Pierre Beccaria (éd), « L’analyse des discours officiels, nationaux et diplomatiques, sur le développement durable »

di | 19 Ottobre 2023

Pierre Beccaria (éd), « L’analyse des discours officiels, nationaux et diplomatiques, sur le développement durable », Études de linguistique appliquée, 209, janvier-mars 2023.

Ce numéro des ELA porte sur les discours du développement durable avec l’objectif, qu’explique dans l’introduction le coordinateur Pierre Beccaria, d’investiguer les textes officiels des institutions nationales et internationales sur le développement durable, notion dont on parle beaucoup mais qui est somme toute mal connue.

La contribution d’ouverture de Marc Bonhomme (Constantes et évolutions argumentatives dans cinq discours présidentiels français, de 1992 à 2017, sur la question environnementale, pp. 9- 27) concerne les discours institutionnels nationaux et porte précisément sur la rhétorique argumentative de cinq discours présidentiels (de Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron). S’appuyant sur la tripartition aristotélicienne (dispositio, inventio, elocutio), l’auteur compare les différents discours, tout en mettant en lumière les invariants et les particularismes de chaque discours observé. Fidèle à sa méthodologie, qui allie les outils de la rhétorique classique à l’approche pragma-énonciative, Marc Bonhomme prend en compte, outre les choix lexicaux se partageant entre technolecte environnemental et éléments basiques communs, l’engagement énonciatif, l’éthos discursif et l’intervention croisée des composants affectifs (pathos) et rationnels (logos). Si plusieurs éléments des discours analysés se posent à l’enseigne de la continuité, une évolution se dessine vers des stratégies plus concrètes dans les discours les plus récents. Néanmoins, un espace de discussion s’ouvre pour s’interroger sur le décalage entre engagements prometteurs et résultats modestes, ce qui pose « le problème de la crédibilité de la parole présidentielle, surtout lorsqu’elle est confrontée à un sujet aussi préoccupant » (p. 25).

Comme l’annonce le titre (Tester pragmatiquement une interprétation de Notre avenir à tous [CMED, 1987] par des éléments de rhétorique, de terminologie, de traductologie, de lexicométrie et d’analyse d’énoncés) l’objectif de l’article de Pierre Beccaria est d’établir une comparaison texte à texte entre le rapport de la Commission Bruntland et l’une des interprétations auxquelles ce document politique et diplomatique a donné lieu : celle de Theys (2008 ; 2010). En particulier, cette interprétation distingue une « conception substantive » et une « conception procédurale » du développement durable et affirme que la conception substantive « constitue une rupture politique et épistémologique non réalisée » (p. 29). La validité de ce dire d’expert  est passée au crible et affinée par les outils de la linguistique appliquée, qui assume un rôle de test pragmatique. Document de nature politique, issu d’un compromis entre deux déclarations antérieures des Nations Unies concernant deux systèmes conceptuels complexes, respectivement le développement et l’environnement, le rapport Bruntland présente, du point de vue sociolinguistique, des registres linguistiques variés (une « triglossie intralinguale », entrecoupant basilecte, acrolecte et technolecte). Sous le profil rhétorique, il affiche une nature hybride (genre du rapport, dénué d’une véritable conclusion, construit autour d’un topique du défi et sur le mode de l’exhortation « alternant alarme et espoir » p. 43). L’analyse d’énoncés prend en considération l’appareil définitoire et descriptif du rapport et le compare avec le dire d’expert tant en langue naturelle qu’en langue formelle, en tenant compte d’éléments lexicologiques et traductologiques (notamment les deux traductions de sustainable : durable et soutenable, et leur potentiel de vulgarisation).  Dans la dernière partie, la thèse de la double rupture, épistémologique et politique, défendue dans l’interprétation de Theys, est testée par citations du rapport Bruntland et permet de « situer l’espace de validité des conceptions procédurales du développement durable et sa traductibilité en durabilité scientifique » (p. 38). La conclusion de l’article discute l’efficacité de la démarche pragmatique adoptée.

Le rapport Notre avenir à tous de 1987 fait également l’objet de l’article de Marie Chandelier (Interdiscours, fréquences et cooccurrences dans le rapport Bruntland : enjeux argumentatifs de la définition de développement durable, pp. 81-97). L’objectif de cet article est d’observer les définitions qui, dans le rapport, ont façonné la notion de développement durable, à l’aide des méthodes de l’analyse du discours et de la lexicométrie. Le travail met en relief le rôle de l’interdiscours dans la construction définitionnelle, tant pour le recours à la structure de la concession (cf. Krieg-Planque, 2010) qui assume un rôle de marqueur de plasticité sémantique que pour l’usage de la négation, qui revêt la fonction d’infirmer les potentiels arguments en défaveur du développement durable. L’analyse lexicométrique, quant à elle, montre la prédominance des isotopies économique, politique et institutionnelle sur le lexique de l’environnement.  Enfin, l’analyse des cooccurrents de la formule montre que celle-ci est conçue comme un modèle en continuité et non pas alternatif à la conception de développement : en ce sens, l’adjectif durable « opère une restriction catégorielle, tout en maintenant l’appartenance du développement durable à la catégorie plus large du développement » (p. 92). L’analyse du dispositif argumentatif des définitions et l’idée de continuité contribuent à expliquer comment le processus de neutralisation des contradictions illustré par Krieg-Planque (2010) est inhérent à la notion de développement durable dès sa genèse.

La dernière contribution du numéro représente un exemple d’exploration lexicométrique d’un grand corpus (Lucie Loubère, Sylvia Kasparian, Fahim Ashkar, Exploration textométrique d’inondation dans les discours de la chambre des communes du Canada de 2003 à 2021, pp. 99-113). Après avoir illustré l’utilité de la démarche lexicométrique et avoir expliqué leur méthodologie, basée sur le logiciel Iramuteq, les auteurs décrivent leur corpus d’observation : l’ensemble des 1602 « comités » (synthèses ou interventions d’experts) et des 1948 « hansards » (compte rendus de débats parlementaires) traitant ou mentionnant les inondations au Canada depuis 2003. Le corpus, dont la répartition temporelle montre une forte progression des occurrences d’inondation depuis 2017, est ensuite soumis à une recherche des thématiques récurrentes (classification hiérarchique descendante [CHD] de type Reinert). Ce travail s’est effectué en deux étapes. La première a identifié les thématiques de l’ensemble des discours et la deuxième s’est concentrée sur une seule thématique, c’est-à-dire le discours spécifique à la science, ce qui a permis d’identifier des sous-thématiques concernant la production scientifique et la production législative. Le relevé lexicométrique a permis, entre autres, d’identifier une surreprésentation du conditionnel dans la première période du corpus, pendant laquelle les risques et les mesures à prendre étaient encore envisagés comme des hypothèses, et une utilisation spécifique du futur à la fin de la période, quand les alertes sont devenues réelles et concrètes.

Ce numéro des ELA se signale aussi pour la section comptes rendus, qui est en harmonie avec les contenus du numéro, car elle contient : i) une revue méthodologique des analyses du discours politique, rédigée par Marc Bonhomme, qui compare trois types d’approches  du langage politique relatif à la fonction présidentielle : l’approche sémiotique (Bertrand-Dézé-Missika, 2007) ; logométrique (Mayaffre, 2012) ; générique (Kerbrat-Orecchioni, 2017) ; ii) un compte rendu écrit par Pierre Beccaria de deux enquêtes sémantiques faites par des spécialistes de l’environnement et du développement durable, l’une portant sur la durabilité et l’autre sur l’environnement.

[Paola Paissa]