Christian BALLIU et Françoise WUILMART (dir.), Démythifier la traductologie

di | 4 Novembre 2021

Christian BALLIU et Françoise WUILMART (dir.), Démythifier la traductologie, « Équivalences », 47/1-2, 2020, pp. 286.

Coordonné par Christian Balliu et Françoise Wuilmart, ce numéro spécial de la revue Équivalences, comprenant huit contributions, marque une année anniversaire importante : le cinquantenaire de ce qui s’atteste, avec Meta, comme l’une des plus anciennes revues consacrées à la traduction et à la traductologie. C’est là l’occasion, annoncent Martine Bracops et Christian Balliu dans l’Avant-Propos (pp. 10-13), de revenir aux fondements de la discipline en vue de « démythifier » et de rectifier certaines idées, souvent simplificatrices, sinon erronées, associées aux principaux théoriciens ou mouvements du passé.

Dans la première contribution du volume (Saint Jérôme, la Vulgate et la hebraica veritas : du mythe aux textes, pp. 17-51), Christian BALLIU met d’emblée l’accent sur la faute récurrente que l’on peut imputer aux traductologues contemporains, à savoir le recours à des sources secondaires au détriment de la consultation des documents originaux. Tel est le cas, en l’espèce, de l’œuvre du saint patron Jérôme, dont la pensée traductologique a été parée au fil du temps d’un halo mythologique. Tenant du principe de la transposition ‘sens à sens’ du grec, saint Jérôme incarne le littéralisme en matière de traduction biblique, comme le prouve la lettre à Pammachius, notamment le chapitre V, De Optimo genere interpretandi, repris par bien des chercheurs et des historiens. Or, si le retour aux sources hébraïques révèle la volonté d’assurer la plus stricte fidélité aux textes sacrés, l’opération traduisante s’avère beaucoup plus complexe et plus nuancée pour lui, conjuguant au besoin la double option ad sensum et ad litteram ; en témoigne, entre autres, le prologue au livre de Job. Finalement l’objectif à atteindre par la hebraica veritas est de rendre dans la Vulgate « l’esprit du texte » (p. 41), « la lettre [étant] au service de l’esprit » (p. 42). Il n’est donc pas question de rester aveuglément fidèle aux mots, mais de restituer la structure rythmique et la richesse rhétorique propres à l’original hébraïque pour en préserver la vérité.

Myriam SALAMA-CARR (L’École de Bagdad. Pierre angulaire d’une tradition donnée et élément constitutif d’une historiographie universelle de la traduction, pp. 53-71) porte son attention sur l’École de Bagdad, dont les études dans le domaine de la traduction ont joué un rôle incontournable non seulement dans « la simple transmission des sciences anciennes » mais aussi dans « la construction du savoir » (p. 55). Auréolée d’une dimension mythique dans les historiographies (par son lien avec la Maison de la Sagesse, ou Bayt al-Hikma, évoquée dans les contes des Mille et une Nuits, ainsi que par sa contribution à un travail de mémoire collective), l’École de Bagdad – un réseau de collaborations entre traducteurs, souvent maîtres et disciples, plutôt qu’une véritable structure de formation – se configure à plein titre comme un point de référence de la tradition traductive arabo-islamique. Un nom sur tous : Hunayn Ibn Ishāq, prolifique auteur et traducteur, outre que physicien, du IXe siècle, qui a animé l’École par son dévouement et son engagement. Cela n’empêche pas aux traductologues de reconnaître l’apport des travaux antérieurs ni des traducteurs venus ensuite, qui ont également contribué à construire un discours sur la traduction.

