Patrick CHARAUDEAU, La manipulation de la vérité. Du triomphe de la négation aux brouillages de la post-vérité, Limoges, Lambert-Lucas, 2020, pp. 172.

di | 26 Febbraio 2021

Dans La manipulation de la vérité. Du triomphe de la négation aux brouillages de la post-vérité, Patrick CHARAUDEAU examine les notions de « vérité », « négation », « manipulation », « post-vérité », en vue d’apporter un nouvel éclairage à ses analyses combinant discours de société et sciences du langage. Ce volume est organisé en quatre sections principales réparties en paragraphes et en sous-paragraphes, suivies de la conclusion générale et de la liste des références bibliographiques (pp. 163-168).

Dans l’Introduction (pp. 11-15), il explique que la manipulation, un sujet ancien mais réactualisé, règle les relations humaines en termes de différence entre le « Je » et l’« autre », selon un principe d’altérité qui est à la base des rapports de force qui marquent les relations sociales. Un rapport de force, qui est caractérisé par une alternance de positions visant à chercher à contrôler l’interaction, se distingue d’un rapport de domination, qui en est un résultat et qui détermine une position de domination de l’un vis-à-vis de l’autre, le dominé. C’est dans ce cadre conceptuel qu’est analysée la manipulation du point de vue verbal. CHARAUDEAU considère la manipulation comme un outil inscrit dans le jeu social et comme une « solution ultime » à laquelle le sujet, qui n’est pas en position de pouvoir ou d’autorité vis-à-vis de l’autre et qui ne peut pas agir par coercition, a recours pour « faire croire », en incitant à dire, à penser ou à agir. Le but, c’est de faire adhérer l’autre pour le mettre en position de « devoir croire ». Avant de décrire le discours manipulatoire et de l’analyser dans l’ère de la « post-vérité », l’auteur examine les actes de langage manipulatoire en les reliant à la manipulation, à la négation et à la persuasion.

La première section, intitulée Vérité, langage et savoir (pp. 17-48), s’ouvre par la définition de ces trois notions sous les angles discursif et des actes de langage et se poursuit par l’approche de l’auteur à l’égard de la « vérité ». Suivant Wittgenstein, CHARAUDEAU relie la vérité à l’activité de langage, notamment aux catégories de « dire vrai » et à la manière dont est perçu l’« être vrai » du sujet par les autres. Ce rapport d’interaction et de transaction avec l’« autre » met en évidence une « coconstruction » entre l’intention du « Je » et l’interprétation de cet acte de langage, avec la vérité qui y est inscrite, de la part du « Tu ». Les relations entre les partenaires des actes de langage sont, entre autres, à la base du lien entre « vérité » et « véracité » car la position du sujet parlant présente une triple orientation, axée à la fois vers le monde, vers soi à l’égard de son savoir, et vers « Autrui ». Le deuxième sujet abordé est donc celui des modes de construction du savoir, avec les figures engendrées par ceux-ci. Les notions de « savoir » et de « réel » permettent à l’auteur de distinguer le « réel » de la « réalité » : à partir de la dichotomie saussurienne « signifié VS signifiant », si le réel est le monde qui est construit par l’homme via le langage par une activité de rationalisation, la réalité ne peut devenir « réel » que par un « formatage » effectué par la raison. Cette section porte également sur les « représentations sociales », c’est-à-dire un mode de connaissance du monde socialement partagé dont les savoirs et les imaginaires, qui varient selon les domaines de pratiques sociales dans lesquels ils s’inscrivent, sont liés aux cultures et deviennent des points de vue sur les phénomènes du monde. Dans son acte d’énonciation, le sujet peut prendre position à l’égard des deux lieux de construction des « savoirs de connaissance » et des « savoirs de croyance ». Si les premiers sont objectifs, hors-sujet, relèvent d’un « Tiers » et s’imposent au sujet à travers une parole de vérité absolue sous forme de « savoir savant » (scientifique) ou de « savoir de révélation » (transcendant), les seconds concernent des évaluations, des appréciations, des jugements : ils sont donc subjectifs car intérieurs au sujet, par rapport auxquels le sujet s’impose en vue de les décrire en expliquant le monde (« savoir d’expérience ») ou de les juger (« savoir d’opinion »). Pourtant, les exemples présentés par l’auteur montrent qu’au-delà de l’emploi de ces catégories par les individus, celles-ci peuvent être soumises à des ambigüités. Les deux derniers paragraphes de cette section portent sur des « figures de vérité » et sur les « discours de vérité », respectivement. Par rapport aux « figures de vérité », l’analyse concerne les cas de « vérité factuelle », de « vérité scientifique », de « vérité doctrinale », de « vérité-conviction », de « vérité-sincérité », de « vérité-consensus » : leurs traits distinctifs relèvent des imaginaires de savoir et de leur mode d’énonciation. En revanche, quant aux « discours de vérité », c’est la vérité en politique le domaine principal abordé dans cet ouvrage. La vérité du politique est contingente et sensible aux événements mais elle est aussi étroitement liée à la vérité et au pouvoir.

