Svetlana KRYLOSOVA (éd.), Lexique et corps humain

di | 14 Febbraio 2024

Svetlana KRYLOSOVA (éd.), Lexique et corps humain, Cahiers de Lexicologie, n°119 (2), 2021, Paris, Garnier.

Ce numéro des Cahiers de Lexicologie dirigé par Svetlana Krylosova réunit dix contributions consacrées au vocabulaire somatique à travers plusieurs langues du monde et à partir d’approches théoriques et méthodologiques différentes (la sémantique cognitive, les grammaires de construction, la Métalangue Sémantique Naturelle, l’analyse du discours lexicographique). Le corps est appréhendé dans tous ses états : organes, parties d’organes et éléments divers (lobe, ongles, peau, nombril), substances corporelles (sang, salive) et marques (cicatrices, rides). Les noms désignant des parties du corps humain présentent très souvent une propension à la métasémie et à la polysémie comme conséquence du rapport que les sujets entretiennent avec leur corps et avec le monde à partir du corps. C’est pourquoi, ce champ sémantique se révèle comme un observatoire sur des dynamiques linguistiques, cognitives, rhétoriques, discursives, de catégorisation, ainsi que sur l’histoire de la science et des mentalités. Au niveau linguistique, comme le remarque la directrice de publication dans son introduction, « les questions relatives au vocabulaire somatique s’inscrivent à la croisée d’une bonne partie des sous-disciplines des sciences du langage : la sémantique, la morphologie, la syntaxe, la phonologie » et permettent d’interroger des enjeux tels que la lexicalisation, la grammaticalisation, la polysémie, la métaphorisation, la structuration du texte lexicographique.

En ouverture, Angelina Aleksandrova explore les structures binominales de type <SN1 de SN2>, où le premier élément (Npc) est un nom de partie du corps et le second (Nâge) dénote une personne dans une phase de sa vie (main de bébé, main d’enfant, cœur d’adolescent, etc.). En utilisant les lemmes de 77 Npc et de 5 Nâge dans le corpus French Web 2017, elle observe que les Npc les plus fréquents sont bouche, main, tête, visage, yeux ainsi que regard et corps. Les usages montrent que si tête est certainement un des Npc les plus polysémiques, yeux donne souvent lieu à une lecture métaphorique dans des expressions comme yeux d’adulte ou yeux d’enfants qui véhiculent la modalité appréciative. A leur tour, certains Nâge apparaissent de façon préférentielle avec certains Npc, comme par exemple adolescent associé à corps (corps d’adolescent) dont les emplois métaphoriques signifient souvent le désir et la force. Elle explore alors les modalités lexicales associées au syntagme complexe <SN1 de SN2> en faisant appel à la théorie modulaire des modalités (TMM) de Gosselin. Normalement, l’interprétation générique ou non spécifique du déterminant semble être un critère nécessaire pour l’activation de la modalité appréciative, puisque le jugement de valeur (et éventuellement le stéréotype associé) porte sur une classe et non sur un individu (il arrive que la vérité sorte de la bouche des enfants). Qui plus est, la prédication du SN complexe au sujet d’un référent qui n’est pas dans l’âge dénoté donne lieu systématiquement à une lecture évaluative du Nâge sous-spécifieur qui, à son tour, peut interférer avec l’emploi métaphorique du Npc (le sous-lieutenant Vilain, jeune chef à visage d’enfant, enflamme les courages).

Thomas Bertin propose un classement des acceptions des noms des parties du corps humain en français à partir d’un corpus de 77 items polysémiques (p. es. nerf à avoir du nerf ; avoir les nerfs à vif ; avoir les nerfs ; p. es. bouche à avoir des bouches à nourrir ; p. es. dent à avoir la dent ; les dents du peigne ; p. es. le très productif pied à allers à pieds ; six pieds sous terre ; sur un pied d’égalité ; prendre pied ; prendre son pied ; les pieds de la chaise ; une table à pieds ; être aux pieds des montagnes ; le pied de la tour). Après un état des lieux de la polysémie dans ce domaine, il aborde son corpus sans hiérarchiser les acceptions, sans opposer sens littéral et sens figuré et sans faire trop de cas de la distinction entre sens libre et figé. Tout en constatant que les frontières entre acceptions en discours tendent vers la porosité, un groupe restreint de notions structurent tout de même le classement proposé : nécessité/contingence, qualité, quantité, état, possession inaliénable, relation partie-tout, zone, sphère humaine/hors de la sphère humaine. Ces paramètres croisés avec des observations lexicales et syntaxiques présentent tout le potentiel polysémique des Npc.

Deux contributions se penchent surs des langues non européennes. La première, de Kate Bellamy et Martha Mendoza, se penche sur la complexité morphologique mise en avant par la désignation des parties du corps en p’urhepecha. Cette dernière est une langue parlée par environ 125000 locuteurs dans l’état Michoacán au Mexique dont l’examen permet de remettre en question quelques idées répandues : souvent, les noms de parties du corps sont morphologiquement complexes et décomposables contrairement à ce qui arrive dans de nombreuses autres langues. L’analyse diachronique et synchronique de 160 lexies permet alors d’observer d’intéressants processus de grammaticalisation, des mécanismes de formation lexicale et par là le fonctionnement de la catégorisation et de la conceptualisation spatiale et locative. Par ailleurs, puisque certaines dénominations indépendantes mais dérivées sont assez récentes, les autrices soulignent que la dénomination des parties du corps n’appartient pas systématiquement, comme souvent on l’affirme, à la partie la plus conservatrice du lexique. Ce domaine sémantique se révèle ainsi particulièrement fertile dans la mise en lumière des structures morphologiques et des dynamiques de changement linguistique en diachronie.

