Alida M. SILLETTI, Silvia D. ZOLLO, Rachele RAUS, John HUMBLEY (dir.), Multilinguisme et variétés linguistiques en Europe à l’aune de l’intelligence artificielle

di | 24 Ottobre 2023

Alida M. SILLETTI, Silvia D. ZOLLO, Rachele RAUS, John HUMBLEY (dir.), Multilinguisme et variétés linguistiques en Europe à l’aune de l’intelligence artificielle, De Europa, numéro spécial, 2023. http://www.deeuropa.unito.it/content/de-europa-special-issue

Ce numéro spécial de la revue De Europa est le fruit d’une réflexion interdisciplinaire et multilingue conduite dans le cadre du projet Artificial Intelligence for European Integration (A14EI), dirigé par U. Morelli à l’Université de Turin et co-financé par la Commission européenne.

Dans l’Introduction au numéro, Rachele Raus, coordinatrice du volet du projet consacré à la recherche sur les droits, le multilinguisme et les variétés linguistiques en Europe à l’aune de l’IA, présente la question initiale qui a donné lieu à cette recherche, à savoir « la fracture numérique » causée par les technologies actuelles. Les groupes de travail participant à cette recherche se sont penchés en particulier sur 1) la question des droits linguistiques par rapport à la possibilité de certains pays d’investir dans l’industrie des langues aux dépens d’autres ; 2) la nécessité de sélectionner les sources pour entrainer les algorithmes d’IA.

Ce numéro spécial représente l’achèvement de deux colloques qui se sont tenus entre 2020 et 2021, et qui ont vu la participation de Laurent Romary, directeur du Comité 37 de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), ainsi que de plusieurs spécialistes de la question abordée. Il apporte une contribution considérable à la réflexion à peine entamée depuis quelques d’années sur le rôle de l’IA pour ce qui a trait à la sauvegarde du multilinguisme, du point de vue des sciences humaines et sociales, et sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la formation universitaire, dans la perspective d’un renouvellement des méthodes pédagogiques et des programmes d’enseignement.

Le volume est divisé en deux grandes parties : la première qui rapporte des réflexions théoriques et des études de cas et la deuxième présentant des expérimentations pédagogiques.

La première partie (« Réflexions et études de cas »), introduite par J. Humbley et S. D. Zollo (Réflexions et études de cas à l’aune de l’intelligence artificielle. Vers de nouveaux observables linguistiques ?, pp. 35-43), rassemble des études portant sur les possibilités nouvelles que l’IA offre aux chercheur.e.s en terminologie, traduction et analyse de corpus. Elle est divisée en trois sous-section thématiques qui abordent le sujet sous différents angles.

La première sous-section (« Quelques réflexions sur le multilinguisme à l’aune de l’intelligence artificielle ») contient deux études qui se penchent sur l’apport, actuel ou potentiel, de l’IA aux langues dites minoritaires en Europe ainsi que sur la promotion de la diversité linguistique et du multilinguisme.

Giovanni Agresti (Intelligence artificielle et langues minoritaires : du bon ménage ? Quelques pistes de réflexion, pp. 47-67) propose quelques pistes de réflexion visant à éclairer la nature du rapport entre l’IA et les langues minoritaires. En posant la nécessité de tenir compte du statut sociolinguistique et démolinguistique de celles-ci afin de pouvoir cerner leur véritable rôle dans le cadre de l’Union européenne, il insiste sur le rôle fondamental des politiques linguistiques sur l’outillage technologique des langues européennes. L’examen de la dimension virtuelle des langues à l’ère de l’Internet constitue le préalable théorique de son questionnement sur le rapport pouvant exister entre l’IA et la documentation, la pratique et le développement des langues minoritaires. Son analyse suggère des possibilités pour leur survie grâce à l’IA elle-même, par exemple par la traduction automatique elle-même.

Guido Vetere (Elaborazione automatica dei linguaggi diversi dall’inglese: introduzione, stato dell’arte e prospettive, pp. 69-85) s’occupe de l’un des principaux secteurs de l’IA, à savoir des technologies pour le traitement du langage naturel. Sa contribution offre une réflexion sur l’état et les perspectives de recherche des technologies caractérisées par l’emploi des « réseaux neuronaux » pour des langues autres que l’anglais et, en particulier, pour les principales langues de l’Union européenne, dans le but de fournir des éléments utiles pour comprendre la situation actuelle et leur développement futur.

La deuxième sous-section présente des « Études de cas ».

Dans leur étude qui prend la langue basque comme exemple (Enabling additional official languages in the EU for 2025 with language-centred Artificial Intelligence, pp. 91-105), Kepa Sarasola, Itziar Aldabe et Nora Aranberri présentent des exemples de nouveaux outils technologiques qui se sont avérés bénéfiques pour les langues minoritaires, ainsi que des projets de recherche en cours laissant entrevoir de développements scientifiques prometteurs dans ce sens. L’étude propose des idées pour tirer pleinement parti des avancées technologiques qui permettraient de promouvoir les langues à faibles ressources en Europe.