La deuxième section, La négation de la vérité (pp. 49-82), examine d’abord le lien entre la « vérité » et la « négation » dans l’acte de langage, la première ne pouvant exister sans l’autre. L’acte de négation est le résultat d’un acte de langage et d’un acte de discours par lesquels est mise en cause l’affirmation de la vérité. Sont ainsi distingués les cas de la négation en langue, de la négation sémantique et de la négation dans le raisonnement, alors que le deuxième paragraphe est consacré à la négation discursive. Adoptant une perspective énonciative, CHARAUDEAU montre que la négation discursive a, comme la vérité, une triple portée et, puisqu’elle est employée par le sujet pour nier une certaine affirmation de vérité, pour s’opposer à l’autre et pour révéler son positionnement, elle constitue un « acte de négativité ». Cet acte peut comporter des effets différents selon que la négation s’applique à des faits – en termes d’inexistence, de non-existence, d’absence, de différence – ; à un savoir, qui peut être soit de connaissance soit de croyance ; à l’incitation à ne pas faire – la négation, tournée vers l’autre, vise à faire adopter un comportement contraire ; à la disqualification de l’autre – également tournée vers l’autre, elle nie l’autre en tant qu’adversaire ; à la neutralisation de l’autre via une négociation, à savoir une négation partielle de l’autre. L’analyse de la négation de la vérité relève également des « figures de négation » et des stratégies de négation. Relativement aux premières, dans le discours ordinaire, ces figures concernent le « mensonge », à savoir un acte d’énonciation volontaire du sujet qui nie la vérité-sincérité, et la « dénégation », qui est le refoulement du savoir par le sujet dû à l’incertitude de son savoir, ou au déni. Cette dernière figure se distingue donc de celle de la « mauvaise foi », qui est un acte de camouflage de sa propre pensée caractérisé par la mise en doute de la conscience du sujet locuteur par le récepteur. Une distinction est ensuite effectuée entre mauvaise foi et mensonge, et entre mauvaise foi et dénégation, afin d’aboutir à la dernière figure de négation : l’« imposture ». Celle-ci porte sur un jeu de faux-semblant et donc d’usurpation de place, par un processus de substitution d’instances de parole – qui peut concerner une substitution de personne physique à personne physique ; de qualités ou du rôle d’une personne ; de contrats de communication – mais dans lequel l’imposteur est toujours piégé par son propre ethos. Cette section se conclut par la reprise des quatre figures de négation ci-dessus en vue de les examiner par rapport au jeu théâtral et à l’écriture fictionnelle : il émerge que le jeu théâtral ne rentre pas dans l’imposture, alors que l’écriture fictionnelle relève plutôt de « mentir vrai ».

