Éric BORDAS (dir.), La notion d’expressivité

di | 7 Giugno 2023

Éric BORDAS (dir.), La notion d’expressivité, Langages, 2022/4, n° 228.

De l’expressivité il serait aisé de dire ce que Saint-Augustin disait du temps : que nous comprenons et utilisons tous couramment ce mot bien que, interrogés sur sa définition, nous demeurions incapables d’en formuler une.
L’impasse définitionnelle, le flou notionnel, la banalisation de cette notion sont évoqués, dans ce numéro de la revue Langages, tant dans l’éditorial de Catherine Schnedecker et Céline Vaguer que dans la présentation (« La notion d’expressivité », pp. 7-24), signée par le coordinateur Éric Bordas, auteur, en 2017, de « Qu’est-ce que la « valeur expressive » en grammaire ? Le cas de la ponctuation » (Linx, 75). Après avoir pris en compte la polyvalence du mot, auquel on peut avoir recours dans plusieurs domaines, des arts plastiques à la musique, Bordas se concentre sur l’expressivité langagière. Il dresse donc un « état de l’art », qui lui permet de passer en revue la vaste bibliographie concernant le sujet et de faire, à juste raison, la part belle aux intuitions pionnières de Bally – qui rêvait de fonder une « science de l’expression » – ainsi qu’à la psychomécanique de Gustave Guillaume, dans laquelle le concept de « compétence expressive » côtoie celui de « compétence linguistique » (ou grammaticale). Si les réflexions de Guillaume sont reprises par de nombreux linguistes contemporains (Boone & Joly, 2004 ; Monneret, 2010, Legallois & François, 2012) c’est la stylistique de Bally, prolongée par la linguistique de l’énonciation, que Bordas reconnaît comme le domaine épistémologique le plus fécond pour penser l’expressivité, dont il parvient à proposer une définition à la p. 13 : « potentiel d’une valorisation du contenu informationnel du dictum par la forme du modus afin d’atteindre à une plus grande performativité sensible de l’échange » et encore : « activité qui fait émerger à la conscience par le langage le monde obscur des impressions de l’esprit et de l’affect ». D’empan variable (des manifestations prototypiques, telles que les interjections ou les exclamations, à la véritable « syntaxe expressive » qu’on peut dégager dans les énoncés interrogatifs ou assertifs), l’expressivité fait l’objet d’une réflexion amenant l’auteur à s’interroger sur un certain nombre de notions qui lui sont apparentées (l’émotion, la subjectivité, l’impression). L’introduction de Bordas fait également allusion, bien que de manière par trop rapide, à l’apport d’approches théoriques diverses (essentiellement la pragmatique et l’analyse du discours), à la connaissance du phénomène, connaissance que la restriction de l’objet de la stylistique à la seule expressivité littéraire n’a certainement pas servi. L’auteur rend bien compte de l’épaisseur et de la complexité de la question, tout en laissant émerger quelques aspects problématiques : le recours, pour définir l’expression, à l’impression, invite à s’interroger sur le statut non moins douteux de cette dernière ; l’insistance sur la subjectivité entraîne un questionnement sur l’articulation du singulier et du collectif ; la revendication de l’intentionnalité individuelle soulève quelques doutes sur la nature de l’expressivité involontaire, qui est pourtant évoquée dans ces lignes de présentation.
Des éléments de réponse sont toutefois fournis dans la suite des articles qui forment le numéro : les deux premiers abondent sur l’épistémologie de la notion, trois autres comportent des études de cas concrets et le dernier remet en question l’approche traditionnelle du concept, foncièrement « émotive ».
