Marianne LEDERER, Madeleine STRATFORD (éds.), Culture et traduction. Au-delà des mots

di | 7 Luglio 2022

Marianne LEDERER, Madeleine STRATFORD (éds.), Culture et traduction. Au-delà des mots, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 197.

Dans le sillage du tournant “culturel” des années 90, ce volume s’émancipe de la conception rassurante et stéréotypée de la traduction en tant qu’opération binaire de nature linguistique et réhabilite l’élément culturel, lequel ne s’oppose pas forcément à la norme ni ne semble poser de problèmes spécifiques lors du passage traductif. Partant du présupposé que la culture peut être entendue au sens social, comme la somme des éléments propres à un groupe d’humains ayant en commun une vision du monde et des coutumes, ainsi que spécialisé, comme “savoir” réservé à certains domaines tels la philosophie, les arts, les sciences naturelles, etc., les contributions réunies dans cet ouvrage envisagent de plusieurs perspectives sa relation avec la traduction. Elles sont articulées en trois volets, dont le premier (Faits culturels) comprend les études portant sur les processus cognitifs qui sous-tendent le transfert linguistique d’un ou plusieurs aspects culturels. Respectivement, Marianne LEDERER (La culture, pierre angulaire du traduire, pp. 17-30) soutient avec conviction que les éléments culturels n’entravent pas la traduction. S’appuyant tant à la théorie (interprétative) qu’à la pratique, elle veut démontrer que le culturel est présent dans tous les textes et qu’il ne l’est jamais complètement en un seul. Par conséquent, il n’existe pas un traitement unique en traduction, car celui-ci dépend à chaque fois du contexte et de la visée (Skopos). De plus, tout discours est axé sur une combinaison d’explicite et d’implicite ; ce qui démontre que le sens réside non seulement dans la langue, mais aussi dans le contexte situationnel et qu’on le comprend, afin de le reformuler, à travers un processus en deux temps (déverbalisation et reverbalisation). Il en va de même avec les faits culturels, dont la difficulté en traduction est celle que pose tout autre élément, à savoir réussir à restituer l’atmosphère et « faire ressentir au lecteur sinon l’effet affectif complet, du moins l’effet notionnel qui fera naître une appréhension rationnelle de l’affectif ressenti par le lecteur original » (p. 25). Une traduction qui, tout en recréant, préserve les valeurs dont le texte est porteur ne sera jamais une perte.

De son côté, Isabelle COLLOMBAT (La traduction de la métaphore comme acte de médiation culturelle, pp. 31-43) s’attache aux métaphores non littéraires (« fonctionnelles »), se situant ainsi à mi-chemin entre la traductologie et la métaphorologie. En analysant un corpus parallèle anglais-français d’extraits de revues de vulgarisation scientifique, elle veut démontrer que la métaphore (image), considérée selon son appartenance à des catégories (comparaison, métaphore in praesentia, métaphore in absentia, analogie) relève aussi bien du cognitif que du culturel et que, si la traduction est le résultat d’une interaction communicative, la traduction de la métaphore consiste dans la résolution d’une double interaction (intralinguale et interlinguale). Eu égard aux domaines et aux sous-catégories d’éléments expérentiels (vie quotidienne, techniques courantes, alimentation, nature, interpellation du lecteur), Collombat observe la tendance à une réduction, voire une « neutralisation », des référents culturels, à travers des stratégies comme le remplacement par une image lexicalisée, la réexpression de façon littérale des constituants sémantiques du comparé et du comparant, la suppression de l’image.

