Alain RABATEL, La confrontation des points de vue dans la dynamique figurale des discours : Énonciation et interprétation

di | 6 Luglio 2022

Alain RABATEL, La confrontation des points de vue dans la dynamique figurale des discours : Énonciation et interprétation, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2021, 664 pages.

Le dernier volume d’Alain Rabatel, La confrontation des points de vue dans la dynamique figurale des discours : Énonciation et interprétation, enrichit un cycle d’ouvrages qui forment l’« architecture pragma-énonciative » (p. 20) de ses travaux, articulant les évolutions des conceptions théoriques et des outils élaborés par l’auteur au fil des années. Entamé en 1998 avec la publication de La Construction textuelle du point de vue, le cycle développant la réflexion théorique et méthodologique sur les points de vue (PDV) s’est poursuivie en 2008 avec Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome 1. Les points de vue et la logique de la narration. Tome 2. Dialogisme et polyphonie dans le récit et en 2017 avec Pour une lecture linguistique et critique des médias. Éthique, empathie, point(s) de vue. L’objectif de ce dernier volume paru en 2021 est de proposer un cadre global pour appréhender la figuralité et sa dynamique dans la matérialité linguistique à partir d’une perspective pragma-énonciative, qui prend en compte tous les paliers de la textualité. L’ouvrage se voudrait « un antidote à tous [l]es processus d’invisibilisation », dans la mesure où la dynamique figurale peut être envisagée comme « un processus d’individuation qui revendique la liberté du sujet parlant face aux dogmatismes et aux conformismes ambiants » (pp. 15-16). L’attention est ainsi dirigée sur les diverses dimensions de la signifiance des dynamiques de la figuralité ainsi que sur la place et la nature de l’instance de production – locuteur(s)/énonciateur(s) – et de l’instance de réception/interprétation.

Il s’agit d’un ouvrage dense, qui étale sa richesse théorique et méthodologique sur plus de 600 pages, bien qu’il favorise également plusieurs parcours de lecture transversaux. Le volume s’ouvre sur une introduction générale (pp. 9-79) qui présente les fondements ontologiques, culturels et politiques de l’approche pragma-énonciative de la dynamique figurale développée par Rabatel. Elle est essentielle pour avoir accès aux différentes notions qui sont ensuite mobilisées et articulées dans les chapitres suivants. Après avoir établi une conception élargie de la notion de figure – considérée à la fois comme une « forme sensible qui représente de façon iconique/mimétique un référent ou une idée » et comme une « mise en forme particulièrement parlante d’une idée qu’on présente à l’esprit ou se représente » (p. 21) – ce sont la notion de saillance et la conception ex positivo de l’écart qui définissent les contours de la dynamique figurale énonciative et interprétative explorée dans l’ouvrage. L’approche de Rabatel présuppose en effet que « tout phénomène énonciatif saillant est de nature à faire figure » (p. 24) et que le fait figural implique un écart par rapport à une actualisation attendue. Cela entraîne des conflits ou bien des jeux entre « la construction d’une attente et la réponse proposée », qui peuvent fonctionner aussi bien in praesentia que in absentia, sans qu’il soit pour autant possible de se passer d’un travail interprétatif plus ou moins complexe (p. 29). D’après Rabatel, la dynamique figurale et ses effets pragmatiques peuvent être analysés comme une construction de points de vue en confrontation. Il s’agit plus précisément d’une confrontation qui n’est pas nécessairement agonale ou conceptuelle, mais peut donner lieu à une énonciation problématisante qui cherche à rendre compte de la complexité. L’auteur présente ensuite les outils théorico-pratiques élaborés au cours de ses travaux et exploités dans les chapitres suivants (pp. 29-69) : la distinction locuteur-énonciateur, la notion linguistique de point de vue (PDV), les stratégies d’expression du PDV, les marques et les indices du PDV aux différents niveaux de la langue, son empan (micro-, méso- et macro-PDV), la question de la prise en charge des PDV jusqu’à arriver enfin aux PDV en confrontation dans les figures, en mettant en relief les différents niveaux de confrontation et les mécanismes de saillance qui les caractérisent.Une réflexion concernant les diverses configurations du locuteur/énonciateur dans les textes achève l’introduction générale, introduisant aussi la notion de la figure d’auteur et ses composantes.

Les vingt-deux chapitres dont l’ouvrage se compose sont regroupés en trois parties principales, chacune encadrée par une introduction et une conclusion. La première partie, Le travail du signifiant dans les figures de mots et jeux de mots et ses effets rhétorico-textuels et pragmatiques (pp. 81-291), s’intéresse aux figures de mots répertoriées traditionnellement par la rhétorique classique. En revenant sur la distinction entre figures de mots et figures de pensée, Rabatel propose une approche étendue au processus figural dans son ensemble, qui prend en compte la dimension énonciative de la figuralité et sa dimension configurante au plan textuel. À travers les neuf chapitres constituant cette partie, l’attention est consacrée à la problématique de la signifiance dans les jeux de mots ancrés dans la matérialité des signifiants. C’est sur le pouvoir évocateur des signifiants, ainsi que sur les relations entre le signifiant et le signifié ou le référent, que se penche la réflexion, tout en prenant également en considération la dimension textuelle de ces figures.