Maria Luisa Villa, Maria Teresa Zanola et Klara Dankova (Langages et savoirs : intelligence artificielle et traduction automatique dans la communication scientifique, pp. 107-127) proposent une réflexion sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de la traduction, selon deux perspectives différentes, scientifique et linguistique à la fois. Après avoir examiné le rôle du langage dans la communication scientifique, et le dépassement de l’emploi d’une seule langue internationale vers les différentes langues nationales grâce à la diffusion de la traduction automatique, les auteures se focalisent sur l’importance de la terminologie dans la communication scientifique et sur l’intérêt de son utilisation correcte au sein des traitements numériques.

La troisième sous-section est composée de trois études qui se penchent sur la relation « Variation et traduction ».

L’article d’Anne Condamines (Terminologie, intelligence artificielle, psychologie cognitive : réflexions sur les interactions possibles dans l’étude de la variation en langue spécialisée, pp. 131-148) apporte une contribution à la réflexion sur la prise en compte de la variation dans les langues spécialisées. L’auteure s’interroge sur les possibilités complexes de complémentarité entre trois disciplines, la terminologie, l’intelligence artificielle et la psychologie cognitive. Après avoir fait un état des lieux des relations bilatérales entre ces trois disciplines (terminologie et intelligence artificielle, intelligence artificielle et psychologie cognitive, psychologie cognitive et terminologie), elle étudie un phénomène particulier, l’alternance de construction (directe vs via une préposition) de pêcher et de rivière, afin de montrer comment la variation peut intervenir dans les discours spécialisés en fonction de l’implication affective du pêcheur. Cette étude de cas lui permet de rendre compte d’un phénomène de variation concernant un fonctionnement lexico-syntaxique dans le domaine spécialisé de la pêche et de s’interroger sur les possibilités que ce type de variation puisse être repéré par des méthodes d’IA.

L’article de Christopher Gledhill et Maria Zimina (Human-machine interaction: how to integrate plain language rules in the revision cycles of Neural Machine Translation output, pp. 149-172) s’intéresse aux conséquences des progrès de la Traduction Automatique Neuronale (TAN) sur l’enseignement de la post-édition au niveau Master, notamment en ce qui concerne la langue normalisée ou simplifiée (Plain Language), à travers un compte-rendu d’expérience pédagogique comprenant la traduction d’un site web du français vers l’anglais. Les auteurs insistent sur la pertinence de la langue simplifiée, en rappelant les origines et les recommandations stylistiques qui la caractérisent, ainsi que sur le besoin d’adapter les méthodes de travail intégrant la TAN en ajoutant, par exemple, des ressources terminologiques spécifiques.  Quoique l’expérience pédagogique montre que l’intervention d’un traducteur humain formé à la réécriture en langue simplifiée est essentielle pour obtenir des traductions cohérentes et de bonne qualité, l’importance de cette compétence est souvent sous-estimée dans la formation des traducteurs.

Philippe Langlais (A Journey in Neural Machine Translation, pp. 173-196), pour sa part, constate que la Traduction Neuronale produit des textes plus fluides, du point de vue stylistique, que la traduction statistique et pose la question de savoir si la post-édition s’en trouve facilitée pour autant.  L’auteur évalue la qualité de la traduction neuronale, insiste sur l’importance des données d’entraînement, et s’interroge sur les évolutions possibles par rapport à la post-édition classique.  Il conclut en soulignant que la Traduction Neuronale reste très littérale et contient des erreurs qui, en l’absence d’un traducteur humain pour contrôler la qualité, risquent de passer inaperçues en raison de la fluidité stylistique.

La deuxième partie porte sur des expérimentations pédagogiques. Dans l’introduction à cette partie (Expérimentations pédagogiques : perception et utilisation de l’intelligence artificielle dans la formation universitaire, pp. 199-213), Alida Maria Silletti et Rachele Raus présentent une enquête sur l’intelligence artificielle (IA) et la traduction automatique (TA) menée à partir de questionnaires dans plusieurs universités françaises et italiennes. Celle-ci montre que l’intégration de ces outils dans l’enseignement des langues enrichit l’expérience pédagogique et favorise le développement du sens critique à leur égard. Une utilisation raisonnée de ces ressources ainsi qu’une systématisation de la post-édition visant la catégorisation des erreurs en traduction sont envisagées et préconisées pour l’enseignement des langues.

Dans la première contribution de cette deuxième partie, Dardo de Vecchi (Le multilinguisme européen et l’IA. Enquête auprès des futurs décideurs, pp. 215-245) commence par distinguer deux types de publics : ceux pour qui la langue est un objet d’étude en soi, et ceux pour qui elle représente plutôt un moyen de communication. L’enquête qu’il a menée sur l’intelligence artificielle (IA) dans cinq écoles de management en France a permis de recenser les attitudes et la perception des chatbots comme solution pour répondre aux besoins de communication dans les entreprises. Tout en constatant l’impossibilité d’un retour en arrière, l’auteur se demande si les futurs décideurs disposent d’un recul suffisant par rapport à ces outils et exprime même la crainte, en référence à la vision dystopique de G. Orwell et A. Huxley, que nous ne soyons confrontés à une destruction de la capacité de penser.