Se penchant également sur la traduction des métaphores, Antin FOUGNER RYDNING (La traduction du culturel vue à la lumière du conceptuel, pp. 45-55) étudie les textes pragmatiques, extraits d’une expérience de traduction in vivo filmée et enregistrée par le logiciel Translogos, et se concentre sur la représentation mentale du sens de certaines expressions françaises culturellement marquées et sur sa restitution en norvégien, en référence aux théories de la métaphore et de la métonymie conceptuelle (TMMC) ainsi que de l’intégration conceptuelle (TIC). L’approche cognitive de la traduction permet de représenter conceptuellement les processus mentaux dont rendent compte ici trois experts-traducteurs tant au niveau de la construction qu’à celui de la reconstruction du sens.

Le deuxième volet (Questions de genre) prend en examen les enjeux de la traduction littéraire avec une attention particulière à l’écriture féminine. Dans son article (Traduction et canon littéraire. La généalogie féminine de Maria Mercè-Marçal, pp. 59-70), Caterina RIBA illustre le projet littéraire de Maria-Mercè Marçal, poète et traductrice catalane qui, dans le cadre de la vision féministe de deuxième vague et inspirée par les auteurs classiques gréco-latins, se sert de la traduction et de l’intertextualité pour trouver elle-même une place au sein de la tradition littéraire, dans le but de promouvoir une nouvelle image de la femme dans la littérature et un démontage des clichés féminins. Dans ses poèmes se dessine une véritable « genealogia femenina » par le biais de citations et de renvois aux vers d’autres écrivaines telles que Sappho, Plath, Akmatova, Tsvetaïeva, Vivien, dont certaines injustement marginalisées.

En traducteur professionnel au Parlement du Canada, Benoît LAFLAMME (Traduire un sexe et un genre autre. Récit d’une expérience de l’empathie, pp. 71-84) se mesure avec la poésie engagée de Kara-lee Mac Donald, féministe canadienne dont l’existence tragique (Eating matters est le titre d’un recueil de poèmes en prose, Giving up celui d’un roman) lui demande d’interposer le filtre de la musique, du dessin, du collage pour réussir à définir sa posture éthique et pour décrire une expérience de l’empathie (traducteur comme « témoin secondaire », « allié ») selon l’approche de la recherche-création, celle-ci combinant la recherche et la création artistique. Le traducteur ouvre son espace à l’autre afin de le comprendre, s’offre en tant que porte-voix dans une culture « où il ne parviendrait pas à s’exprimer de manière aussi éloquente que dans la langue originale » (p. 77).

Le troisième volet (Postcolonialisme) réunit trois études sur les enjeux postcoloniaux qui sont incontournables lorsqu’on aborde la traduction culturelle. Les ouvrages parus en Afrique et dans la Caraïbe francophone ont contribué à démentir l’homogénéité culturelle et le préjugé eurocentrique de la traduction littéraire. L’article de Corinne Mencé-Caster (Traduire la Caraïbe. Étude sur les modalités de la traduction des textes caribéens plurilingues, pp. 87-98) porte sur la traduction des textes caribéens plurilingues au prisme du modèle de la Relation conçu par Edouard Glissant. Particulièrement, la traduction de la littérature caraïbéenne, provenant d’un lieu presque archétypal, incarne une nouvelle conception du traduire comme respect du plurilinguisme et comme restitution de l’hétérogénéité culturelle. Dans la perspective d’un Nous, et non plus d’une dichotomie entre le Soi et l’Autre, on ne traduit pas tant pour établir un rapport d’identité avec l’original que pour s’émanciper de la polarité entre les langues concernées, ainsi que des idéologies identitaires propres du contexte postcolonial. Tant écrire que traduire posent le problème de la langue d’écriture et par conséquent impliquent une réflexion sur les modalités de ré-écriture de cette langue. Mence-Caster propose de repenser la traduction en tant que projet à l’origine d’un « objet sémiotique nouveau » exprimant les potentialités d’une langue et d’une culture encore inexplorées.