La troisième section, Le discours manipulatoire (pp. 83-118), comporte sept paragraphes. Dans le premier, portant sur les stratégies et les procédures du discours manipulatoire, l’auteur souligne les difficultés dans l’analyse des cas de manipulation dans l’espace public – l’exemple qui est présenté à ce propos relève des discours sur la pandémie de coronavirus – et de ses effets auprès des publics-récepteurs. Il remarque que seule une définition au sens restreint de la manipulation verbale permet d’en saisir les spécificités : cette définition prend ainsi en compte la visée d’incitation à faire, dire, penser ; le « maquillage » intentionnel ; l’« effet de tromperie » sur le récepteur. Les différentes figures de négation – hormis la dénégation – sont donc exploitées par le manipulateur pour, entre autres, assumer des rôles – de conseilleur en vue de suggérer ; de guide doté de charisme ; d’animateur ou d’encadreur d’un groupe de travail ou de discussion pour faire naître un consensus à son intérieur –, tandis que, parmi les procédés discursifs, il peut avoir recours à l’exagération, à la généralisation, à l’amalgame, ou à l’humour. Quant à elles, les stratégies de manipulation verbale sont examinées suivant trois attitudes manipulatoires qui relèvent de la position du sujet manipulateur. Dans le premier cas de manipulation volontaire, l’instance de parole vise à suggérer un certain comportement ou à faire agir le public par le biais de discours de séduction – tel est le cas du discours publicitaire – et de devoir moral – tel est le cas du discours promotionnel, notamment des campagnes humanitaires. Dans la deuxième attitude, qui est manifestée par le discours de propagande, le manipulateur doit être crédible et convaincant afin que le récepteur ne soupçonne pas de sa volonté de l’abuser. CHARAUDEAU cite à ce propos la propagande politique comme exemple le plus emblématique du faux-semblant représenté par la publicité tactique, mais il souligne que celle-ci peut en fait également concerner le domaine des affaires, du commerce, ou le discours managérial. En effet, tous ces domaines partagent un discours de manipulation des esprits par un faux-semblant visant à défendre des intérêts particuliers, et ces mêmes traits permettent en outre de mieux souligner ce qui distingue la propagande tactique du discours publicitaire et du discours promotionnel. Le second cas de propagande qui est présenté porte sur la propagande prophétique : le manipulateur prononce une « parole de révélation » – une promesse, un salut ultime – pour que sa cible y adhère. Sa manifestation la plus emblématique est le prosélytisme, religieux ou non religieux, qui peut aller jusqu’à une manipulation des esprits, typique du discours d’endoctrinement. Le troisième cas de manipulation volontaire est, par contre, le mensonge politique : l’acteur politique, qui connaît la vérité, « joue » avec celle-ci en mentant pour rester crédible aux yeux des gens. En particulier, c’est par le biais des stratégies du « flou », du « déni », du « secret » et de l’« ignorance » que l’acteur politique, afin de rester au pouvoir, peut faire croire qu’il dit la vérité et que ses promesses seront réalisées. Deux autres cas de manipulation sont identifiés : le premier, encore volontaire, concerne la manipulation par la « peur », caractérisée par un effet de tromperie pouvant engendrer les catégories des « peurs apocalyptiques » et des « peurs sociales ». L’autre cas de manipulation, involontaire, consiste à faire circuler une information de manière dominante – mais en l’absence d’intérêts propres – pour faire changer des comportements en provoquant un effet « d’inquiétude » ou « de suspicion » auprès de la cible. Or, une manipulation involontaire peut être le résultat d’un discours de la rumeur ainsi que du discours médiatique. A ce propos, dans le cadre de l’éthique du discours médiatique, CHARAUDEAU souligne que ce discours est soumis à une visée d’information mais que les médias d’information, soumis à une logique marchande, peuvent mettre en scène une information engendrant une manipulation involontaire via les procédés de la « suractualisation » événementielle et de la conflictualité. Même les sondages peuvent faire l’objet d’une manipulation involontaire selon la manière dont les questions sont posées et dont les réponses sont orientées, en fonction du type de sondage – d’intention ; de préférence ; d’évaluation –, de ses enjeux et du but du sondage. Les réflexions finales de cette section examinent, parmi les actes de discours manipulatoires, la « portée » de la manipulation, autrement dit la manière dont, dans les sociétés « post-modernes », les discours persuasifs deviennent de plus en plus manipulatoires dans le domaine politique visant au pouvoir et dans les domaines commercial et médiatique axés sur le profit. Selon CHARAUDEAU, cela est dû aux paradoxes de la manipulation – liés à la complexité des réseaux sociaux dans la propagation de la parole – ainsi qu’aux caractéristiques de la société, qui semble « se désidéologiser » à partir de la généralisation d’un discours « people », publicisant l’espace privé, et « populiste », autour de tendances complotistes et conspirationnistes. Les exemples présentés montrent ainsi que la distinction entre manipulation des esprits et stratégies de persuasion légitimes reste floue.