Julio-César SANTOYO (Pero ¿hubo alguna vez en Toledo una ‘escuela de traductores’?, pp. 73-105) s’interroge, pour sa part, sur le bien-fondé des multiples sources qui donnent pour acquise l’existence d’une école de traducteurs à Toledo aux XIIe-XIIIe siècles. En fait, une étude critique plus approfondie dément les données divulguées sur la présence de vingt traducteurs dans la ville espagnole : rien qu’un mythe. Seules figures éminentes réellement attestées : Iohannes David/Iohannes Hispalensis (Ibn Dawud), Domingo Gundisalvo et Gerardo de Cremona, sans qu’il y ait pourtant aucune preuve d’une collaboration entre eux qui puisse justifier l’appellation de « escuela de traductores ». Depuis la fin du XIIe siècle jusqu’à la moitié du XIIIe siècle, les traducteurs-savants qui gravitent autour de Toledo y sont attirés par ses riches bibliothèques et puis par la cour du roi Alphonse X « el Sabio », à qui la légende attribue la fondation de l’école, mais, précise l’auteur, à l’instar d’autres cours de l’époque, c’est une cour itinérante qui se déplace de Toledo à d’autres villes, surtout à Séville ou dans la région de Murcia.

Marc de LAUNAY centre son intérêt sur Walter Benjamin (Benjamin à la tâche, pp. 107-125), son objectif étant de démontrer que le texte « Sur la tâche du traducteur », préface de la traduction par le philosophe allemand des Tableaux parisiens de Baudelaire (1923), s’inscrit dans une réflexion plus ample sur la théorie du langage commencée en 1916. Pour Benjamin, qui adopte une perspective métaphysique, la traduction est à la fois interprétation et réécriture, destinée à faire apparaître le « pur langage » (p. 117) ou vrai langage, un langage essentiel qui recèle l’orientation générale au monde et est dissimulé dans les langues. La tâche du traducteur consiste donc à décrypter, à « racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère » (p. 122), en détectant la parenté transhistorique entre les différentes langues ; le résultat, souligne de Launay, ne sera qu’un autre texte, donnant une autre forme au pur langage. La question de la traductibilité de l’original s’aligne alors avec la réalisation messianique, l’essence linguistique coïncidant avec l’essence spirituelle : au-delà d’une dualité statique fidélité/liberté, il s’agit de faire passer, dans le texte traduit, la ‘visée’ de l’original, dans une double métamorphose descendante – du verbe divin à l’homme (Création et Révélation) – et ascendante – de la condition d’être naturel à la capacité de nomination exercée par l’homme (Rédemption).

Ensuite, c’est le tour d’Eugene Albert Nida, l’un des pères fondateurs de la « science du traduire ». En s’appuyant sur une série de références bibliographiques, Aurélien TALBOT («Adjusting the grid» : le récit Nida en traductologie, pp. 127-154) passe en revue les aspects concourant à une « représentation collective » (p. 130) du linguiste états-unien : le lien entre sa théorie de la traduction et la théorie linguistique de Chomsky, et le couple équivalence formelle/équivalence dynamique. L’auteur remarque que l’appel à la linguistique par Nida relève d’un souci, partagé par plusieurs chercheurs, d’assurer une solide base scientifique à la nouvelle discipline, et si le modèle théorique chomskien finit par se heurter au modèle fonctionnel nidéen, cela confirme la volonté de ce dernier de privilégier le côté pratique de la traduction. D’ailleurs, force est de constater un certain éclectisme au nom duquel il a puisé dans diverses approches linguistiques, y compris le structuralisme bloomfieldien. Pour ce qui est du concept d’équivalence dynamique, on a reproché à Nida de poursuivre, par sa traduction de la Bible, un but communicationnel plutôt que traductif, dicté par une motivation missionnaire. Néanmoins, par son idée de traduction comme processus communicatif impliquant chez le destinataire une élaboration du sens qui dépasse le plan linguistique, Nida semble ouvrir la voie aux approches fonctionnalistes et à la Théorie Interprétative de la Traduction. Talbot conclut que le concept d’équivalence dynamique, évoquant la tension entre universel et particulier, révèle une ambivalence qui est sous-jacente à l’activité traduisante.