On retrouve encore Glissant dans l’étude de Loïc CÉry (La traductologie au risque de la créolisation. Approche de la relation traduisante d’Édouard Glissant, pp. 99-110), lequel réévalue sa conception de la Relation traduisante et sa position traductologique par rapport à l’ancien débat théorique et à certains modèles de référence (Berman et la dimension éthique la traduction ; Benjamin et l’existence d’un “pur langage”) dont elle s’écarte, s’apparentant plutôt à la notion heideggérienne de « renoncement » qui est sous-entendue dans le mouvement vers l’Autre. En ce sens, traduire présuppose l’abandon de ses propres schémas conceptuels et la traduction peut être conçue comme une praxis de cet idéal de Relation. Comme l’observe Céry, Glissant préconise la réalisation pragmatique de ce « langage de relation », non pas de manière prescriptive mais plutôt en ouvrant une perspective plus ample sur la traduction.

L’étude de Chiara Denti (Traduire l’hétérolinguisme ou aller au-delà du public monolingue. Réflexions à partir des textes postcoloniaux francophones, pp. 111-122) illustre concrètement l’orientation eurocentrique à l’homogénéisation dont parle Mencé-Caster, en analysant les traductions italiennes et anglaises de romans dont la langue vernaculaire créolisée finit par être annulée (l’auteure parle d’une « absorption glottophagique ») dans les versions traduites. Denti soutient qu’une ouverture de la part aussi bien des traducteurs que des éditeurs est indispensable pour que l’hétérolinguisme (Grutman) et l’effet de métissage soient préservés dans le passage traductif. La réflexion traductologique a souvent délaissé la question de la co-présence de plusieurs langues, si ce n’est que pour en reconnaître le caractère problématique (Berman) et l’incompatibilité foncière avec le processus traductif. En revanche, selon Denti, c’est justement à partir de l’hybridité linguistique et culturelle qu’il faudrait repenser la pratique de la traduction ; en effet, certaines littératures (Patrice Nganang, Patrick Chamoiseau, Gisèle Pineau, Florent Couao-Zotti) dans lesquelles se pose le problème du code-switching, impliquent l’abandon des concepts rassurants tels « texte de départ », « texte étranger », « texte source » à traduire dans une langue précise, homogène, unique. Cependant, les traductions actuelles de ces œuvres, en raison de l’appareil paratextuel qui les accompagne (glossaires, notes, annexes, etc.), visent la lisibilité en donnant l’impression de s’adresser à un lecteur unilingue (le « lecteur modèle »), dont la compréhension et la représentation vis-à-vis d’un narrataire hétérogène devraient plutôt être remises en cause.

La dernière partie (Hybridation) du volume aborde la question du plurilinguisme dans les œuvres littéraires, comme le démontrent différents auteurs italiens (Andrea Camilleri, Erri De Luca, Salvatore Niffoi, Carmine Abate) que l’on pourrait considérer hétérolingues au même titre que les écrivains postcoloniaux, dans la mesure où ils utilisent des variantes régionales mêlées avec l’italien standard. Les contributions de ce volet prennent en examen un amalgame (koinè) de langue vernaculaire géographiquement marquée et de langues étrangères. D’après Gerardo Acerenza et Anke Grutschus (Hybridation linguistique et traduction. Entre « défamiliarisation » et standardisation, pp. 125-139), si celui de Camilleri est un idiolecte « interlangue », les variantes napolitaine et calabraise de De Luca et d’Abate alternent avec d’autres idiomes étrangers comme l’allemand et le turc. Dans les traductions française, allemande et espagnole de leurs romans (respectivement Il giro di boa, Montedidio, La moto di Scanderbeg), on assiste à une véritable standardisation de l’hybridité langagière qui est l’un de leurs traits les plus caractéristiques. Par ailleurs, les auteurs analysent les stratégies mises en acte par les traducteurs. Le dialecte napolitain a une fonction stylistique fondamentale dans le roman de De Luca, à tel point qu’il peut s’accompagner de la traduction en italien standard ou bien se trouver italianisé, sauf dans les phrases figées ou les proverbes qui ne sont pas traduits. Le plurilinguisme du roman d’Abate est beaucoup plus complexe, du fait de l’écart linguistique et culturel entre les langues ou les dialectes utilisés et l’italien standard que la traductrice tente de combler en ayant recours aux notes en bas de page. Quant au roman de Camilleri, qui s’auto-définit un «giocoliere del dialetto », une variante hybride du dialecte de Porto Empedocle (Agrigento) cohabite avec différents registres de l’italien, ayant comme résultat un effet essentiellement ludique. Face à une telle complexité variationnelle (il suffit de penser à l’idiolecte du personnage Catarella), les traducteurs ont choisi leurs propres stratégies : l’une (Dominique Vittoz) en puisant dans le franco-provençal de Lyon, l’autre (Serge Quadruppani) en traduisant presque toujours le dialecte sicilien en français standard ou, dans de rares cas, « occitanisé ». En l’occurrence, parmi les stratégies traductives employées pour les trois romans du corpus, la standardisation prévaut sur l’adaptation et sur la « défamiliarisation », celle-ci envisagée par Grutschus pour le traitement de la variation diatopique.

