Émotions, affectivité, sentiments : formes d’expression et effets de style, Annales de l’Université de Craiova

di | 7 Giugno 2023

Émotions, affectivité, sentiments : formes d’expression et effets de style, Numéro thématique de la revue Annales de l’Université de Craiova. Série Langues et Littératures Romanes. An XXVI, no 1/2022, Editura Universitaria, Craiova.

Le numéro 1/2022 de la revue Annales de l’Université de Craiova. Série Langues et littératures romanes réunit des contributions s’interrogeant sur la manière de catégoriser, délimiter, appréhender les émotions à travers les champs lexicaux, la combinatoire lexicale ou la visée discursive de l’énonciateur pour offrir, dans une multitude d’approches, la description des émotions et de leur interaction. Ces contributions ont été structurées en deux sections complémentaires : Dossier Linguistique et Didactique et Dossier Littérature.

Le Dossier Linguistique et Didactique est ouvert par deux articles qui, prenant comme point de départ l’analyse des émotions dans les expressions idiomatiques dans une perspective contrastive (roumain-français), font l’analyse de la conceptualisation des émotions dans les locutions somatiques (Ilona Bădescu, Daniela Dincă, Alice Ionescu, Conceptualisation des émotions dans les locutions somatiques : approche contrastive roumain-français) ou examinent Les « couleurs des émotions » en français et en roumain (Alice Ionescu). Le premier article mène une analyse des émotions dans les locutions somatiques contenant le nom roumain obraz (fr. joue). La perspective contrastive permet aux auteures d’esquisser une comparaison des noyaux conceptuels actualisés par cette partie du corps dans les deux langues qui, par leur pouvoir de symbolisation, donnent naissance à des tropes de type métasémème (métonymies, métaphores, synecdoques) et permettent de dégager les archétypes culturels construits autour de cette partie du visage qui peut être considérée comme l’indice d’une caractéristique (physique ou morale) temporaire ou permanente de la personne et de l’état émotionnel de l’individu. En fait, les locutions somatiques construites autour du nom obraz tiennent une place importante dans l’expression linguistique des émotions et des attitudes en roumain, ainsi que dans la description des relations interpersonnelles et des effets perlocutoires des actes verbaux ou non-verbaux : la honte, la colère, la joie et la tristesse. En revanche, en français, le nom joue a le plus souvent un sens concret, dénotatif et les locutions somatiques construites autour de ce lexème indiquent surtout l’état de santé ou de fatigue de quelqu’un, le nom acquérant uniquement un sens métaphorique dans des locutions qui expriment un trouble intérieur (avoir le feu / le sang aux joues).

Alice Ionescu (Les « couleurs des émotions » en français et en roumain) poursuit l’analyse contrastive des émotions dans les expressions idiomatiques avec des adjectifs de couleur ou des verbes dérivés de ces adjectifs dans les deux espaces culturels. Les couleurs mises en contraste sont blanc, noir, jaune, rouge, vert, bleu et rose qui expriment des émotions positives (joie, bonheur, enthousiasme) et négatives (colère, tristesse, peur, jalousie, honte, surprise). Après le classement des émotions et la mise en relation avec leur signification symbolique, l’auteure fait une association émotions – couleurs dans les expressions idiomatiques roumaines et françaises en fonction de la motivation culturelle relevant des traditions culturelles et religieuses plutôt convergentes que divergentes : Fr. voir la vie en rose / Ro. a vedea lucrurile în roz.