Anamaria Curea («Retour sur le statut épistémologique de l’expressivité en linguistique, au regard de l’École genevoise de linguistique générale», pp. 25-43) se penche, quant à elle, sur les convergences et divergences du travail de stabilisation du domaine notionnel qu’ont accompli trois membres illustres de la « première école genevoise » : Bally, Sechehaye, Frei. Elle montre ainsi que leur réflexion autour de l’opposition expression/expressivité et leur prise en compte de la double acception de l’adjectif expressif (ce qui peut s’exprimer vs ce qui touche à l’affectivité) ont ouvert la voie à une élaboration théorique en mesure de faire face à trois éléments représentant les difficultés majeures de la problématique expressiviste : la variation, la subjectivité et la contingence (à savoir la dépendance du dire du contexte situationnel). L’opposition communication vs expression, proposée par Bally, est développée tant par Sechehaye, qui s’intéresse à l’interface entre la linguistique et la psychologie, que par Frei, qui formule une théorie des besoins langagiers, se focalisant sur les phénomènes de déformation et de transgression reliés aux exigences expressives. Les modèles théoriques proposés par les trois linguistes se caractérisent finalement par une pensée très souple de la gradualité, permettant de situer la variation dans un cadre précis et d’interroger à nouveaux frais les rapports existant entre parole et convention, langue et sujet. L’article de Curea présente aussi l’intérêt de se demander plus largement, en amont de sa réflexion sur l’expressivité, comment il convient d’approcher une « notion linguistique ».
L’ambiguïté de l’adjectif expressif, ainsi que du dérivé expressivité (apparus, respectivement au XVIIe et au tout début du XXe siècle), augmentée de la double possibilité de se référer tant au locuteur qu’à l’énonciateur, représente le point de départ de l’article de Bernard Combettes («La linguistique historique et l’expressivité : les avatars d’une notion», pp. 45-56). Bien que présente en germe chez certains grammairiens de l’âge classique (notamment Nicolas Beauzée), la notion d’expressivité se stabilise dans le domaine de la linguistique historique grâce aux spéculations de Bally et de Meillet, qui lui reconnaissent un rôle fondamental dans l’évolution des langues. Alternant avec les notions d’insistance et d’emphase et peu sujette à une théorisation autonome, l’expressivité continue d’être vue comme un facteur d’innovation chez les historiens de la langue de la première moitié du XXe siècle (en particulier Brunot & Bruneau, 1961) tant dans le domaine de la prosodie que de la morphosyntaxe et du lexique. En revanche, la période structuraliste voit une réduction de l’intérêt pour la question : exception faite de quelques travaux (par exemple l’étude synchronique sur l’ancien français de Wagner, 1974) qui mentionnent des dispositifs de mise en valeur ou en relief, la problématique de l’expressivité suit le même destin de marginalisation qui concerne en général la stylistique. Ce sont, par la suite, l’exploitation du domaine de l’énonciation et la prise en compte du phénomène de la grammaticalisation (surtout avec les travaux de Traugott, 1982 ; 1995, etc.) qui permettent la reprise des conceptions de Meillet, reconnu comme un précurseur. Dans le cadre du renouveau des études diachroniques qui s’opère grâce à l’observation des processus de grammaticalisation, l’auteur observe la mise en œuvre de la notion de subjectivité et le phénomène de la subjectivation, recoupant partiellement la notion d’expressivité, quoique le cadre théorique soit différent. Enfin, Combettes prend en considération l’intersubjectivité et illustre sa mise en valeur distincte, selon qu’on envisage la dimension communicationnelle ou la dimension énonciative.
Stéphane Bikialo & Julien Riault («Expressivité, exclamation et ponctuation», pp. 57-72) s’occupent de la forme archétypale de l’expressivité : l’exclamation et son marqueur graphique, le point d’exclamation. Avant de présenter, dans la deuxième partie, une étude de cas (l’ « écriture plate », voire « inexpressive », d’Annie Ernaux) l’article offre, à travers l’historicisation du point d’exclamation, un nouveau parcours diachronique et une dense mise au point épistémologique de la notion d’expressivité. Sont donc abordées plusieurs difficultés théoriques déjà évoquées dans les études précédentes et notamment : la relation dynamique qui s’instaure entre expressivité vs impressivité (cette dernière entendue, pragmatiquement, comme effet sur le destinataire), la question de la quantité et de l’usure du matériau verbal investi dans l’expressivité, la relation avec le corps (gestuelle, mimique) dans l’oral, les manifestations expressives dans l’écrit et, enfin, le lien problématique que l’expressivité entretient avec les notions de modalité et d’affectivité. Après avoir constaté la rareté des points d’exclamation dans la langue d’Annie Ernaux, se voulant « langue de tous » et se revendiquant comme « neutre » et « amodale », les auteurs montrent que la présence de ce marqueur de « pure expressivité » qu’est le point d’exclamation concerne prioritairement, dans l’écriture d’Ernaux, la représentation du discours autre (tout particulièrement les slogans politiques et publicitaires) et que son apparition est souvent introduite par une glose, ayant la fonction de « préparer » l’irruption de l’expressivité, ce qui accentue le style volontairement « plat » de la narratrice. Ces constatations permettent aux auteurs de revenir, en conclusion, sur la question capitale du caractère singulier vs collectif de l’expressivité.
