Federica LOCATELLI, Françoise RIGAT (éds.), Les silences de la montagne. Littérature et discours alpins (XVIIIe-XXIe siècles),

di | 25 Febbraio 2022

Federica Locatelli, Françoise Rigat (éds.), Les silences de la montagne. Littérature et discours alpins (XVIIIe-XXIe siècles), L’Analisi Linguistica e Letteraria, Vol. 29 (1), 2021, pp. 193, https://www.analisilinguisticaeletteraria.eu/index.php/ojs/issue/view/89/113

Ce volume 29 (1) de la revue L’Analisi Linguistica e Letteraria rassemble les actes du colloque international Les silences de la montagne. Littérature et discours alpins (XVIIIe-XXIe siècle), organisé par le Département de Sciences humaines et sociales de l’Université de la Vallée d’Aoste, en collaboration avec l’Université Catholique de Milan, qui s’est tenu à l’Université de la Vallée d’Aoste le 12 décembre 2019.

Comme l’expliquent dans leur introduction (« À l’écoute des silences de la montagne ») Federica Locatelli et Françoise Rigat (Université de la Vallée d’Aoste) – organisatrices du colloque et directrices de la publication –, parler du silence de la montagne peut aujourd’hui paraître paradoxal. En premier lieu, parce que la montagne, celle des Hautes Alpes notamment, a beaucoup fait parler d’elle dans les médias, en tant que victime, ces dernières années, des conséquences du réchauffement climatique et de celles du tourisme de masse alpin qui se traduisent par la présence de nuisances sonores en tous genres. Le silence serait donc désormais en voie de disparition et non plus un élément constitutif de la haute montagne. Il faut pour cela le protéger. Par ailleurs – et c’est là l’autre paradoxe – le silence de la montagne s’apparente davantage à une rumeur constante et omniprésente qu’à une absence totale de bruits et la littérature, alpestre et pas seulement, n’a eu de cesse de mettre en mots le silence et ses nuances. Avec la pandémie de Covid-19, la montagne s’est soudainement tue et le silence retrouvé est devenu synonyme d’apaisement pour les uns et de catastrophe économique pour les autres. Ce numéro de ALL consacré aux silences de la montagne arrive donc pour les autrices à point nommé et les contributions qui y sont rassemblées révèlent toutes, par le biais de la littérature, de la linguistique, de la philosophie, les valeurs et la complexité du silence de la montagne.

Paola Paissa ouvre le numéro avec un article intitulé « Le silence et la montagne : la suggestion d’un entre-deux », dans lequel elle analyse tout d’abord l’« épaisseur sémantique » du silence, lieu de convergence d’instances éthiques et esthétiques dans la représentation qu’en font la littérature et la poésie, de l’Antiquité à nos jours. Topos littéraire, le silence y acquiert une dimension d’« entre-deux » aux multiples facettes allant de la recherche morale à l’exploration formelle, jusqu’au silence comme voie de salut. Ainsi, le silence, « intrinsèquement ambivalent » dans le quotidien comme en littérature, correspond à deux « orientations axiologiques antithétiques » : il est un élément négatif en tant qu’il inspire la peur et l’égarement (Pascal, Poe), mais il est aussi un élément positif évoquant la paix, la réflexion, la plénitude (Rousseau, Leopardi). Le silence est également absence et présence. Souvent comparé à une « broderie », il est cette « savante texture de vides et de pleins » (Anne Simon) où le plein est la parole, puisque pour parler du silence il faut recourir aux mots. Enfin, le silence sert de « seuil » entre le moi et le monde, entre le dedans et le dehors. Tout comme le silence, la montagne est un entre-deux, une « passerelle » entre la terre et le ciel, représentant classiquement tantôt le centre du monde tantôt le point le plus proche de Dieu. Dans la deuxième partie de sa contribution, Paola Paissa compare deux récits d’ascension de la montagne, Le vent à Djémila d’Albert Camus et La leçon de la Sainte-Victoire de Peter Handke, pour analyser le rôle qu’y joue le silence. Ici, l’action de parcourir l’espace intermédiaire qu’est la montée vers les sommets aboutit au souvenir, au retour et à l’écriture (entre-deux à leur tour), qui ne peuvent se réaliser que par et dans le silence. Chez Camus et Handke, comme chez Pétrarque, l’ascension permet aux hommes de « se délaisser d’eux-mêmes » pour atteindre l’écriture.

Marina Verna (« Proust à l’écoute de Senancour. Du silence des montagnes au silence de la musique. Question de style ») se propose d’observer par quels moyens rhétoriques (métaphore, périphrase, synesthésie) Proust et Senancour « traduisent » l’expérience du silence « et/ou » de la musique. Bien que stylistiquement, esthétiquement et philosophiquement différentes, y compris dans l’interprétation qu’elles donnent du silence, les deux écritures présentent néanmoins des points communs dans leur manière de cerner cette « langue du silence » que parlent les montagnes. Dans Obermann, face au silence des montagnes, Senancour admet ne pas avoir de mots pour le décrire. Dans La Prisonnière, Proust décrit la musique de Vinteuil comme « un retour à l’inanalysé », où « la profondeur » – c’est-à-dire le silence – aurait enfin été traduit. Comme Senancour, Proust attribue à la musique, le véritable langage de l’ineffable, la capacité de traduire le psychisme, qu’elle est « capable de re-susciter. » Sans les mots, la musique se donne comme une « transposition, dans l’ordre sonore, de la profondeur » (La Prisonnière).

