Driss ABLALI, Erik BERTIN (éds), Sociabilités numériques

di | 28 Febbraio 2022

Driss ABLALI, Erik BERTIN (éds), Sociabilités numériques, Louvain-la-Neuve, Academia, collection « Extensions sémiotiques », 2020, pp. 266.

Sociabilités numériques est un ouvrage collectif qui interroge les rapports sociaux médiés en tant qu’objets d’observation spécifiques. Une remarque préliminaire est à la base des travaux qui composent ce volume, comme Driss ABLALI et Erik BERTIN le soulignent dans l’Introduction. Vers une sémiotique de la culture numérique (pp. 7-32) : le numérique s’est désormais constitué entièrement en média, c’est-à-dire en milieu, et, contrairement aux idées reçues sur l’espace numérique, il faut changer le regard qu’on y porte pour souligner sa dimension sociale et publique. Le cadre méthodologique qui sous-tend la question de la sociabilité relève du socle sémiotique, notamment de la prise en compte du support et de ses médiations. Les travaux pionniers d’Emmanuël Souchier et d’Yves Jeanneret sont le point de départ pour examiner le couple écrit/ écran et l’émergence du texte second ou énonciation éditoriale par une adaptation difficile de la sémiotique aux changements du numérique. Tel est le cas de l’opposition immatériel vs matériel : par le biais de procédures informatisées, le numérique façonne un nouveau monde multi-sémiotique de normes et de pratiques qui reconfigure l’existence sémiotique du sujet dans son ensemble. Relativement aux transformations médiatiques, tant les jeux sociaux que les genres et les pratiques médiatiques sont affectés par certaines sociabilités, montrant des configurations multiples qui invitent à des réflexions profondes autour de régimes de contractualisation parfois rigides et allant au-delà du mythe communautaire. Encore, les sociabilités numériques échappent-elles au temps, dans la mesure où elles tendent à favoriser l’immédiateté et le « présentisme » d’une même sémiose temporelle ou à produire le temps par leur pratique. Il s’ensuit des enjeux et des objectifs spécifiques qui signalent la relation étroite entre sociabilité, transformations et numérique, autant de sujets qui sont abordés dans les dix contributions de cet ouvrage, réparties en deux sections.

La première partie, Mutation du social, mutation du média (pp. 33-147), s’ouvre par la contribution de Fanny BARNABÉ, Entre jeu et spectacle : rhétorique du let’s play (pp. 35-58), concernant les « détournements » par le play, pour examiner le let’s play. Il s’agit d’une captation vidéo d’une session de jeu, par laquelle le joueur peut commenter ses actions et les diffuser via des plateformes de streaming. Une frontière se produit entre l’activité ludique et la production de détournements : pour le constater, l’auteure examine un let’s play francophone réalisé par le vidéaste Benzaie sur le jeu de rôle Pokémon Jaune à partir de différentes figures de rhétorique. L’effet d’écart peut être réalisé à partir de quatre sous-catégories de procédés. Si la première, la spectacularisation, montre que dans le let’s play l’expérience ludique du joueur se transforme en spectacle par le biais de son code graphique – auquel contribue également le vidéaste par son visage et par ses actions -, dans la deuxième, l’anti-jeu, le vidéaste se sert de figures opposées à celles qui sont généralement attribuées au jeu. Pour leur part, les figures de fictionnalisation, les plus fréquentes, permettent à Benzaie de remplir des rôles différents, voire de réaliser des superpositions de fiction, alors que la quatrième figure, l’ironie, qui voit l’alternance entre les énoncés ironiques et le jeu au premier degré, vise à valoriser les détournements mais également à créer un effet de distanciation. BARNABÉ montre ainsi que ces quatre types de figures contribuent non seulement à l’interactivité mais également à préserver la dynamique de déconstruction créative des jeux et de leurs normes.