Comme son titre l’indique, l’article de Nadia Krachai et Denis Legros, Effets de la charge affective des mots et de la présence d’une illustration sur la lecture et le rappel d’un récit de presse dramatique portant sur les violences scolaires, met en évidence la charge émotionnelle des mots, mais aussi le rôle de l’illustration sur la lecture, la compréhension et le rappel d’un récit journalistique décrivant un fait divers dramatique. Dans la lignée de ses travaux, Legros (1988) a étudié la charge affective des éléments constitutifs des phrases (noyau vs expansion), démontrant que les noyaux sont moins sensibles à l’effet de la charge émotionnelle que les phrases expansions. En plus, les résultats des expériences de Martins (1982 ; 1984 ; 1993), Denhière et Legros (1983, 1988) mettent en évidence que les lecteurs hiérarchisent les propositions des textes en fonction de leur niveau d’importance relative et de leur valence affective et que la charge affective des mots facilite non seulement le rappel de ces mots, mais aussi celui des phrases et de l’ensemble du texte. Par la méthode du Questionnaire, cet article avance «l’hypothèse interprétative selon laquelle la charge affective des mots inhibe l’effet de l’illustration sur la hiérarchisation et la sélection des informations au cours des rappels». La conclusion qui s’en dégage est que l’illustration peut orienter l’attention du lecteur sur un type particulier d’information.

Dans l’article Le mouvement de protestation comme lieu de construction du discours émotionnel des Algériens, Kamila Oulebsir-Oukil et Fadila Oulebsir étudient l’expression des émotions, sur le plan énonciatif et pragmatique, dans le discours numérique (corpus de posts et de commentaires sur Facebook et de vidéos sur Youtube) produit autour du Hirak algérien qui renvoie au mouvement de révolte pacifique déclenché par le peuple algérien le 22 février 2019 et qui s’opposait au cinquième mandat du Président Bouteflika. Les niveaux d’analyse sont l’effacement référentiel, le dialogisme (identification des référents-scripteurs, engagement des scripteurs à défendre la symbolique des évènements), ainsi que les éléments technodiscursifs (gestes, hashtags).

L’article Approches philosophiques et linguistiques sur le sens : les émotions de Marta Tordesillas propose une description diachronique des approches philosophiques et linguistiques sur les émotions dans l’espace européen. Partant du principe que « L’étude des émotions est un domaine à la fois complexe et hétérogène», l’auteure réalise une approche multidisciplinaire (linguistique et philosophique) dans l’analyse de l’évolution du concept d’émotion dans son contexte historique avec une finalité directe dans le domaine de la linguistique, mais aussi indirecte, dans leur usage dans des sciences connexes. Même la structuration de l’article témoigne de sa vision multidisciplinaire : Les émotions et leur essence, les universaux ; Les émotions et leur (re)présentation dans la langue ; Les émotions et leurs formes, les fonctionnements ; Les émotions et leurs mouvements, les combinatoires. L’auteure se sert du traitement automatique de la langue pour faire le repérage des mots d’émotions afin de souligner leur dynamique discursive dans ce que l’auteure appelle « la langue émotionnée ».

Dans l’espace culturel chinois, Mengyang Yu analyse l’influence de la notion de ch’i sur la compréhension, la conceptualisation et l’expression émotionnelles des Chinois. En fait, Ch’i et l’expression des émotions en chinois est un article qui propose une étude linguistique sur la notion de ch’i dans l’expression des émotions en chinois. L’auteur part de la définition de la base conceptuelle de l’émotion en chinois pour analyser les traces de ch’i dans l’expression des émotions suivantes: la joie, la peur, la colère, la surprise, la tristesse. La nouveauté de l’article consiste dans le principe méthodologique de l’auteur, selon qui il est indispensable de tenir compte des traits socioculturels des différents groupes ethniques dans les recherches sur les émotions.

Réunissant des articles autour de l’influence des émotions sur l’évolution des personnages littéraires, le Dossier Littérature regroupe quatre articles qui couvrent l’espace littéraire français (La Peau de Chagrin de Balzac et Madame Bovary de Flaubert), allemand (La peur et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig) et bulgare (Mémorial poétique (1945-1972) du poète bulgare Lubomir Guentchev).

