France Martineau, Wim Remysen (éds.), La parole écrite, des peu-lettrés au mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique

di | 4 Novembre 2021

France Martineau, Wim Remysen (éds.), La parole écrite, des peu-lettrés au mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique, Strasbourg, Éditions de linguistique et de philologie, 2020, pp. 271.

Les contributions réunies dans ce volume, coordonné par France Martineau et Wim Remysen sont issues de deux journées d’études qui se sont déroulées à l’Université de Sherbrooke en 2019 et qui s’inscrivent dans le domaine de la sociolinguistique historique, champ interdisciplinaire dont le but consiste à faire ressortir et à comprendre les liens entre l’histoire de la langue et celle des communautés linguistiques. De façon plus spécifique, le propos de ces journées était de réfléchir aux pratiques de l’écrit élaboré dans des milieux sociaux différents (que ce soit des milieux populaires ou aisés) et à ce que ces écrits apportent à l’histoire de la langue et des communautés en question.

Malgré l’hétérogénéité des sujets abordés, quatre pistes thématiques se dégagent. La première concerne la nature des documents étudiés : en effet, plusieurs communications analysent des documents écrits appartenant non pas à l’histoire officielle mais à la sphère privée, leur avantage consistant à s’éloigner de l’idéologie du standard et à refléter des voix ‘ordinaires’, à savoir « les pratiques langagières des milieux modestes et populaires » (p. 3). La deuxième piste porte sur la nature des documents sélectionnés qui s’éloignent du domaine individuel. D’autres genres textuels sont pris en compte : nous pensons notamment aux testaments de guerre ou aux billets de l’Acadie. Dans les deux cas, les documents étudiés témoignent non seulement de pratiques scripturales différentes mais aussi de l’influence exercée par les contextes qu’ils reflètent. Ensuite, c’est le rapport du scripteur à l’égard de son écrit et de l’acte même d’écriture qui est pris en compte : si les écrits destinés à des proches peuvent ne pas se soucier du cadre normatif, ils contribuent tout de même à diffuser une image des scripteurs. Enfin, le dernier thème fédérateur de quelques-unes des contributions correspond au regard interdisciplinaire qu’il faut porter sur les écrits personnels dont l’interprétation nécessite de l’étude des pratiques langagières du sujet ainsi que de la prise en compte de ses caractéristiques sociales.

L’ouvrage est articulé en deux parties, à savoir « Pratiques et normes de l’écrit, des peu-lettrés aux mieux-lettrés » et « Les genres épistolaires et le rapport à la scripturalité »). La contribution de France Martineau (« Le visible et l’invisible en sociolinguistique historique : les écrits de Charles Morin », pp. 13-30) ouvre la première partie. Après une réflexion sur les relations que la sociolinguistique historique entretient avec la sociolinguistique contemporaine ainsi qu’ avec la dialectologie et un aperçu des questions de nature méthodologique (constitution de grands corpus et enjeux qui s’ensuivent), l’auteure examine les mémoires de Charles Morin, un charpentier canadien-français ayant vécu dans la deuxième moitié du XIXème siècle : les manuscrits de son journal de voyage sont envisagés dans une perspective globale incluant non seulement les traits linguistiques mais aussi une confrontation avec les usages des classes sociales d’appartenance du scripteur ainsi que dans le rapport avec la norme et les variations linguistiques de l’époque. Sandrine Tailleur et Marie-Ève Rouillard (Écrire à Saguenay au début du XXe siècle : adaptation sociale et accomodation linguistique », pp. 31-50) proposent une étude lexicale (noms des différents repas et mots anglais) de la langue de deux femmes appartenant à une classe élitaire ayant vécu au début du XXe siècle au Saguenay. L’analyse du corpus, constitué par des écrits de voyage, des correspondances ou journaux intimes, témoigne d’un ajustement linguistique à une communauté linguistique « idéalisée » (p. 47) – la France et des endroits anglophone – et considérée comme symbole des variétés de prestige (le français hexagonal et l’anglais). La contribution di Miriam Bergeron-Maguire (« Entre Saint-Domingue et Angers : le français d’une créole d’Ancien Régime », pp. 51-67) s’inscrit dans un contexte historique complexe, à savoir celui des relations entre la bourgeoisie française et la colonisation d’outre-mer. L’auteure étudie la correspondance entretenue par une fille française, Marie Labrie, et la famille de son oncle. Née dans la partie française de Saint-Domingue mais ayant vécu à Angers pour bénéficier du système d’enseignement, Marie est ensuite rappelée par sa famille à Saint-Domingue d’où elle écrit à son oncle et à sa femme dans l’espoir de pouvoir revenir en France. Ses écrits, caractérisés par la présence de néologismes et traits locaux, témoignent du maintien Outre-Atlantique de certaines variétés régionales et populaires ainsi que de l’importance de ces relations pour la diffusion du français. De son côté, André Thibault (« La correspondance d’une femme de soldat en Bretagne romane (1915-1917) », pp. 69-89) étudie un corpus constitué par les lettres écrites par une femme à son mari soldat pendant la Grande Guerre. Après avoir décrit le parcours historique et avoir relevé quelques variantes (aussi bien au niveau phonético-graphique qu’au niveau morpho-syntaxique et lexical) témoignant des écarts par rapport au français normé, l’auteur focalise deux phénomènes grammaticaux (l’absence du subjonctif et l’emploi du conditionnel passé au lieu du conditionnel simple) et parvient à établir des liens avec les français parlés en dehors de l’Hexagone (Louisiane et Outre-Mer). Andreas Krogull et Gjjsbert Rutten (« Standards from Above and Below : Standard Language Ideology, Language Planning and Language Use in the Netherlands (1750-1850) », pp. 91-107) s’appuient sur un corpus hollandais pour montrer la nécessité d’établir des relations entre des documents individuels et des documents écrits appartenant à des genres différents. D’après eux, la planification linguistique mise en œuvre en Hollande a eu des effets non seulement au niveau public mais aussi sur les écrits personnels. La dernière contribution de la première section est celle de Joachim Steffen (« L’avancement de la scripturalité conceptuelle dans la correspondance de soldats du Midi entre la Révolution française et la Grande Guerre », pp. 109-128) qui compare un corpus de lettres de soldats écrites en des périodes différentes (Révolution, Empire et Grande Guerre) afin d’étudier la transition d’une culture orale à une culture scripturale, qui se fait de façon progressive et non homogène. En effet, le passage à l’écrit produit une inclusion des régions du Sud, éloignées de Paris et donc de la norme. L’étude du genre épistolaire prouve que, en dépit de la progression de la scripturalité, quelques caractéristiques de l’oral demeurent.

