Nataša RASCHI, La langue des mathématiques chez Diderot, Carocci, Roma 2020, 120 pp.
Dans La langue des mathématiques chez Diderot Nataša Raschi s’écarte de son autre domaine de recherche principal, la variation diatopique, pour explorer, comme son titre l’indique, la langue des mathématiques chez l’un des deux créateurs de l’Encyclopédie. L’auteure y montre à quel point les enjeux de cette langue de spécialité s’avèrent étonnamment proches des soucis des linguistes, notamment de ceux et celles qui se penchent sur la co-construction, la traduction et la vulgarisation des discours scientifiques. Cet ouvrage de 2020 fait suite à deux autres publications de Raschi, à savoir Il francese della matematica, de 2012, et La relation entre Diderot et d’Alembert : regards croisés sur leurs écrits de mathématiques, de 2017. Cette dernière, co-signée avec un expert en la matière, Giuseppe Saccomandi, et publiée dans la revue Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, témoigne de l’intérêt que la linguistique et la mathématique, « souvent et injustement opposées » (p. 19), partagent pour la production de Diderot et de D’Alembert.
L’ouvrage s’ouvre sur une introduction qui annonce l’objectif de « sonder le rapport existant entre la linguistique et les mathématiques dans un corpus de textes choisis » (p. 15) et précise deux points que Raschi développera en détail par la suite : d’une part le rapport entre les deux créateurs de l’Encyclopédie et leur approche différente face aux mathématiques et à l’écriture ; de l’autre la dualité qui caractérise toute production dans le domaine des mathématiques, où la langue se compose tant de textes que de signes, de connecteurs et de formules.
Les quatre chapitres de l’ouvrage sont répartis selon autant d’axes, qui mènent progressivement à la découverte de la langue et des positions de Diderot.
Le premier chapitre, intitulé L’analyse linguistique des textes mathématiques (pp. 19-28), est une mise en route qui examine les spécificités des textes et de la langue des mathématiques, en la comparant à d’autres langues de spécialité et en préparant ainsi le terrain pour l’analyse à la fois descriptive et comparative qui suit. L’attention de Raschi se concentre ici avant tout sur le lexique, selon trois principes qu’elle considère comme prioritaires : « la nominalisation en tant que facteur syntaxique » (p. 21), « les mots composés comme phénomène d’intérêt morphologique » (p. 21) et le rapport « entre signifié et signifiant dans les particularités sémantiques » (p. 21). L’auteure problématise ensuite le transfert de certaines unités linguistiques de la langue commune à la langue des mathématiques et vice-versa. De plus, elle ne manque pas de mentionner les emprunts et les calques d’autres langues, les formes contractées accompagnant les symboles graphiques, ou les définitions éponymes telles que ‘le théorème de Pythagore’, autant de phénomènes linguistiques qui caractérisent – par excès ou par défaut – la presque totalité des langues de spécialité.
Après un bref aperçu sur Diderot, le deuxième chapitre, intitulé Les mathématiques chez Diderot (pp. 29-45),propose des analyses détaillées des quatre œuvres qui constituent le corpus analysé et qui donnent leur titre à autant de sous-sections. Il est premièrement question des Mémoires sur différents sujets de mathématiques (pp. 32-37),dans lesquels on entre en partant du frontispice, pour arriver enfin aux consignes visant à vérifier l’acquisition des théories par les destinataires des mémoires. Puisque ces consignes étaient absentes des ouvrages de l’époque, leur présence constitue, selon Raschi, un premier élément de modernité linguistique chez le mathématicien. La deuxième œuvre analysée par Raschi est Sur deux mémoires de D’Alembert (pp. 37-38), l’un concernant le calcul des probabilités et l’autre l’inoculation. L’auteure y anticipe très brièvement des sujets qu’elle analysera plus en détail dans la continuation de son ouvrage, et plus particulièrement dans le quatrième chapitre. Nataša Raschi passe ensuite aux Écrits divers de mathématiques (pp. 38-43),où l’on retrouve d’autres éléments de modernité tant dans les sujets que dans l’écriture de Diderot. Elle souligne, entre autres, l’attention que le philosophe porte à l’éducation mathématique des enfants et des femmes, ainsi que l’utilisation des pronoms personnels à la première personne du singulier et du pluriel pour impliquer son destinataire. Comme elle l’écrit, « Ces pronoms, totalement absents des mémoires de D’Alembert, ont ici la fonction d’accompagner le destinataire et d’en partager la tâche en gardant une forme de dialogue avec ce dernier et en soulignant les bienfaits des acquis » (p. 40). La quatrième et dernière analyse porte sur Notice sur Clairaut (pp. 43-44), c’est-à-dire sur le nécrologe d’un mathématicien contemporain, où Diderot parvient à créer un parallèle entre le défunt et D’Alembert, en mettant en évidence tant leurs génies que leurs rivalités.