L’article de Paul Matei Christian Botez intitulé Plaisir et bonheur dans la « Peau de chagrin » est une refléxion sur la manière dont le destin tragique du protagoniste réside dans une confusion entre le bonheur durable et le plaisir éphémère offert par une vie hédoniste, dans le contexte social de la naissance du capitalisme au début du XIXème siècle. Nous sommes dans la présence d’une illustration « pertinente » de la quête bourgeoise qui oppose les plaisirs physiques menés à l’excès à un idéal de bonheur spirituel durable, poursuivi souvent avec des conséquences tragiques. Par l’association du bonheur avec l’accumulation des biens matériels, Balzac illustre ainsi le danger de la marchandisation des relations humaines dans la société de l’époque. En revanche, le bonheur retrouvé dans la nature ou dans un cadre domestique semble disparaître dans l’esprit de la nouvelle génération qui devient la proie du capitalisme sauvage.

Dans l’article suivant, Hayatou Daouda ajoute une approche psychocritique du sentiment de peur dans les romans La peur et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Dépassant en intensité la mort, la peur est déclinée dans les émotions de crainte, haine, colère et folie qui bouleversent la vie des deux personnages (Irène et Mrs C.), mais qui leur permettent de survivre par des réactions comme le dialogue ou la musique.

Se proposant de mener une analyse de la théorie des émotions à travers les siècles (Anne Vincent-Buffault, Mme de Staël, Thibaudet et Barthes) ainsi qu’une analyse des émotions du personnage d’Emma Bovary du roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, l’article de Camelia Manolescu (Les émotions d’Emma Bovary) propose une radiographie des principales émotions de l’héroïne : l’illusion, le plaisir, le désir. En effet, chaque émotion est décomposée en plusieurs sentiments dont le personnage devient la victime. En fait, l’illusion d’Emma Bovary est alimentée par une rêverie, un sentiment religieux mal compris, un amour et finalement par une mélancolie qui marque toute sa vie. Quant au plaisir, cette émotion se manifeste sous forme d’aptitude pour la musique comme point final et de goût pour la lecture en tant que point initial de son éducation de couvent. En fin de compte, le désir est une quête permanente du bonheur, définie comme un ensemble de retours en arrière et de projections dans l’avenir.  

Finalement, Alain Vuillemin examine la manière dont le poète bulgare Lubomir Guentchev transforme la souffrance en art dans le volume Mémorial poétique (1945-1972). Dans une première partie, l’auteur présente les modèles littéraires tirés de la littérature française (Alphonse de Lamartine, Alfred de Musset, Paul Verlaine, Charles Baudelaire), allemande (Johann Wolfgang von Goethe) ou italienne (Dante Alighieri, Pétrarque). Dans la deuxième partie, l’analyse porte sur la nature formelle de ces méditations, sur le respect de la tradition française du sonnet et sur la pratique du sonnet estrambot. Cette analyse conduit à la conclusion que « Mémorial poétique est un monument commémoratif poignant. C’est un recueil composé d’évocations, de souvenances et de réminiscences (…) », ce qui prouve que la douleur s’est transformée dans une vraie source d’inspiration.

La section Varia propose l’article Castigat Ridendo Mores – analyse de l’humour noir de la presse roumaine sur nos politiciens pendant la quatrième vague pandémique de Anda Rădulescu qui fait une analyse des formes de rire du pouvoir politique en Roumanie : raillerie, ironie, humour noir, sarcasme, pamphlet, etc. À partir d’une série d’articles parus dans des quotidiens roumains (Cațavencii, Adevărul, Capital, Mediafax, G4 media), l’article offre un inventaire des formes de dérision et d’humour (jeux de mots, allusions culturelles, sobriquets malicieux, mots nouveaux, etc.) comme une manière de contestation des décisions politiques et comme preuve incontestable que les Roumains n’ont pas perdu leur sens de l’humour. L’auteure souligne à la fois que, au-delà de sa fonction sociale évidente, le rire a aussi une fonction éducative et cathartique.

Dans la section Comptes-rendus, la revue présente des ouvrages individuels et collectifs et des revues de spécialités parus dans l’espace culturel roumain dans les domaines de la pragmatique, lexicologie et terminologie.

[Daniela Dincă]