Dans la deuxième contribution, intitulée La photographie à l’époque des réseaux sociaux : pour une approche quali-quantitative (pp. 59-79), Enzo D’ARMENIO et Maria Giulia DONDERO s’intéressent au rôle social de la photographie numérique sur Instagram, afin d’en relever la complexité, d’étudier les nouveaux observables qui la caractérisent ainsi que la construction du sens. Leur point de départ réside dans les recherches de Lev Manovich et de ses collaborateurs, auxquelles sont intégrées des méthodes computationnelles et sémiotiques. Les nouveaux usages de la photographie numérique font comprendre que, au-delà des similarités avec le modèle Polaroid, le support numérique augmente les caractéristiques de rapidité, facilité et mobilité qui sont le propre d’Instagram, lequel présente également l’avantage d’intégrer des remédiations et une gestion centralisée de la sociabilité photographique numérique. Si, selon Manovich, Instagram fait l’objet d’une « pureté médiatique », les auteurs soulignent plutôt la capacité d’Instagram à englober plusieurs appareils et techniques à la fois. Par l’analyse du concept de « médium », ils articulent les nouveaux usages de la photographie sur Instagram et le fonctionnement des réseaux sociaux. Ils procèdent ainsi à une relecture du classement des photos sur Instagram proposé par Manovich, en casual, professionnelles et de design, pour relever que la photo de design est une pratique photographique à part entière, dotée de ses propres modèles de référence. Par cette étude, on relève que les compositions de photos, les types d’énonciateurs et d’usages, ainsi que les interactions compétitives et collaboratives, sont essentiels pour décrire la complexité des usages sociaux de la photographie numérique sur Instagram.

Dans la troisième étude, consacrée au selfie, Massimo LEONE présente son profil personnel de selfiste pour aborder le sens des selfies et la relation qu’ils entretiennent avec les idéologies du présent (La caméra et le miroir : la sociabilité à l’ère de l’individualisme numérique, pp. 81-101). Dans le but de « dénaturaliser » le sens d’un selfie – son omniprésence sociale aurait, selon l’auteur, donné lieu à sa naturalisation –, différents niveaux d’analyse sont possibles. L’auteur s’appuie sur la distinction entre le sens de la pratique de prendre des selfies et le sens des selfies comme images individuelles, sur la nature des selfies – les crypto-selfies, les pseudo-selfies et les méta-selfies – et sur la tripartition sémiotique d’Umberto Eco en intentio autoris, intentio lectoris et intentio operis. C’est ce dernier niveau d’analyse qui permet à LEONE de souligner les profils des selfistes, mais également la présence potentielle d’un observateur-modèle et le rôle du selfie dans le développement de la sémiosphère d’une communauté d’interprètes. Dans la dernière partie, il présente des réflexions sur la valorisation hors norme de l’expérience présente, au détriment de la planification, et sur les « cultures du présent », qui sont le propre du selfie. D’où la définition de LEONE du selfie comme « la quintessence de la radicalisation de l’idéologie temporelle et aspectuelle du présent instantané et duratif » (p. 99).

Le backstage movie, « contre-histoire » et forme de remédiation du tournage, fait l’objet de l’analyse proposée par Pierluigi BASSO FOSSALI, qui s’intéresse à l’intimité qui émerge de ce genre, au potentiel très élevé, qui révèle, contrairement au film « majeur », le privé (La remédiation de l’intimité : régimes de confiance dans les coulisses médiatiques, pp. 103-124). Après avoir analysé les notions d’« intime », d’« extime » et de confiance appliquées au backstage d’un film, l’auteur s’appuie sur le documentaire My Life directd by Nicolas Winding Refn (2014) de Liv Corfixen pour montrer qu’un couple réel, celui de Liv Corfixen et du metteur en scène Nicolas Winding Refn, réussit à reconstruire son équilibre interne grâce à l’expérience du backstage movie. La reconstruction de cette intimité via le dispositif filmique est l’occasion pour BASSO FOSSALI d’interroger les concepts de « confiance » et de « confidence » pour ensuite identifier les régimes de confiance du backstage movie examiné et les étapes de la confidence qui le caractérisent. C’est notamment la dernière étape, à savoir le final du film, qui manifesterait, selon lui, l’affirmation pleine de l’intimité. Dans ce « cahier intime à deux », l’intimité serait ainsi le résultat d’une « remédiation » de la caméra.