Avec l’article suivant, de Marc Bonhomme («De l’expressivité des figures de discours», pp. 73-86), l’attention se déplace sur la rhétorique. Si cette dernière s’est intéressée à l’expressivité depuis l’Antiquité, une théorisation générale de la question fait largement défaut, les approches étant souvent lacunaires et tiraillées entre une conception de l’expressivité comme manifestation langagière de la force et des passions (dans le sillage de Arnaud & Nicole, Bernard Lamy, etc.) et une optique « cognitive », visant l’opération de mise en relief (à partir de Marmontel). S’interrogeant sur la spécificité de l’expressivité figurale, Bonhomme propose une approche rhétorico-pragmatique qui appréhende ce phénomène en tant que processus discursif, défini comme un « positionnement énonciatif ostensible», susceptible de se concrétiser tant sur les saillances formelles que sémantiques et de cumuler des composantes affectives, axiologiques, tensionnelles. Le modèle de Bonhomme met ainsi en relation quelques facteurs majeurs du déploiement figural : ceux de « matrice rhétorique », de « saillance » et d’« effet » pragmatique et interactif. Organisant sa démonstration sur trois niveaux (infradiscursif, discursif, interactif) et concentrant ses exemples sur un nombre réduit de figures (la métaphore, l’hyperbole et le mot-valise), l’auteur parvient à distinguer trois éléments porteurs d’expressivité : le potentiel (relatif au fonctionnement des matrices rhétoriques à un niveau infradiscursif), la portée (relative à l’activité énonciative marquée se produisant à l’occasion des saillances figurales) et l’effet (instable et évaluable à la réception, pouvant converger ou non avec la portée expressive). Reprenant dans un nouveau contexte théorique quelques-uns des questionnements qui traversent entièrement ce numéro de Langages (question de la subjectivité, de l’émotion, de la routinisation discursive, etc.), l’étude de Bonhomme montre aussi la valeur heuristique des modes d’expressivité définis par Legallois et François (2012), qui feront l’objet du dernier travail du recueil : à savoir les modes pathémique, mimésique et éthique.