Le premier chapitre aborde la problématique générale de l’à-peu-près figural dans le cadre des noms propres des personnalités politiques dans la presse satirique, en mettant en relief la confrontation des points de vue qui ressort du jeu paronymique entre le nom propre modifié et le nom commun. La structure et le fonctionnement des contrepèteries – et notamment de celles in absentia – sont analysés dans le deuxième chapitre, qui montre l’actualisation d’une dynamique figurale aussi bien substitutive que cumulative. Une hiérarchisation des critères morphologiques, lexicaux, syntaxiques, sémantiques, interactionnels qui caractérisent les lapsus effectués avec un clavier d’ordinateur est ensuite proposée dans le troisième chapitre, où l’auteur montre que le lapsus peut constituer une création saillante, représentant un fait à la fois de production et de réception. Les figures du double sens et notamment la syllepse et l’antanaclase représentent l’objet d’étude du quatrième chapitre, avant d’être abordées dans un genre discursif peu étudié – les devinettes introduites par la question « Quel est le comble de ? » – dans le chapitre suivant. En l’occurrence, Rabatel met en évidence les mécanismes interprétatifs sur lesquels repose ce genre de blagues, qui se caractérisent par une posture de sous-énonciation. Les chapitres six et sept traitent des jeux de mots dans deux contextes fort différents : l’énonciation ludique et les litanies religieuses. Dans le premier cas, l’analyse porte sur les mécanismes de création lexicale qui s’appuient sur des préconstruits linguistiques et des prédiscours ; dans le second, c’est la saillance de la répétition lexicale, syntaxique ou figurale qui est mise en relief, en montrant les fonctions énonciativo-pragmatiques de ces formes de répétition dans la création d’un sens de communion entre les locuteurs récitant la litanie. Une forme différente de répétition, la répétition en avant, est explorée dans le chapitre huit à partir d’un poème religieux de Charles Péguy. L’étude porte en l’occurrence sur les énoncés variables qui suivent des marqueurs syntaxiques qui se répètent, en produisant une dynamique figurale au niveau textuel. Une analyse de la figure syntaxique de l’antimétabole est en revanche proposé dans le chapitre neuf, à travers la comparaison avec des figures similaires telles que le chiasme et la réversion. Deux classes principales d’antimétaboles (PLUS et MOINS) sont enfin distinguées par l’auteur en fonction de la convergence ou de la divergence des PDV, en dégageant en outre des figures d’énonciateur consensuelles ou agoniques.

Après avoir abordé la question de la signifiance dans la dynamique des figures de mots, la réflexion se dirige, dans la deuxième partie de l’ouvrage – Des figures de pensée à la construction textuelle du monde et des relations interpersonnelles (dans le monde du texte) (pp. 293-477) – sur les figures de pensée, qui reposent sur un jeu de significations au niveau des prédications à travers les divers paliers de l’organisation textuelle. Dans la progression des huit chapitres composant la deuxième partie, Rabatel s’intéresse à la dimension rhétorico-textuelle de la dynamique figurale et renouvelle l’étude des figures de pensée, en élargissant la réflexion aux phénomènes des listes, des énoncés détachables ainsi que des reformulations figurales, caractérisés par une nature énonciative originale.

Les figures traditionnelles de l’ironie et de l’humour sont explorées respectivement dans les chapitres dix et onze, en mettant en évidence les différences de fonctionnement de ces deux figures qui reposent sur un double jeu énonciatif. Alors que le PDV ironique est tout d’abord pris en charge de manière feinte avant que l’énonciateur ne fasse entendre de manière implicite son véritable PDV, l’humour présuppose un PDV explicite que l’énonciateur prend en charge en se distanciant ludiquement d’un PDV attendu implicite. Rabatel affirme ainsi que l’ironie s’associe d’une posture de sur-énonciation « implicite » (p. 326) qui entraîne la confrontation de PDV cumulatifs, tandis que l’humour comporte une sous-énonciation et des PDV substitutifs, donnant lieu à une confrontation de PDV moins tendue. La figure de l’hyperbole ainsi que son statut de hyper-assertion sont ensuite analysés dans le chapitre douze, alors que le chapitre suivant propose une réflexion sur le paradoxe en relation avec la notion d’altérité. L’auteur avance ainsi une conception ouverte des processus d’altérisation, avant de problématiser les notions d’altérité et d’altérisation d’une perspective linguistique. La figure de la liste et l’effet liste sont ensuite abordés dans le chapitre quatorze, dans lequel Rabatel prend de la distance de la thèse d’un énonciateur qui serait absent dans ce type d’énonciation. À partir de l’étude de listes inédites au sein de romans historiques remontant aux XIXe et au XXe siècles, il montre en effet que le principe de sélection à l’origine de la liste relève des intentions du locuteur/énonciateur qui l’a rédigée, en assumant ainsi une posture de sur-énonciateur. La dimension parémique des énoncés détachables dans des articles du Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville est analysée dans le chapitre quinze, qui met en relief comment les différentes fonctions pragma-énonciatives de ces énoncés peuvent être explorées en relation avec les postures de co-, sur- et sous-énonciation. Les deux derniers chapitres de la deuxième partie de l’ouvrage traitent enfin de phénomènes formulaires. Plus précisément, le chapitre seize dégage les caractéristiques principales de reformulations anaphoriques à valeur résomptive/conceptuelle ; le chapitre dix-sept aborde en revanche la question d’une figuralité notionnelle et linguistique qui serait propre à certains genres textuels ou encore à certaines visées énonciatives et pragmatiques, à partir de l’étude de flux de reformulations en chaîne.