Michael Kohlhauer, avec « Peindre le silence. Caspar David Friedrich (1774-1840) », choisit d’analyser, sous un angle phénoménologique et sémiotique, Le Promeneur au-dessus d’une mer de nuages (1818) du peintre romantique Caspar David Friedrich.  « Artiste silencieux » en tant qu’il « fait œuvre autour du silence, par le silence » (comme Rousseau, Senancour, Blake). Par quels moyens formels et esthétiques réussit-il à donner à voir le silence ? Comment traduit-il la quête d’une présence de l’être, face au silence du monde ? Le choix du « lieu », du « motif » (une nature vierge, désocialisée et antérieure à l’homme) ; la composition du paysage (le recours aux techniques du Stilleben – de la nature morte – et de la synesthésie) ; la position des « personnages » (absents, décentrés, isolés) ; la perspective dite « de dos » sont autant de signes qui traduisent une esthétique du silence ou de la « présence silencieuse ». Friedrich peint avec « l’œil intérieur », posture nouvelle, dans une tentative originale de « retrouver dans le silence originel de la création la présence réelle ou rêvée de l’être à soi et au monde ».

Dans « ‘Tant de choses qui ne s’expriment pas’ : tentatives de description du paysage alpestre dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles »), Federica Locatelli focalise son attention sur le récit d’ascension, lequel connaît un bouleversement esthétique entre le tournant des Lumières et l’affirmation du courant romantique, et plus précisément sur l’inadéquation et l’insuffisance du langage, exprimées comme telle par les auteurs eux-mêmes, à décrire la montagne et l’impact de la « rencontre-choc » avec elle, objet « exotique » suscitant fascination, incompréhension, effroi, indicibilité. À partir d’exemples représentatifs – tirés de récits de voyage de J.-Cl. Gorjy, M.-T. Bourrit, V. Hugo, B. de Saint-Pierre, H.-B. de Saussure, Th. Gautier, etc. – décrivant le paysage de la montagne, l’auteure s’attache à analyser cette raréfaction de la parole dans la technique descriptive et dans la construction d’une esthétique des sommets alpins. Analogies, métaphores filées, hyperboles, circonlocutions, périphrases métaphoriques, métaphores architecturales, emprunts de termes régionaux sont les techniques utilisées par les auteurs pour pallier les difficultés expressives, pour remédier au silence auquel les réduit la montagne inédite et encore mal connue. L’auteure voit dans ce silence une impossibilité simulée et réelle de dire.

La contribution d’Alain Guyot se penche sur Louis-François-Élisabeth Ramond de Carbonnières (1755-1827), figure un peu oubliée aujourd’hui mais qui fut l’un des premiers hommes des Lumières à témoigner de son expérience de la haute montagne alpine. Intitulée « Les paradoxes du silence alpin chez Ramond de Carbonnières », elle interroge notamment l’expérience primordiale effectuée par Ramond dans les sommets de la Suisse centrale au cours de laquelle il s’applique à comprendre et décrire les éléments, dont le silence fait partie, qui caractérisent « les hautes Alpes », terra incognita à la fin des Lumières. C’est sur ce silence, sur la façon dont Ramond le perçoit, sur l’attention qu’il lui porte, sur le caractère si particulier qu’il lui attribue qu’elle entend analyser. Car Ramond est peut-être le premier à en faire la caractéristique même du paysage alpin. Le silence, paradoxal, est saisi dans un espace où « tout […] rappelle l’idée du mouvement et du bruit », et il incarne aux yeux de l’auteur l’image du cycle naturel car c’est de l’espace de mort où il règne que naissent toutes les formes de vie sur terre ; mais l’homme n’a pas sa place dans cet environnement hostile. C’est de ce silence paradoxal que Ramond tire sa vision complexe de la montagne.

Pascale Janot (« Le silence ‘prodigieux’ des montagnes dans Siloé de Paul Gadenne »), se propose d’analyser dans Siloé (1941), le premier roman fortement autobiographique de Paul Gadenne, la façon dont le romancier joue la gamme des silences de la montagne. Élément constitutif de toute l’œuvre romanesque de Gadenne, le silence participe pleinement, dans cette première œuvre, de la poétique du paysage de la montagne que Simon Delambre, le personnage principal, sillonne et décrit. Atteint de tuberculose, ce jeune et brillant helléniste doit tout quitter pour se rendre au sanatorium du Crêt d’Armenaz et mener sa quête intérieure par la contemplation de la nature, à l’épreuve du silence. Du silence contenu et rompu par les bruits humains du début du récit, on passe au silence contenant, absolu de la montagne qui ne laisse percevoir que l’essentialité des sons de la nature. Soumis à ce silence-là, thérapeutique, immergé dans cet absolu, l’humain se tait, est réduit au silence. Une cartographie du silence est établie dans cet article, qui s’apparente à une parabole du silence dans laquelle s’inscrit celle du personnage de Simon Delambre. En faisant l’expérience profonde du silence, il guérira et atteindra à cette conscience de participer pleinement au monde, d’être et de pouvoir créer. C’est par le silence qu’il reprendra possession de ses mots, de sa vie.