Dans l’article «Formes de la prédication phrastique et expressivité» (pp. 87-102), Nicolas Laurent se concentre sur deux ensembles de réalisation de l’expressivité, dégagés à partir des remarques formulées à ce sujet par Guillaume : d’un côté, les interjections émotives et les énoncés à la première personne, du type : « J’ai mal à la tête » et, de l’autre, les phrases construites à partir d’un présentatif corrélatif c’est …qu-, il (n’) y a (que) … qu-, ce qu- …, c’est. Prenant comme point de départ la relation quantitative inverse que Guillaume suppose exister entre l’expressivité et le volume phrastique de l’expression (Aïe ou Ahi seraient plus expressifs que J’ai mal à la tête ; Chut ! plus que Taisez-vous ! etc.), Laurent analyse, dans un premier moment, l’expressivité implicite des interjections émotives et des énoncés à la première personne, ou « énoncés égologiques », ce qui donne lieu à une comparaison de leurs propriétés convergentes et divergentes. Tout en reconnaissant à Guillaume le mérite d’avoir mis sur la voie de deux types différents d’expressivité, l’auteur souligne l’antagonisme qui en caractérise le fonctionnement, l’un tendant à la réduction et l’autre à l’augmentation du matériel phrastique mis en jeu. Dans la deuxième partie de l’article, Laurent illustre, en effet, l’expressivité du deuxième type (i.e. les constructions à présentatif corrélatif), montrant qu’elle est de nature explicite et qu’elle comporte, à l’opposé de celle du premier type, une extension du volume phrastique (ex. Pierre est venu vs C’est Pierre qui est venu). Du point de vue de la prédicativité (l’auteur prend soin de signaler que d’autres formes d’expressivité sont possibles, par exemple celles qui relèvent de l’ordre des mots), l’article décrit ainsi deux structures qui s’opposent, entre autres, par le rapport qu’elles établissent respectivement avec le sujet d’énonciation et l’allocutaire (le microsystème interjectif-égologique pouvant fonctionner sans allocutaire, les phrases présentatives corrélatives portant, en revanche, sans restriction, sur le moi ou sur le hors-moi). Comme l’observe Laurent, la possibilité de construire une « grammaire de l’expressivité », évoquée par Wilmet dès 1984, revient à théoriser celle-ci « dialectiquement et cinétiquement », dans le cadre d’une pensée systématique de la langue, apte à faire comprendre ce qu’est l’acte prédicatif, voire « ce que l’on fait quand on prédique ».
Une palette nettement plus élargie de manifestations de l’expressivité est prise en compte dans le dernier article du numéro (Dominique Legallois, «Analyse critique des éléments définitoires du phénomène expressif», pp. 103-118). Après avoir présenté, dans une première section de son article, les trois « modes expressifs » (pathémique, mimésique, éthique), ayant déjà fait l’objet d’une réflexion (Legallois et François, 2012), Legallois s’attache à illustrer toute la complexité de la notion d’expressivité, qui échappe tant à la dimension émotionnelle-affective dans laquelle on l’a traditionnellement cantonnée, qu’à l’observation de cet ensemble de phénomènes que la culture anglosaxonne désigne du nom d’expressive (en anglais) : interjections, onomatopées, marqueurs de mirativité, d’emphase, vocatifs, intensifieurs, etc. Outre les effets émotionnels que produisent certains «expressifs discursifs », dont Legallois commente un exemple efficace, par ailleurs puisé dans les travaux de pragmatique cognitive de Saussure et Wharton (2019), l’auteur se concentre sur deux autres facteurs trop souvent délaissés : l’interprétation de l’éthos de l’énonciateur (ce qui, dans son modèle, constitue le mode éthique) et la représentativité de la scène (ce que Perelman & Oltrechts-Tyteca appellent « l’effet de présence » et qui, dans la triade de Legallois, correspond au mode mimésique). C’est l’approfondissement de ce mode qui occupe la deuxième section de son étude : loin de se borner aux cas de figure classiques (l’ekphrasis, l’hypotypose, etc.), Laurent prend en considération un type de discours réputé totalement étranger à l’émotion : le discours scientifique. Ce dernier présenterait des effets d’expressivité mimésique consistant dans les procédés de monstration du raisonnement, de mise en valeur des passages, d’exhibition de la structuration textuelle, qu’on peut globalement ramener aux stratégies d’enargeia (latin : evidentia). Deux notions complémentaires font l’objet des deux dernières sections de l’article : la dé-formation (démarcation évidente de l’emploi standard, que Legallois illustre à travers quatre exemples) et la monstration. Le statut de l’acte de monstration (inhérent ou pas à l’expressivité, pouvant se présenter aussi dans des fonctionnements langagiers non expressifs) forme le questionnement problématique sur lequel se clôt l’étude de Legallois, qui avance alors une hypothèse de recherche de vaste envergure. Suivant celle-ci, l’expressivité, longtemps marginalisée dans les études de linguistique, pourrait aujourd’hui devenir « révélatrice de processus généraux en œuvre dans les énoncés » et permettre ainsi « des perspectives renouvelées sur la syntaxe, la sémantique et la pragmatique des langues » (p.116).

[Paola PAISSA]