Mots. Les langages du politique, n° 124, numéro thématique Chanter le collectif

di | 2 Novembre 2021

Mots. Les langages du politique, n° 124, numéro thématique Chanter le collectif, Dossier coordonné par Paul BACOT, Valérie BONNET et François GENTON, Lyon, ENS Éditions, novembre 2020, pp. 171.

Le n° 124 de Mots. Les langages du politique est consacré au dossier Chanter le collectif. Il est articulé en une introduction et en cinq contributions qui abordent la notion d’« hymne » au fil des époques et au sein de contexte politiques multiples. Il est complété par un article de la section Varia (pp. 127-144) et par un entretien avec Jean-Michel ADAM au sujet de la nouvelle édition de La linguistique textuelle : introduction à l’analyse textuelle des discours (pp. 147-163).

Dans l’introduction au dossier, L’hymne ou l’identité partagée (pp. 9-25), Paul BACOT, Valérie BONNET et François GENTON examinent les liens entre les trois mots-clés du volume : « hymne », « identité » et « partage ». Leur attention est d’abord focalisée sur les hymnes nationaux, archétypes de l’hymne. Ils en rappellent la création et l’identification officielle dans un panorama qui traverse le temps et les continents à partir des études qui s’y rapportent et en proposant des comparaisons visant à une possible catégorisation des hymnes. Ainsi, La Marseillaise est liée à un moment unique de l’histoire ; certains hymnes célèbrent la monarchie ; d’autres placent les pays dont ils sont le symbole sous une protection divine. La dernière catégorie identifiée par les auteur(e)s relève de l’Hymne à la joie, hymne supranational, à vocation même universelle, dépourvu de paroles mais fondé sur un texte et arrangé par son compositeur, L. van Beethoven. Leur introduction se poursuit par une réflexion sur la notion d’« hymne », dont sont retracées l’histoire, l’évolution sémantique et les représentations. Rassemblement, rituel, dimension solennelle et célébratoire, exhibition publique, efficacité symbolique mais aussi fonction poétique sont les éléments principaux qui permettent de caractériser un hymne et qui sont à la base des cinq contributions, dont le but est au final d’identifier un modèle hymnique.

La première contribution, Heeun-kot, « chanter ensemble » : un hymne sur air de « destin commun » pour la Nouvelle-Calédonie ? (pp. 25-41), rédigée par Stéphanie GENEIX-RABAULT, Anne-Laure DOTTE et Suzie BEARUNE, est centrée sur la création d’un hymne national et sur les questions que cela pose. Pour ce faire, le contexte choisi par les auteures est celui de la Nouvelle-Calédonie, à savoir un État qui n’existe pas en tant que tel et qui est composé d’une société pluriculturelle et plurilinguistique caractérisée par un passé colonial difficile. À cet égard, l’identification d’un chant unificateur devrait servir de facteur d’unité face aux tensions et aux divisions qui intéressent ses communautés, comme en témoigne la « commande institutionnelle » – par ailleurs lancée par voie de concours – qui est à la base du chant retenu en avril 2008 et dont la version officielle date de 2013 : Soyons unis, devenons frères. C’est ainsi une analyse des caractéristiques langagières, musicales et glottopolitiques de cet hymne qui est présentée par les auteures. La demande institutionnelle qui le sous-tend, consistant entre autres en une attention particulière aux langues – le français et le kanak –, aux sons et aux mots utilisés, aux valeurs à mettre en relief et au rôle de l’identité kanak, y compris l’ajout d’instruments de musique locaux, souligne en fait que ce chant ressemble à d’autres hymnes dans ses traits généraux. Tel est le cas du choix des paroles et de l’emploi d’injonctions, de la commande d’utiliser des renvois à des symboles de la culture locale – les végétaux, la terre, le partage –, de la musique d’une marche. Or, bien que ces éléments doivent justifier l’utilisation de ce chant, ils sont le résultat de la démarche politique qui le sous-tend, ce qui explique le fait que son emploi auprès des populations qu’il devrait représenter est encore très limité.

Dans le deuxième article, Hymnes, chansons de marche et chansons régimentaires pendant la Grande Guerre à travers les journaux de tranchées (pp. 43-61), Loredana TROVATO s’intéresse aux conditions de création et de diffusion des hymnes régimentaires à partir d’un vaste corpus, encore peu exploité, composé des chants des « poilus », lors de la Grande Guerre. L’analyse proposée, qui relève en particulier de deux chants datant de 1917 et de 1918, produits dans un cadre de contrôle de la part de l’autorité militaire, porte sur leurs facteurs tant linguistiques qu’extralinguistiques en vue de souligner les mécanismes de renforcement de l’identité collective. Le but de ces chants, qui ne sont pas des hymnes nationaux mais qui en reprennent certains traits (il s’agit de marches à la forte charge émotionnelle, qui soulignent l’homogénéité du groupe, qui sont caractérisés par l’injonction, l’apostrophe, l’exclamation, l’hyperbole, et qui évoquent les « valeurs françaises »), est quand-même d’aider à construire un sentiment d’unité au sein des troupes et dans le pays. Ces chants se différencient des hymnes officiels par leur ton plaisant et joyeux et par l’absence de titre – ils apparaissent au sein des journaux de tranchées – mais ils témoignent du maintien de l’unité et de l’identité collective même par le biais de la socialité interne – le partage des mêmes intérêts s’opposant aux conditions de guerre – du monde des tranchées.