Davide Vago (« Les périphrases du silence chez Ramuz : le rythme de l’indicible »), analyse le silence dans deux romans de l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), La Grande Peur dans la montagne (1926) et Si le soleil ne revenait pas (1937). Ramuz, l’écrivain des montagnes par antonomase, rompt délibérément avec les stéréotypes romantiques sur la montagne : elle n’est qu’un chaos fait de pierres et de glaces, le royaume de la mort, et son silence cache la menace d’un cataclysme assourdissant mettant en danger l’existence de l’être humain. Davide Vago observe ici les périphrases, ces « figures d’expansion » que Ramuz utilise pour évoquer le silence des hautes montagnes et traduire l’innommable, l’imprévu qui menace l’homme. Pour l’auteur, les choix stylistiques (périphrases, mais aussi métaphores, antithèses, oxymorons), parfois inédits, de Ramuz, semblent parler à notre époque de crise environnementale. Cette construction d’un silence annonçant le chaos primitif et irrévocable pour la vie humaine sur terre peut amorcer une lecture écopoétique de Ramuz.

La contribution de Jean-Baptiste Bernard, « Le silence dans ‘La Haute Route’ de Maurice Chappaz, de la contestation à l’espérance », analyse les enjeux du silence dans La Haute Route de l’écrivain et poète suisse Maurice Chappaz. Si la nature et la montagne habitent l’œuvre de Chappaz depuis toujours, le silence de la montagne n’arrive quant à lui que tardivement, mais de manière évidente, au terme d’un long cheminement qui est aussi géographique : des textes de jeunesse aux œuvres de la maturité, le cadre naturel de l’écriture s’élève, passant du champ et de la vigne aux pâturages et aux forêts, puis aux sommets. Pour le poète, la montagne n’est plus silencieuse puisque le vacarme des hommes, les discours consuméristes justifiant la destruction de la nature par l’industrie lourde, empêchent d’entendre une parole de vérité qui s’exprime non pas par des mots mais par les bruits et bruissements du paysage lesquels provoquent la parole poétique. Dire la montagne, c’est alors faire taire les discours économiques triomphants, dans une réinvention formelle et une quête métaphysique, afin de retrouver un silence intérieur.

Les deux dernières contributions de ce numéro analysent des textes promotionnels et sportifs, suivant des approches pluridisciplinaires en sémiotique et en linguistique.

Laura Santone aborde, dans « Au cœur des Dolomites Lucaniennes : isotopies et configurations esthétiques du silence », des guides et des pages web touristiques concernant deux villages perchés de la Basilicate, Castelmezzano et Pietrapertosa, connus pour la beauté de leurs paysages. Elle y interroge la construction discursive du silence à travers un réseau d’oppositions isotopiques tels que le haut vs le bas, l’horizontalité vs la verticalité, la lumière vs l’obscurité, par le biais duquel « la permanence silencieuse » s’inscrit dans le discours. L’auteure de l’article montre que dans la description poético-explicative des publicités construites pour mobiliser l’expérience perceptive du visiteur, le silence est lié à l’intériorité, à la sacralité et l’immensité du lieu, au genius loci. La publicité de l’expérience touristique, conçue pour être vécue à la rencontre de la nature sublime et de ses sommets spectaculaires, majestueux, totémiques et ancestraux, est une invite à la rencontre de soi, à l’écoute de son silence intérieur.

À partir d’un corpus multilingue constitué de topos numériques et de topos-guides régionaux édités par les clubs d’escalade ou par des grimpeurs, Françoise Rigat, avec « Topopoétique du silence. Sur le nom de voie d’escalade », interroge la « vitalité » du thème du silence dans les noms de voie d’escalade, pour questionner plus précisément les principes sémiotico-pragmatiques qui régulent l’appellation des voies : quel rôle joue le nom ? Quelle promesse à la grimpée donne-t-il ? Quelles voix exprime-t-il ? L’auteure traite dans un premier temps des rôles sémiotico-référentiels qui régulent la construction du nom de voie, elle recense ensuite différentes catégories de silence qui mettent en jeu la description, le vécu du grimpeur, la poésie, l’interdiscursivité et la mémoire discursive. Elle montre notamment comment, dans les dénominations, un lien s’établit entre le silence et l’inattendu et non pas tellement entre le silence et la contemplation ou la méditation. De ce fait, l’étude du silence dans les noms de voie permet de saisir un espace contemporain de la grimpe, à l’opposé d’une vision romantique et sublime de la montagne.

[Pascale JANOT]

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