Florence Courriol- Seita (Les dialectes ou la pensée de l’écart en traduction. L’exemple italien, pp. 141-153) offre son point de vue encore sur les versions françaises des romans de Niffoi et de Camilleri, dans lesquelles la restitution du vernaculaire contribue au rejet du prétendu « monolinguisme national » tant de la France que de l’Italie. En empruntant la définition de « case vide dialectale » et d’«écritures déviances » (Folkart), l’auteur examine les particularismes dialectaux des romans italiens contemporains qui se soustraient au transfert traductif et sont censés empêcher la compréhension du lecteur étranger. Se rapportant à une réalité historique, littéraire et linguistique assez complexe, l’auteure ne peut que constater une asymétrie constitutive et insurmontable (pour Nida l’un des « lieux de l’intraduisibilité ») entre les situations italienne et française. Courriol-Seita privilégie néanmoins l’approche pragmatique de Eco, notamment cet « effet de lecture » de l’élément dialectal, son caractère « étranger », qui devrait être restitué dans la traduction comme la trace visible de l’altérité. L’écart du texte source demande à être comblé par un nouvel effet de ré-énonciation, en projetant sa force de subversion sur la langue vernaculaire cible.

C’est encore à Salvatore Niffoi qu’Adriana Orlandi (Plurilinguisme et traduction. La traduction française de La Vedova scalza de Salvatore Niffoi, pp. 155-167) consacre l’article qui clôt ce volume, en se focalisant sur les solutions exploitées par Vittoz dans la traduction des œuvres du romancier de la Nouvelle vague littéraire sarde. La traductrice s’inspire à l’effet que les écritures des Antilles et de l’Afrique postcoloniale pourvoient en français pour recréer une combinaison de régionalismes, de formes désuètes, d’expressions familières et de néologismes, laquelle semble concrétiser ce « nouveau langage » tant recherché par Glissant. Celle de Niffoi est une écriture composite qui mêle au moins cinq variétés, dont le dialecte sarde, le dialecte italianisé et l’italien régional de Sardaigne qui coexistent avec l’italien familier et standard. Ce mosaïque diatopique, diastratique et diaphasique est à l’origine d’un effet de dépaysement chez le lecteur français. Au lieu de recourir systématiquement au seul patois (ici le lyonnais), dont découlerait une transculturation globale du texte, Vittoz se sert, en les dosant, de différentes variétés du français dans le but de reproduire les effets d’un style, celui de Niffoi, très riche et complexe. Pour ce faire, la stratégie de la compensation s’avère très efficace : on y fait appel lorsqu’il s’agit de traduire des mots ou des expressions qui normalement ne posent aucun problème mais dont l’introduction concourt efficacement à la recréation d’une ambiance.

[Simona Pollicino]

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