Marie LECA-TSIOMIS, La guerre des dictionnaires. Le Trévoux, aux sources de l’Encyclopédie

di | 7 Giugno 2023

Marie Leca-Tsiomis, La guerre des dictionnaires. Le Trévoux, aux sources de l’Encyclopédie, Paris, CNRS Éditions, 2023.

Comme toujours, Marie Leca-Tsiomis nous frappe par l’originalité de son enquête et la richesse de ses résultats. Ce nouvel ouvrage nous plonge dans l’univers du dictionnaire par excellence, celui qui a connu le plus grand nombre d’éditions dans l’histoire de la lexicographie française et européenne : le Dictionnaire universel françois et latin contenant la ſignification et la définition tant des mots de l’une & de l’autre Langue, avec leurs différens uſages ; que des termes propres de chaque Etat & de chaque Profeſſion. La Deſcription de toutes les choſes naturelles & artificielles ; leurs figures, leurs eſpeces, leurs usages & leurs propriétez : l’explication de tout ce que renferment les Sciences & les Arts, ſoit Libéraux, ſoit Mécaniques. Avec des remarques d’érudition et de critique. Le tout tiré des plus excellens Auteurs, des meilleurs Léxicographes, Etymologiſtes & Gloſſaires, qui ont paru juſqu’icy en différentes Langues, mieux connu sous le nom de Dictionnaire de Trévoux ; la première occurrence du syntagme abrégé figure dans l’Avis placé dans les Mémoires de Trévoux, de novembre-décembre 1701.

L’originalité du livre de Leca-Tsiomis ne réside pas tant dans la description de la première édition de ce dictionnaire, à laquelle est consacrée le chapitre 4 (pp. 69-118) et qui mérite d’être lu pour sa richesse de détails, mais dans le récit des événements qui se sont déroulés avant et après la date fatidique de 1704.

Après la parution de la seconde édition du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière – la première parut en 1690 et coûta très cher à l’abbé de Chalivoy, en termes d’argent et de santé –, revue et corrigée par Henri Basnage de Bauval (comme indiqué sur la page de titre), en 1701, dans les Mémoires des Trévoux parait un article, de près de sept pages, dans lequel le journaliste – que Leca-Tsiomis identifie comme l’érudit et exégète biblique Richard Simon – fustige le travail de Beauval, surtout pour avoir fait du dictionnaire un ouvrage protestant. Suit immédiatement un Avis annonçant l’impression d’un « Dictionnaire Universel, non pas tel que l’on vient d’imprimer en Hollande, où l’on fait parler Mr l’Abbé Furetière en Ministre Protestant, mais entièrement purgé de tout ce qu’on y a introduit de contraire à la Religion catholique » (p. 53).

À partir de ce moment, va se déclencher une véritable « guerre des dictionnaires » – qui donne son titre au livre – faite, dans un premier temps, de coups et répliques entre le journaliste (peut-être même plusieurs journalistes) des Mémoires et Beauval.

Il s’agit d’un affrontement de deux religions, de deux nations – la France catholique et les Provinces-Unies protestantes –, de deux manières de voir la réalité, de concevoir le savoir et les modes de transmission. Mais il s’agit surtout d’un affrontement de deux héritages différents du Dictionnaire universel, dont le premier, le lignage protestant ou hollandais, s’éteindra en 1725 avec la dernière édition confiée aux mains de Jean Baptiste Brutel de la Rivière, tandis que le second s’éteindra en 1771, avec sa dernière édition, de huit volumes, publié par la Compagnie des Libraires associées de Paris, fondée dans les années 1740, par E. Ganeau.