La seconde, d’Aurore Montébran, explore le langage des émotions en peul, variété du pulaar de la région sénégalaise de Podor. Elle considère tout particulièrement le phénomène des verbes et des lexies somatiques employés comme sièges des émotions car « [s]i le fait d’exprimer les émotions par le vocabulaire somatique semble universel, sa réalisation concrète est culturellement codifiée ». Le cœur se révèle ainsi être le locus principal (on parle à ce propos de « cardiocentrisme »), suivi du ventre, mais une même partie du corps peut se rattacher à plusieurs émotions selon les emplois, si bien que par exemple ventre peut métaphoriser tantôt la peur, tantôt le courage.

L’investigation de Rosa Cetro traverse deux siècles de discours sociaux sur la menstruation par le biais de 29 dictionnaires lexicographiques et encyclopédiques (de la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française de 1694 au 66e Larousse de 1886 ; du Dictionnaire de Trévoux à l’Universel Larousse 1866-1877). Son approche rhétorico-discursive des environnements micro et macrostructurels d’occurrences telles que menstrues, menstruation, menstruel, sang, règles, époques, ménorrhée, mois, fleurs, cardinaux enregistre les changements du discours médical entre stéréotypes, tabous, égarements et tentatives de rationalisation.

Après de longues années de recherche consacrées au lexique du corps et au développement de la Natural Semantic Method (MSN), Cliff Goddard et Anna Wierbicka proposent une analyse sémantique et conceptuelle des trois unités lexicales de base head, eyes, ears à partir d’une série de composantes saillantes (une/deux parties, taille, position, contiguïté avec d’autres parties, fonction). Si ces unités semblent être des universaux linguistiques, la conclusion de l’étude pose également l’accent sur la richesse formelle et conceptuelle qui découle pour tout être humain de l’expérience corporelle. Il en résulte alors une prise de position selon laquelle « l’accent unilatéral mis actuellement sur la diversité linguistique au détriment de la communauté risque de saper une vérité importante sur l’unité profonde de l’esprit humain». La MSN est convoquée également par Lauren Sadow et Bert Peeters (ce dernier prématurément décédé pendant la préparation de cette étude) dans « J’ai mal à la tête and analogous phrases in Romance languages and in English ». L’article explique que les différentes constructions des expressions de céphalée utilisées dans les langues choisies (toutes les langues romanes principales sauf le portugais) expriment différentes conceptualisations du mal, la syntaxe n’étant pas un accident formel mais une mise en forme de nuances de sens en ce qui concerne la temporalité du mal, les conséquences que celui-ci pourrait avoir sur la capacité de penser de celui qu’Hagège appelle l’« expérient ». La différence entre structure nominative (J’ai mal à la tête/Ho mal di testa), accusative (Mă doare capul), ou dative (La tête me fait mal/Me duele la cabeza) comportent alors un changement de sens en fonction du rôle qu’à chaque fois est attribué au sujet, à son ressenti ou au locus de la douleur.

Lidija Iordanskaja et Igor Mel’čuk se focalisent sur le fonctionnement sémantique et lexical du vocable russe ruka à partir des articles lexicographiques de ses quatre lexèmes : RUKI ‘[one pair of] arms+hands’ ; RUKI ‘[one pair of] hands’ ; RUKA ‘[one] arm+hands’ ; RUKA ‘[one] hand’. Leur analyse débouche sur des questionnements linguistiques d’ordre général qui ne saurait concerner ni uniquement le vocabulaire somatique ni la langue russe, à savoir : la différence entre dénotation et sens linguistique dans le choix des traits pertinents pour une définition lexicographique ; le choix de la composante générique dans une définition (ex. forme vs. fonction) ; le rôle des composantes sémantiques faibles dans une définition ;  la différence entre deux lexèmes d’un vocable et lexème avec définition disjonctive ; la forme plurielle d’un lexème donné en tant que lexème différent (morphologie vs. lexique).

Pour finir, Chris A. Smith se penche sur le rapport entre expression de l’insolence et parties du corps en anglais en prenant comme point de départ une sous-classe d’adjectifs dérivés de noms de parties du corps (cheeky, lippy, chinny). Son analyse diachronique constructionnelle montre que si lip, cheek, nerve, face entrent dans des constructions associées à l’expression de l’insolence du type <HAVE THE FACE TO>/<HAVE THE CHEEK TO> ou <GIVE LIP> /<GIVE CHEEK> ou <HAVE THE Npc / GIVE Npc <–> « insolence » > c’est par une relation d’analogie entre la maîtrise de l’expression du visage et l’absence de honte. La métasémie explique donc la présence des concepts d’assurance et d’effrontément dans le développement sémantique de cheek, chin, face qui peuvent produire des adjectifs dérivés. Malgré leurs différences de connotation et de distribution, les items lippy, cheeky, nervy, facy sont l’effet du passage du micro-schéma <HAVE THE Npc / GIVE Npc <–> « insolence » au micro-schéma morphologique <[Npc-y] <–> « insolent »> par le principe d’héritage direct. Le schéma dérivationnel s’applique aussi par analogie à d’autres items tels que snouty et chopsy. Le comportement combinatoire de ces schémas pourrait faire l’objet d’études ultérieures à partir d’autres expressions telles que have the heart, have the guts, have the stomach parallèlement à des formations adjectivales comme hearty, gutsy etc.

L’exploration du fonctionnement syntaxique, sémantique, discursif du vocabulaire somatique à travers les langues ne semble donc pas pouvoir atteindre à une fin et c’est une bonne nouvelle.

[Silvia Nugara]