L’article suivant (La traductologie russe : sa valeur réelle et mythique, pp. 155-207) nous déplace dans le contexte russe. Nikolay GARBOVSKIY offre un aperçu des représentations mythiques qui ont jalonné l’activité de traduire : dès l’ancien mythe de Babel, qui a conféré deux visages à la traduction – un blasphème défiant l’interdit divin de communication et une grâce accordée par Dieu pour que les se hommes comprennent mutuellement – à un Babel-2 au XXe siècle avec l’abolition de la fonction dominante de la langue russe commune et la multiplication de langues dans les États indépendants post-soviétiques, au profit de l’anglais comme langue véhiculaire. Après avoir rappelé l’apport précieux de Fodorov à la traductologie, Garbovskiy se concentre sur le domaine de la didactique de la traduction russe, encore lacunaire à plusieurs égards face aux nouveaux défis que les cours de formation des traducteurs-interprètes sont appelés à relever à l’ère de la mondialisation et du numérique. Une des failles principales réside dans le fait que l’enseignement de la traduction, dont on privilégie la composante langagière plus que cognitive, reste dans l’orbite de la didactique des langues, là où l’auteur en revendique la « fonction sociale d’intermédiaire de communication » (p. 188). Un autre mythe à dissiper est celui qui veut le déclin de la traductologie et de la profession du traducteur, qui serait devancé par les progrès technologique et l’avènement de la traduction automatique. Loin de là, la traductologie se doit de définir une méthodologie efficace d’utilisation des TICE et de favoriser une synergie entre humain et IA.

Comme le suggère le titre de sa contribution (Le sens du rythme chez Henri Meschonnic, pp. 209-227), Françoise WUILMART reprend la théorie meschonicienne du rythme, qui est au cœur de la théorie du langage et de la traduction du maître français. Alors que dans l’imaginaire collectif le rythme est indissociable de la cadence et de la métrique, Meschonnic s’éloigne de la régularité-périodicité qui exclurait la prose, ainsi que du système binaire sur lequel repose le signe (signifiant/signifié, son/sens, forme/contenu). Invoquant « le continu corps-langage, affect-concept » (p. 218) et envisageant le rythme comme « organisation du sens dans le discours » (p. 217), Meschonnic sollicite une écoute attentive de ce que ‘fait’ un poème (du grec poiein = ‘faire’) et non de ce qu’il dit, afin d’en percevoir la force. Voici l’éthique du traduire qu’il met en œuvre par la traduction biblique : faire dans la langue cible, par les moyens qu’elle offre, ce que l’original a fait à la langue source ; d’où l’importance accordée au rythme authentique des Saintes Écritures en tant qu’élément central de subjectivité et d’historicité.

La dernière contribution est celle de Marianne LEDERER (Le modèle interprétatif. Aventures et mésaventures d’une théorie, pp. 229-263) qui revient sur l’apport de la Théorie Interprétative de la Traduction aux études traductologiques. D’abord, l’auteure retrace les étapes essentielles qui ont mené à l’affirmation de cette théorie, issue dans les années 1960 des investigations de Danica Seleskovitch sur l’interprétation, étendues peu à peu à la traduction que l’on dégage de l’emprise de la linguistique et l’on reconnaît comme acte de communication, activité cognitive reposant sur le triangle interprétatif (compréhension du sens, déverbalisation et réexpression). Après quoi, Lederer se penche sur les critiques dont la TIT a fait l’objet, auxquelles elle réplique par des arguments ponctuels et efficaces. Enfin, elle dénonce les erreurs d’interprétation de certains chercheurs dues à une lecture superficielle ou partiale des ouvrages originaux, à une reprise de commentaires de seconde main ou à un manque de vérification des références.

Trois comptes rendus closent le volume, dont un signé par Christian BALLIU (pp. 266-272) et deux par Françoise WUILMART (pp. 273-286).

[ALESSANDRA ROLLO]

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