La réflexion de Rénald Lessard (« Les billets de l’Acadie et la circulation de l’écrit en Nouvelle-France (1750-1760) », pp. 131-148) introduit la deuxième partie de l’ouvrage. L’auteur s’interroge sur la relation à l’écrit de la part d’une population peu lettrée. La question est d’autant plus complexe que les documents conservés dans les archives acadiens ne sont pas nombreux, ce qui rend l’étude de la circulation de l’écrit difficile. Il n’en reste pas moins que ces billets signalent la participation de l’écrit, même où il est lié à une population peu lettrée, au maintien des liens existant entre France et Acadie. Ensuite, Geneviève Piché (« La parole écrite des gens d’Église (XIXe-XXe siècles) : perceptions et témoignages d’une Amérique française et catholique », pp. 149-168) s’intéresse aux documents écrits privés concernant la vie personnelle des gens d’église qui se situent en bas de la hiérarchie ecclésiastique et réfléchit à l’importance que l’écrit peut avoir pour eux. De façon plus spécifique y sont analysés un récit de voyage, un journal personnel de voyage et un journal autobiographique appartenant à un missionnaire et à deux religieuses. Yves Frenette (« Alma Drouin, épistolière (1912-1918) », pp. 169-187) explore la correspondance d’une jeune Franco-Américaine et souligne l’importance de la correspondance épistolaire, conçue en tant que pratique sociale, pour des femmes appartenant à la classe ouvrière.

Christine Nougaret (« La langue testamentaire des Poilus parisiens (1914-1918) : une source de l’écriture des peu-lettrés », pp. 189-202) analyse les testaments des soldats mobilisés pendant la Grande Guerre et dont la provenance sociale et régionale est extrêmement hétérogène. Malgré leur provenance sociale, les Poilus sont ici confrontés à un genre codé caractérisé par l’emploi du français (qui remplace les langues vernaculaires des scripteurs) et de formules figées. Cependant les Poilus dépassent souvent le caractère figé du genre testamentaire et impriment une marque personnelle à leur texte. Fédérica Diémoz (à laquelle le volume est dédié) et Julie Rothenbüler (« Les Archives de la vie ordinaire (AVO) et l’apport des peu-lettrés et mieux-lettrés à la connaissance de l’histoire linguistique du canton de Neuchâtel », pp. 203-221) s’appuient sur les documents conservés aux Archives de la vie ordinaire et analysent deux corpus dans les perspectives graphiques, syntaxiques et lexicales : les lettres envoyées par des sujets peu-lettrés dans la première moitié du XXe siècle depuis l’Amérique du Nord à une femme vivant à Neuchâtel et la correspondance entre un étudiant (donc un mieux-lettré) et sa famille. Les analyses, menées de façon comparative, dessinent des profils linguistiques différents selon l’appartenance sociolinguistique et prouvent non seulement l’intérêt de ces documents pour l’histoire de la langue mais soulignent aussi l’importance de prendre en compte des corpus différents et de les explorer avec un regard pluriel. Enfin, la contribution de Beatrice Dal Bo (« Pratiques orthographiques de scripteurs peu lettrés de la Grande Guerre : les frontières des mots graphiques », pp. 223-246) étudie un aspect de la variation orthographique, à savoir la segmentation non normée de la chaîne graphique dans des écrits de scripteurs peu-lettrés au début du XXe siècle. Il s’agit d’un phénomène intéressant en ce qu’il traduit la prise de conscience de la part des scripteurs des correspondances entre phonèmes et graphèmes.

En conclusion, ce volume, de grand intérêt, porte un regard constructif sur la sociolinguistique historique : celle-ci serait à même de relever l’influence exercée par les communautés d’appartenance des scripteurs. En outre, par le biais de l’étude des convergences de certains phénomènes dans des communautés ayant une même langue en commun (p. 10), elle contribuerait de façon constructive à l’étude de l’évolution du système interne de la langue.

[Chiara MOLINARI]

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