Cette guerre et tout ce qui en a résulté, comme le démontre l’auteure, laissent des traces dans l’évolution qui suivra, dans laquelle l’universel cède la place à l’encyclopédique. Mais la transition n’est pas aussi linéaire qu’on pourrait le penser. L’affrontement déclenché au niveau du savoir, de l’érudition, qui a servi à masquer des affrontements beaucoup plus profonds, ne suppose pas de privations d’un côté ou de l’autre des deux factions: bien au contraire. Tout cela s’inscrit dans un schéma d’échanges, de circulations qui ne sont pas linéaires et encore moins unidirectionnels. La beauté de l’enquête de Leca-Tsiomis réside précisément en cela. Elle nous accompagne dans un voyage qui, s’il paraît tortueux au premier abord, grâce à ses indications devient immédiatement limpide. Et le sien n’est pas un voyage ennuyeux et monotone, composé uniquement de dates ou de détails jetés sur le papier ; non, c’est un voyage émotionnel et sophistiqué à la fois. Un voyage obligatoire, que personne ne devrait manquer, surtout des spécialistes en lexicographie et en lexicographie historique. Un voyage, qui après une introduction dense (pp. 7-20), débute par les origines du genre des universels (pp. 21-31). L’auteure nous guide vers la connaissance de la réédition hollandaise du dictionnaire, celle de 1701 (pp. 33-45). Dans le chapitre qui suit, nous sommes plongés en pleine « guerre des Universels » (pp. 47-47). Le voyage se poursuit au cœur du premier Dictionnaire de Trévoux, avec une analyse minutieuse et détaillée de la structure du répertoire lexicographique : de ses éléments paratextuels à quelques exemples d’articles tirés de sa nomenclature (pp. 69-124). Nous arrivons enfin au chapitre cinq, avec les « derniers Dictionnaires universels » de la lignée hollandaise (pp. 125-134), puis nous continuons vers le chapitre consacré au Dictionnaire de Trévoux de 1721 (pp. 135-161). Le voyage se poursuit de l’autre côté de la Manche, qui vit en 1728 la publication de la Cyclopædie or, an Universal Dictionary of Arts and Sciences, ouvrage original dans le titre et dans le projet mais qui – comme le souligne Leca-Tsiomis – «est le produit d’une série de réflexions et de pratiques qui lui sont antérieures [et] dont Chambers hérita » (pp. 163-175). Et force est de constater que parmi ces réflexions et pratiques il y a celles menées et adoptées en France tout au long des années précédentes. Les dernières étapes sont consacrées respectivement aux « grands Trévoux », de 1743 et 1752, et à leur réception par la société de l’époque (pp. 177-197). Le long voyage s’achève avec le chapitre consacré au dernier Trévoux de 1771 (pp. 199-208).

Après ce parcours passionnant, nous voulons mettre en lumière deux aspects qui sont pour nous d’une importance capitale et que l’auteure définit clairement dans sa Conclusion (mais d’autres aspects peuvent être appréhendés à la lecture de cette dernière partie du livre). Tout d’abord, les Dictionnaires universels, tant de la lignée catholique que de la lignée protestante, puis l’Encyclopédie, s’inscrivent dans la tradition d’une « lexicographie de combat » qui débute en 1680, année de la publication du Dictionnaire françois de Richelet. Et c’est précisément à partir de cette date qu’un conflit se déclenche – que l’auteure décrit comme « territorial » – qui voit s’opposer l’initiative étatique (l’Académie) et l’initiative privée (Richelet, Furetière, Beauval) sur le plan de la langue (et peut-être sur le plan d’une politique linguistique). On voit aussi l’opposition entre une pratique lexicographique universaliste et une pratique lexicographique restreinte à la seule langue commune. Enfin, ce qui mérite une grande attention, c’est l’affirmation d’une « vocation de l’Universel » – qui est devenue désormais une règle – « à être non seulement la somme des savoirs livresques, notamment par l’absorption des ouvrages spécialisés, mais aussi à commencer, fût-ce encore faiblement, à faire appel aux savants eux-mêmes, […] les savoirs vivants » (p. 215)… Cette dernière réflexion de Leca-Tsiomis s’inscrit dans la continuité de ce qui a été amplement discuté par Antoine Compagnon dans son formidable essai consacré à la citation (La seconde main ou le second travail de la citation, Seuil) et que l’auteure appelle à son secours à mi-parcours.

La guerre des dictionnaires mérite vraiment d’être placé à côté des grands ouvrages d’histoire de la lexicographie et de métalexicographie (historique), parmi lesquels nous comptons les Dictionnaires du français moderne, 1539-1863 de Bernard Quemada, à qui Leca-Tsiomis dédie ce livre. 

[Cosimo DE GIOVANNI]