De la totalité des quatre écrits présentés dans le deuxième chapitre se dégage une première distinction entre les deux académiciens de l’Encyclopédie : d’un côté un Diderot empiriste, visant à utiliser les mathématiques pour résoudre des problèmes concrets de son époque ; de l’autre un D’Alembert mathématicien pur, qui mise sur les mathématiques pour faire abstraction de la réalité. Pour le dire avec les mots de Raschi : « Diderot reste un empiriste, alors que D’Alembert est un mathématicien pur pour qui l’objectif ultime est l’abstraction, une divergence qui concerne non seulement l’expression mathématique, mais surtout le rôle du savant et l’objectif que ce dernier envisage par son parcours de recherche » (p. 45).
Le troisième chapitre, intitulé Les mathématiques et l’acoustique (pp. 47-73), s’interroge davantage sur la distinction entre Diderot et D’Alembert, en comparant les mémoires que les deux académiciens ont écrits – intégralement en français – sur l’acoustique et en évoquant aussi les autres sujets qu’ils ont abordés. « Si la relation existant entre Diderot et D’Alembert se concentre essentiellement sur l’Encyclopédie qu’ils co-dirigent, ils se penchent, chacun de son côté, sur des problèmes mathématiques cruciaux pour leur époque, tout comme pour le progrès de l’expression scientifique, allant de l’acoustique à la musique, de la théorie des probabilités à ses applications, des jeux de hasard à l’inoculation » (p. 47). La comparaison de Raschi se fait sur la toile de fond des productions scientifiques de l’époque, où des choix linguistiques très différents – tant textuels que scriptovisuels – confirment la dichotomie entre les « mathématiques pures » de D’Alembert et l’« enracinement empirique » de Diderot (p. 53). Tel un linguiste appliqué, ce dernier utilise les principes abstraits de la discipline pour donner un sens à la réalité et pour l’expliquer à des destinataires toujours présents dans ses démarches vulgarisatrices, dont l’approche énonciative, le système verbal, la syntaxe et l’alternance entre forme personnelle et impersonnelle ne sont que quelques-unes des manifestations que Raschi passe en revue.
Dans le quatrième et dernier chapitre, intitulé La forme dialogique dans les probabilités (pp. 75-96) et consacré aux mémoires sur les probabilités et l’inoculation que Raschi avait déjà esquissés dans le deuxième chapitre, l’auteure approfondit davantage la forme dialogique des écrits de Diderot, en détaillant la façon dont il met en scène ses positions et celles de D’Alembert. Dans le dialogue fictif entre ces deux académiciens, le péritexte aussi favorise la dimension visuelle et aide à renvoyer à l’une ou à l’autre voix, comme si la diatribe se passait sous les yeux des destinataires, qui s’approchent petit à petit des sujets de ces mémoires. Par la même démarche pédagogique, Raschi introduit d’abord le contexte de ces écrits mathématiques, en aidant ainsi à comprendre le sens de descriptions qui, tout comme les traductions, sont toujours des interprétations ciblant des destinataires. Elle offre par la suite une lecture à deux vitesses. Les personnes les plus pressées ne saisiront que l’importance de l’oralité dans la parole de Diderot, en découvrant la façon dont ce dernier a créé « une forme dialogique fictionnelle entre lui et son rival » (p. 86) par l’alternance d’exposition et de déduction dans « un ensemble homogène où l’on distingue les tours de parole et les positions respectives » (p. 86). Ceux et celles qui prendront le temps de lire les nombreuses notes en bas de page entreront par contre dans les détails et les enjeux des procédés linguistiques analysés, en se référant à des études tant sur les textes écrits que sur l’oralité de la parole, que Raschi a fréquentées pour rendre compte des mouvements de ces interactions verbales visualisées à l’écrit.
La conclusion de l’ouvrage résume en quoi l’écriture pédagogique de Diderot est rivée sur une expérience qui vient à l’appui de ses idées et sur la « fonction de médiation-traduction garantie par la langue » (p. 97), qui fixe et transmet le savoir – en l’occurrence mathématique – tant pour les destinataires de l’époque que pour les destinataires d’aujourd’hui. Elle se termine par une citation de Condillac, qui affirme que « l’étude des mathématiques n’est autre chose que l’étude d’une langue » (p. 100) et qui par ses mots justifie l’objectif initial de Raschi ainsi que le chemin qu’elle a parcouru pour l’atteindre.
La bibliographie qui clôt l’ouvrage se compose de quatre volets, permettant de mieux s’orienter dans la multiplicité d’auteurs que Raschi a consultés. Dans Œuvres analysées, l’auteure fait état de ses fréquentations des textes de Diderot, de D’Alembert et de quelques autres mathématiciens de l’époque, tels que Bernouilli, Condillac ou Condorcet. Dans Études sur Diderot,elle témoigne de l’amplitude de ses recherches sur le sujet qu’elle traite et fait part des références sur lesquelles ses analyses se sont largement appuyées. Dans Études de linguistique, elle dresse la longue liste des études consultées pour analyser la parole écrite, sans oublier l’oralité des interactions verbales. Dans Études sur les mathématiques, elle présente enfin tous les textes qui lui ont permis de s’initier en profondeur à la matière dans laquelle elle nous conduit.
[Natacha NIEMANTS]