Si les deux premières parties de l’ouvrage abordent les dynamiques de la signifiance de deux côtés différents, en recoupant la distinction traditionnelle entre figures de mot(s) et figures de pensée, la troisième et dernière partie – Figuralité et figures d’auteur : idiolecte, style et éthos (pp. 479-567) – étudie la dynamique figurale en la rapportant à la figure d’auteur, qui va inévitablement de pair avec la question du style. Après avoir identifié neuf niveaux de manifestation de la signifiance dans la dynamique figurale – six en relation avec les figures de mots et trois avec les figures de pensée – Rabatel présente la figure d’auteur en lien avec les notions affines du style, de l’idiolecte et de l’éthos. Construite dans et par le texte, la figure d’auteur est en effet ce qui « donne son sens à ses composantes idiolectales, stylistiques et éthotiques » (p. 481).

Une analyse énonciativo-interactionnelle de l’idiolecte est au cœur du chapitre ouvrant la troisième partie, le chapitre dix-huit, où il est appréhendé comme un ensemble de caractéristiques linguistiques et de savoirs encyclopédiques étant reconnues comme propres à un locuteur déterminé. Le chapitre dix-neuf présente ensuite une réflexion sur les moyens d’expression du style, en le considérant dans ses rapports avec la stylistique ; Rabatel propose en outre une didactisation du style dans la langue, en prônant une approche moniste. Les différences entre les notions de style, d’idiolecte et d’éthos sont explorées dans le chapitre vingt, dans lequel l’auteur invite à envisager le style comme un fait à la fois de production et de réception, qui résulte des tensions entre un pôle singularisant et un pôle universalisant. Comme l’affirme Rabatel, il faut « penser ces trois notions comme des sous-ensembles rendant compte de l’expression et de la manifestation linguistique de la subjectivité socialisée des locuteurs et au-delà des sujets parlants, selon leurs manifestations, les sphères où ils se déploient et les objectifs qu’ils s’assignent » (p. 484). À partir de la dialectique du singulier et du social, les deux chapitres conclusifs s’intéressent à la figure d’auteur dans deux contextes différents : la figure d’auteur littéraire qui émane de l’œuvre de Pierre Bergounioux (chapitre vingt-et-un) et la figure d’auteur de Jean-Michel Adam à partir de ses ouvrages défendant sa conception de la linguistique textuelle (chapitre vingt-deux). Dans ce cas, Rabatel montre la coexistence de deux figures d’auteur – la figure d’un auteur linguiste et celle d’un auteur vulgarisateur – qui comportent autant de postures énonciatives différentes et complémentaires.

Dans la conclusion générale, Rabatel propose une mise en perspective des différentes études qui composent le volume, en mettant en évidence les apports principaux. Il résume la spécificité et l’originalité de son approche linguistique, énonciative et pragmatique au fait figural, dans le cadre d’une démarche qui se veut intégrative de même que linguistique et socialisée. Il met en outre l’accent sur l’importance du processus interprétatif qui se pose à l’intersection de la dialectique entre les jeux mis en œuvre par le locuteur/énonciateur et ceux actualisés par le récepteur/interprète.

L’ouvrage se termine par une riche bibliographie s’étendant sur environ quarante pages (pp. 581-620), suivie d’un Index nominum (pp. 621-628) et d’un Index rerum (p. 629-641) qui facilitent des parcours de lecture transversaux au sein d’un ouvrage qui montre la fécondité des figures et de la dynamique figurale, pouvant être envisagées comme des « moyens pour mieux penser, mieux conceptualiser de nouvelles réalités inaperçues jusqu’alors, dans l’ordre du monde comme dans celui du langage. […] comme un instrument de compréhension et d’action, associant perspicacité, profondeur, drôlerie et enthousiasme communicatif s’il se peut, le rire ou le sourire valant toujours mieux que la déploration » (p. 579).

Références bibliographiques citées

Rabatel, Alain, 1998, La Construction textuelle du point de vue, Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé.

Rabatel, Alain, 2008, Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome 1. Les points de vue et la logique de la narration. Tome 2. Dialogisme et polyphonie dans le récit, Limoges, Lambert-Lucas.

Rabatel, Alain, 2017, Pour une lecture linguistique et critique des médias. Éthique, empathie, point(s) de vue, Limoges, Lambert-Lucas.

[Claudia CAGNINELLI]

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