La dernière contribution de cette section, qui tire son origine d’un travail de thèse, aborde le processus de construction et de stabilisation de la plateforme YouTube.com autour du concept d’intermédialité et des approches de la « sémiotique ouverte » et de la socio-sémiotique des médias (L’émergence de YouTube : travail du média et rhétorique de l’innovation, pp. 125-147). Guillaume HEUGUET organise son étude en trois temps. À l’appui de l’intermédialité, il constate que YouTube est un objet qui se transforme en permanence, caractérisé par l’indétermination et par la mobilisation de savoirs divers et de différents acteurs et instances. Les travaux de Rick Altman, de Jürgen Müller et de Remy Besson permettent à l’auteur de réfléchir sur la « médialité » comme qualité à construire et à appliquer aux outils et formats médiatiques disponibles via YouTube et dont est présentée une liste non exhaustive. Si ces outils et formats sont liés à des pratiques sociales qui engagent des normes d’activité et de communication générales, il est également essentiel d’en relever la complexité et la diversité pour saisir les transformations permanentes de YouTube. Les discours de trois concepteurs du site YouTube.com mettent en évidence, au-delà de leurs différences, que des théories de l’innovation circulantes sont à la base de son succès, bien qu’une confusion soit faite entre la construction du site et les raisons de ce succès. Enfin, l’analyse des trois premières versions des pages-écrans du site YouTube.com permet à HEUGUET de relever la manière dont YouTube s’est spécifié jusqu’à devenir un véritable média entre un dispositif de stockage, un dispositif de publication et un dispositif médiatique, par lesquels un réglage continu a lieu entre promesses formulées et prétentions inscrites dans ses pages. Innovation et transformation sont ainsi les maîtres mots de YouTube.

La seconde partie de l’ouvrage, Nouvelles modalités et nouveaux visages du collectif (pp. 149-259), est composée de cinq contributions. Dans la première, Driss ABLALI et Brigitte WIEDERSPIEL analysent la question de l’immédiation dans la pratique des personnes en situation de souffrance. (Effets de la temporalité numérique sur la parole des sans-voix, pp. 151-168). À partir des échanges des souffrant-e-s avec les volontaires d’une association de prévention contre le suicide via un tchat, les auteurs examinent ce discours par rapport au média utilisé, à la praxis de ces personnes et au temps numérique qui ressort du média utilisé. Les caractéristiques du tchat, média écrit synchrone, portent sur une logique dialogale d’échanges verbaux et égalitaires réciproques, bienveillants, dans l’anonymat, au sein d’une temporalité, de contraintes rhythmiques et d’écriture qui le distinguent d’autres modes d’écrits numériques, tels que la messagerie. En s’inspirant de la temporalité musicale, les auteurs montrent que l’immédiateté du tchat génère un effet multi-niveaux qui se répercute sur la relation entre leurs utilisateur-trice-s, sur la modulation de normes linguistique, rhétorique et stylistique, et sur l’acquisition d’un savoir-faire technique.

Le forum numérique consacré au jeu vidéo de stratégie en temps réel StarCraft2 fait l’objet de l’étude de François LAURENT et Sylvie PÉRINEAU-LORENZO, qui visent à démontrer que les échanges de ce forum relèvent d’un « tropisme de la surenchère » (Le tropisme numérique de la surenchère : le cas du forum StarCraft2, pp. 169-197). Ils identifient les facteurs qui participent à cette surenchère. Le premier – la situation de communication – est propice à l’entropie et le « désordre » est surtout représenté au niveau de la longueur des textes et du laconisme argumentatif, l’anonymat y étant de mise. Le deuxième, le discours de l’expertise, est caractérisé par six strates de style langagier du forum et par le type de prédication sémantique, organisée autour du débat. Le troisième facteur est constitué par le forum comme pratique culturelle médiatique formant le plan de l’expression, là où le tropisme de la surenchère figure entre le plan d’expression médiatique et le discours forumistique, sur le plan du contenu. Le quatrième facteur, représenté par les pratiques, les rôles actantiels et les attractions thématico-rhématiques, souligne que des références stéréotypées et externes, par l’ajout de nouveaux contenus, ainsi que, dans chaque camp, la présence d’agonistes – dont les trolls sont les plus fréquents – contribuent à témoigner d’un tropisme de la surenchère.

Dans la troisième contribution de ce volet, intitulée Habemus Præsidentem. Parcours sémiotique d’une annonce médiatique sur un réseau social numérique (pp. 199-222), Hugues CONSTANTIN DE CHANAY et Julien THIBURCE examinent, à partir d’un corpus d’écrans Facebook et d’une émission de soirée électorale sur France 2, l’annonce médiatique du résultat du second tour de l’élection présidentielle de 2017 en France en termes de configuration médiatique, à la télévision et sur Facebook, pour se pencher sur les remédiations de cet événement par les posts Facebook. Si la soirée électorale télévisée souligne une hybridité de la scène médiatique, qui comprend également des réactions verbales engendrant une remédiation, les médiations sur Facebook mêlent la remédiation de la nouvelle à partir d’une immédiation de la soirée à la télévision et la médiation de l’effet de la connaissance de l’identité présidentielle exprimée par l’auteur du post. Quant aux remédiations via Facebook, la médiation y apparaît aussi comme pratique sociale qui engendre trois modes d’« action » symboliques – le mode du « dire », du « montrer » et du « faire » –, par lesquels les auteurs constatent une polysémioticité des énoncés des posts. Pour autant, ils relèvent qu’aucune remédiation d’énoncés ne contient l’annonce Habemus Præsidentem, bien que tout le monde en soit au courant et en parle à travers une parole collective.