Dans son article (Les dispositifs de traduction automatique et la recherche terminologique comme outils pédagogiques pour des étudiant·e·s en droit, pp. 247-262), Francesca Bisiani s’interroge sur l’interaction entre la terminologie multilingue, le droit et les dispositifs de traduction automatique dans le cadre d’un projet didactique mené en 2021 à la Faculté Libre de Droit de l’Université Catholique de Lille. Ce projet, conçu à partir d’une réflexion interdisciplinaire puisant à la fois dans les sciences juridiques et linguistiques, poursuit un double objectif pédagogique : le premier vise à fournir aux étudiant.e.s des éléments pour maîtriser consciemment les outils de traduction automatique ; le deuxième objectif, de type théorique, cherche à initier les étudiant.e.s en droit au raisonnement terminologique par un travail conduisant à la création d’une base de données de termes juridiques. Les résultats de cette double expérience permettent à l’auteure de formuler des considérations sur l’intérêt de travailler sur la variante terminologique avec un public universitaire en droit afin de développer son esprit critique par rapport aux dispositifs de TA et de le sensibiliser à la diversité linguistique et terminologique.

Dans leur contribution (Fraseologia, traduzione e digital literacy nel contesto universitario: riflessioni e proposte per un percorso didattico sperimentale, pp. 263-284), Silvia Domenica Zollo et Silvia Calvi illustrent les résultats d’une expérience didactique menée à l’Università di Verona visant l’analyse métalinguistique et métatraductive du français vers l’italien de quelques unités phraséologiques (UF).  Cette recherche se propose d’explorer comment et dans quelle mesure l’IA et notamment les outils de TA affectent les pratiques linguistiques et métalinguistiques des étudiant.e.s. L’expérimentation relatée révèle qu’il est nécessaire d’adopter des perspectives alternatives pour la TA de l’UF, telles que l’élaboration de lexiques bilingues et le développement de règles syntaxiques et que, dans le cadre des cours de langues étrangères, il s’avère essentiel d’intégrer des connaissances de base en matière de culture numérique.

Dans leur article consacré à l’enseignement du français sur objectifs spécifiques (FOS) (Variation terminologique et traduction automatique : une expérience didactique dans l’enseignement du français sur objectif spécifique (FOS), pp. 285-304),  Jana Altmanova et Luca Bottiglieri font état des résultats d’un questionnaire sur la perception des outils de traduction automatique et de l’intelligence artificielle adressé à des étudiants en Traduction Spécialisée et en Langues et Communication interculturelle (MLC) avant de présenter une expérience menée à partir d’unités terminologiques (synonymes, préfixes gréco-latins, adaptations à partir de l’anglais) pour lesquelles la traduction automatique n’a pas donné de résultats satisfaisants.  Leur recherche révèle que la TA peut s’avérer très utile dans la traduction des termes ou de portions de textes, notamment des expressions bien établies dans la langue, mais pose parfois des problèmes de traduction dans des contextes spécialisés. Les limites de ces instruments dans le cas des néologismes ou des termes culturellement connotés sont mises en relief également.

La sous-section « Les genres textuels » de la deuxième et dernière partie du volume débute par l’article d’Ilaria Cennamo et Maria Margherita Mattioda (La traduzione automatica neurale: uno strumento di sensibilizzazione per la formazione universitaria in lingua e traduzione francese, pp. 307-335) qui présente une expérience didactique menée avec les étudiant.e.s de langue française de la Licence en Sciences de la médiation linguistique de l’Université de Turin.  Les données collectées et analysées montrent dans quelle mesure l’utilisation de la traduction automatique contribue à sensibiliser l’apprenant aussi bien aux difficultés de traduction posées par les textes proposés qu’aux aspects critiques concernant la performance de la traduction automatique. L’analyse des données de fin de cours conduit les auteures à jeter les bases d’une réflexion didactique plus large sur la nécessité de réviser les programmes d’enseignement dans lesquels l’apprenant, à l’aide des outils de TA, pourra jouer un rôle actif et conscient dans le processus d’apprentissage.

L’ouvrage se termine par trois études qui décrivent les résultats d’autres enquêtes sur l’utilisation des outils de TA conduites respectivement pour la langue anglaise (Alessandra Molino, Artificial Intelligence and Machine Translation: perceptions, opinions and experiences of Italian Graduate Students of English as a Foreign Language, pp. 337-353), pour la langue italienne (Chiara Abbadessa, Monica Albini, Elisa De Paoli, Francesca Del Nobile, Assessing the efficacy of machine translation across genres, p. 355-364) et pour la langue allemande (Lucia Cinato, Intelligenza artificiale e traduzione automatica nel contesto della formazione universitaria di lingua tedesca, pp. 365-382).

Les annexes contiennent les questionnaires de début et de fin de cours qui ont été soumis dans le cadre du projet A14EI.

[Valeria ZOTTI, Daniel HENKEL]