La troisième contribution, L’Amazonie en hymnes : les chants d’un espace transnational (pp. 63-88), rédigée par Christine BREUIL, porte sur des chants à caractère régional, notamment infra- ou transnationaux qui, au-delà de leur diversité, sont caractérisés par l’appartenance au territoire amazonien. Il s’agit notamment d’hymnes régionaux – hormis un hymne national – relevant de différents pays hispano-américains, à savoir le Venezuela, la Colombie, le Pérou et l’Équateur, dont l’auteure examine les caractéristiques langagières et les dimensions politiques. Si ces chants partagent quelques-unes des caractéristiques du genre hymnique, consistant en la célébration des valeurs et des symboles naturels de l’Amazonie, ils mettent avant tout en évidence les spécificités dans la manière de s’approcher de cette nature, jadis considérée comme hostile et barbare par la littérature hispano-américaine, désormais entièrement renversée par ces hymnes régionaux. Par le biais d’une approche narratologique, BREUIL souligne que ces hymnes célèbrent en fait une nouvelle vision de l’identité sud-américaine vis-à-vis des grandes villes modernes, qui sont considérées un lieu de barbarie. Ce qui distingue notamment ces hymnes émergents, dont la plupart datent des années 1990 et 2000, n’est pas seulement une référence directe à l’Amazonie – dont la plupart des hymnes nationaux des pays d’Amazonie sont dépourvus –, comme le montre le pronom « tu », mais aussi et plus en général la promotion d’une écologie transnationale, de l’héroïsme et du patriotisme amazoniens, ainsi qu’une vision transnationale et une refondation des identités au-delà des frontières.

Dans le quatrième article de ce dossier, Pierre FAVRE parcourt les origines de l’hymne national français pour souligner les raisons de sa longévité et de ses reprises dans le temps à partir de sa mélodie (La Marseillaise sans ses paroles : la mélodie de l’hymne français comme facteur de sa diffusion universelle, pp. 89-106). Cette recherche novatrice vise deux aspects, dont le premier concerne l’identification de la Marseillaise d’un point de vue acoustique. À l’appui d’une étude relevant de la manière dont la musique est perçue par le public, l’auteur démontre que les huit premières notes de l’hymne français, qui est un chant de guerre, lui permettent déjà d’être identifié, voire d’être chanté. Le second aspect abordé porte sur l’identification des caractéristiques musicales à l’origine du succès de l’hymne français, qui sont au nombre de six, selon FAVRE. Il s’agit de la simplicité de ses rythmes, de la possibilité d’être reconnaissable même avec des notes décalées, de son caractère de marche, de la possibilité d’être chanté en l’absence de soutien instrumental et de la possibilité que le thème martial soit transformé en des mélodies paisibles. Ces traits sont complétés par les paroles de la Marseillaise, composées par Claude Joseph Rouget de Lisle probablement avant que la musique ne soit réalisée, organisées en phrases courtes. Tout cela contribue au succès de cet hymne, dont la reprise et le succès sont également témoignés par le fait d’être à l’origine d’œuvres classiques. Tel est le cas de Vingt-trois variations du compositeur Éric Heidsieck.

La contribution qui clôt ce dossier porte sur l’Hymne des femmes, datant de 1971, composé à partir de l’air du Chant des marais et complété par les paroles attribuées au Mouvement de libération des femmes (« Nous qui sommes sans passé, les femmes » : usages et réappropriations de l’Hymne des femmes dans les collectifs féministes de la troisième vague, pp. 107-124). Cécile TALBOT retrace la vie de cet hymne par le biais de sa perception et de ses réappropriations de la part de militantes féministes de la « troisième vague », autrement dit nées après les années 1970 et engagées dans des mobilisations identitaires promouvant la diversité des femmes. À travers une enquête réalisée en 2019 auprès de chorales et de groupes militants chantant publiquement l’Hymne des femmes, par le biais de treize entretiens (âge moyen des participants : 34 ans), l’auteure montre ainsi la réappropriation de ce chant et sa longévité en termes de portée symbolique. Il émerge que la puissance émotionnelle de cet hymne lui permet de rester un outil de mobilisation, de conscientisation et d’affirmation, suscitant une communion. Cela est prouvé par le recours à nous et donc par l’exclusion de ceux qui n’y appartiennent pas. Or, dans le contexte actuel, cet hymne est comparé à l’emploi qu’en font les militants de la Manif pour tous. A cet égard, TALBOT relève que l’universalisme de cet hymne caractérisant le féminisme et les féministes des années 1970 est remis en cause par sa transmission comme pratique mémorielle et identitaire auprès des nouvelles générations depuis les années 2000. Pourtant, il ne s’agit pas d’un rejet de l’hymne des années 1970 mais plutôt de modifications, d’arrangements, de variations de l’engagement féministe français au cours des décennies. D’où la pérennisation de l’Hymne des femmes comme symbole de féminismes pluriels.  

Au bout de ce parcours autour des hymnes et de leur fortune dans le temps et dans l’espace, de leurs conditions de composition en musique et en paroles et de leurs possibles réappropriations dans le temps, il émerge que leur survie est notamment assurée par le(s) collectif(s) qui les chante(nt).

[Alida M. SILLETTI]

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