Erik BERTIN et Jean-Maxence GRANIER s’intéressent aux mèmes, objets de la culture numérique et formes discursives diffusées à travers une opération énonciative d’imitation et de distinction, dont la valeur culturelle est qualifiée de médiocre (Les mèmes : sémiotique d’un objet de la culture numérique, pp. 223-242). L’apport de la sémiotique permet aux auteurs de catégoriser les mèmes et les formes de la répétition qui les concernent. Un mème présente une séquence prototypique pourvue d’un potentiel de saillance qui décroît au fur et à mesure que l’objet numérique devient connu, mais il fait également l’objet de possibles variations. Celles-ci peuvent relever d’altérations sémiotiques par rapport à un « schème formel prédéfini » représenté par la forme linguistique et/ ou visuelle figée, mais les mèmes sont également caractérisés par un élément déclencheur commun qui rompt un équilibre, détournant de son cours initial une structure de sens prévisible. Quant à la répétition, le sème constitutif du mème affecte aussi bien le plan de l’expression que celui du contenu : si un mème prend sens à l’intérieur d’une série (grâce à la variation), sur le plan du contenu, la répétition du mème le distingue d’une reproduction. Par ailleurs, cette itérativité accumulant des variantes est ouverte et potentiellement infinie, mais aussi inachevée ; elle appelle, par ailleurs, l’énonciataire à s’y engager. Tout cela est démontré par un exemple, « BBC Dad », par lequel les auteurs rappellent que la dimension sociotechnique d’internet permet l’accélération et l’amplification des mèmes.

La dernière contribution de cette section, qui clôt également le volume, porte sur Wikipédia, que Sémir BADIR et Nicolas COUÉGNAS conçoivent comme un objet sémiotique (Qu’est-ce que Wikipédia ? L’approche sémiotique devant un « objet scientifique non identifié », pp. 243-259). Leur analyse souligne tant les aspects qui permettent d’inscrire cet objet culturel et textuel au sein des encyclopédies que ceux par lesquels il s’en différencie en termes de spécification ou de distanciation. En tant qu’encyclopédie, le savoir de Wikipédia est lié au média qui fait exister son contenu et par lequel il est diffusé. Ce savoir n’est ni innovant, ni expert, ni scientifique de première main, mais il est appropriable et compréhensible pour une communauté large, à laquelle on présente un corpus de savoirs vaste. Ses aspects spécifiques, qui le distinguent d’une encyclopédie, consistent en sa diffusion entièrement en ligne, en une hétérogénéité de sujets, en une représentation hétérogène du savoir due aux liens hypertexte présents dans le corps du texte, mais également en une homogénéité sémiotique de police, taille, images, sons, films, et en une accessibilité libre. De par l’ensemble de ses traits distinctifs, Wikipédia est une pratique numérique, un forum et une plateforme de réseau social encyclopédique autour d’un nombre limité de discours, dont le but est une explicitation de la doxa plutôt qu’une vulgarisation au sens strict. Or, même si Wikipédia se distingue d’autres encyclopédies par une neutralité épistémique, par la consensualité comme valeur épistémique, par le culturalisme des contenus et par une authentification discursive, les auteurs concluent que le genre encyclopédique développé par Wikipédia se rapproche de celui des autres encyclopédies.

Au-delà des spécificités de chaque contribution, l’approche sémiotique qui a été développée au sein de Sociabilités numériques permet, via de nouvelles formes de communication qui relèvent de collectivités spécifiques, de souligner les transformations du lien social – qui sont le résultat de ces médiations numériques – et de constater que les formes du collectif qui émergent sont caractérisées par la diversité, mais aussi par la labilité. Tout cela justifie la préconisation de nouvelles catégories visant la sémiotisation des sociabilités numériques émergentes.

[Alida M. SILLETTI]

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