autour d’un terme comme « zoocide » qui n’est pas sans évoquer l’idée de « génocide ». Par l’analyse d’une formule devenue courante (l’ « éternel Treblinka » de l’élevage des bêtes), elle se penche sur la similitude, souvent évoquée, entre la souffrance imposée aux animaux par l’élevage industriel aussi bien que par le caractère massif de leur tuerie et les camps nazis. De même, l’auteure montre la pertinence des arguments d’autorité (le fait que des personnalités considérées plus ou moins prestigieuses soutiennent une thèse animaliste ou bien son contraire). Elle se penche en particulier sur les configurations polémiques que l’on retrouve dans deux essais récents qu’elle n’hésite pas à définir comme pamphlétaires (celui de Paul Ariès sur le véganisme et celui de Jean-François Braunstein, auteur de l’essai La philosophie devenue folle, intéressant non seulement pour la question animale), qui ont en commun le fait de dénoncer, avec des modalités différentes, ceux qui tentent de réduire la césure originelle. Une étude de cas est enfin présentée, concernant les stéréotypes argumentatifs que l’on trouve dans un Manuel de conversation pour un débat sur le véganisme,disponible sur un blog, avec une analyse des arguments pour ou contre le véganisme : la spécialiste de l’analyse du discours décortique la séquence dans le détail. Cette section s’achève sur la présentation de quatre positionnements différents au sein du débat opposant les « continuistes » aux « rupturistes » : c’est alors une « petite cartographie » (p. 327) que Kerbrat-Orecchioni propose, de l’anti-animalisme radical à l’animaliste antispéciste, en passant par deux niveaux intermédiaires (l’anti-animaliste tempéré et l’animaliste spéciste). Elle analyse quatre essais récents qui seraient représentatifs de ces positionnements, par le biais d’une enquête lexicale et argumentative : elle approfondit enfin le sémantisme des termes récurrents s’opposant dans ce débat, à savoir « humanisme » versus « animalisme » et « spécisme » versus « antispécisme ».

« De l’éthique à la pratique » est le titre de la troisième partie de l’essai (pp. 383-574) : celle-ci est consacrée à la question de l’éthique animale, que Kerbrat-Orecchioni redéfinit comme « pathéthique » à partir de l’ « émergence d’une nouvelle sensibilité à la sensibilité des animaux » (p. 380). La chercheuse commence en détaillant une série de témoignages concernant la souffrance animale : en s’appuyant sur la réflexion des philosophes (de Schopenhauer à Derrida), tout comme sur le témoignage issu des enquêtes (documents écrits et visuels) aussi bien que des textes littéraires, elle se penche en particulier sur la souffrance des bêtes dans les abattoirs, en montrant « le caractère industrialisé et taylorisé de la mise à mort » (p. 390) des animaux. De même, c’est par la récurrence des mêmes tournures imagées (« enfer », « torture de masse ») qu’elle établit le parallèle entre les abattoirs et les lieux où l’élevage industriel des animaux s’exploite. Ensuite, elle réfléchit sur la prétendue indifférence envers la souffrance animale, qui caractérise les abatteurs aussi bien que les vivisectionneurs travaillant dans les laboratoires. Enfin, elle montre d’un côté que l’anempathie de l’individu lambda est fondée sur de facteurs divers, « allant de l’ignorance à l’indifférence totale en passant par diverses formes de déni » (p. 416), de l’autre que l’existence d’une « hyperempathie » est souvent traitée comme une hypersensibilité (le cas de Brigitte Bardot est alors étudié). Avec adresse, Kerbrat-Orecchioni poursuit son plaidoyer passionné avec des considérations de morale appliquée, ou mieux de « pathétique pratique » (p. 442), attentive aux compromis nécessaires (entre le gain et le dommage), et en se focalisant en particulier sur trois cas emblématiques impliquant la souffrance animale : l’expérimentation animale, la chasse de loisir, la corrida, en pesant les pour et les contre. Par la suite, elle évoque les positionnements autour des animaux d’élevage, en faisant le tour des « préconisations divergentes » (p. 482). Le dernier chapitre est enfin dédié aux implications juridiques et politiques de la « cause animale » (p. 516), et détaille un panorama des mouvements à orientation animaliste et des positionnements anti-animalistes ; en quittant la France, Kerbrat-Orecchioni propose enfin un tour du monde autour de la question animale, avant de dresser un bilan – éthique, personnel aussi bien que méthodologique – issu de l’écriture de cet essai « pour les animaux » (p. 558).

En conclusion, l’essai de Kerbrat-Orecchioni, qui plaide ouvertement pour la cause animale « sans parti pris » (p. 572), est une somme non seulement vaste, extrêmement documentée et solidement argumentée, mais aussi d’un volume qui, au-delà de sa taille imposante et quelque peu redoutable, est destiné à devenir une référence sur le sujet et, en général, un outil pour repenser non seulement l’humanisme mais aussi les recherches en sciences humaines.

[Davide Vago]