Dans la quatrième section, consacrée à La post-vérité (pp. 119-148) et composée de six paragraphes, l’auteur réfléchit d’abord sur le mot « post-vérité » dans l’espace public, qu’il relie aux « mots-mana » de Barthes et aux « mots-magies » de Lévi-Strauss – des mots très employés dans le langage courant mais dont la notion ou le concept sous-jacents ne sont pas pris en compte. Son analyse commence ainsi par le préfixe « post- », qui est le signal d’une transformation accompagnée par un état de crise, mais c’est sur le sens de « faits objectifs » qu’il focalise son attention à partir de la définition de « post-truth » (dictionnaire Oxford). En particulier, à l’appui des notions préalablement présentées, il aborde la nature des « contre-vérités » : il examine, avec plusieurs exemples, les cas du discours négationniste et de son pendant historique représenté par le discours révisionniste. Tant le premier que le second peuvent aboutir au complotisme puisqu’ils apportent des explications aux faits niés et font adhérer les gens ou des groupes à un complot créé en retournant la charge de la preuve. Quant aux raisons pour lesquelles les individus créent une fausse vérité, il faut tout rapporter au comportement de l’auteur des contre-vérités. En vue de mieux cerner la post-vérité, les analyses proposées portent aussi sur le passage de l’« incrédulité » à la « crédulité » à partir de la distinction entre « crédulité » et « croyance » dans le langage ordinaire, opposant un esprit, une attitude  d’accepter ce qui est considéré comme vrai – « crédulité » – au savoir de croyance – « croyance ». Or, face à des « vérités qui s’opposent », le sujet est obligé à faire un effort d’interprétation mais aussi à faire émerger sa subjectivité, dont l’effet est, dans son imaginaire, une vérité de l’« entre-soi ». Ce phénomène, typique du relais dans les réseaux sociaux, oppose ceux qui diffusent une information contraire à l’explication officielle et ceux qui la reçoivent – ces derniers, en cas de doute, trancheront pour une interprétation crédule, donc subjective, plutôt que rationaliste. Puisque la post-vérité compromet également les informations destinées au grand public, c’est aux médias traditionnels, d’après CHARAUDEAU, de jouer un rôle de relais d’information du citoyen, selon le contrat citoyen et la déontologie qui est le propre des journalistes et qui concerne le « devoir de vérification ». Pourtant, il est également possible que l’information diffusée par les médias obtienne un « effet pervers » lorsque ceux-ci ne respectent pas la déontologie dont ils devraient faire preuve. Le dernier paragraphe est alors consacré aux contre-vérités en tant que « triomphe de la négation », explicite ou implicite, à l’égard des vérités du monde, selon la croyance qui ne voit la vérité que dans la négation et qui débouche dans le complotisme. Ce triomphe apparaît clairement lorsque les émetteurs de contre-vérités vont à l’encontre de l’idée d’après laquelle « on nous ment », se considérant comme des lanceurs d’alerte qui pensent « ne pas être dupes », là où les récepteurs, qui sont déjà pourvus d’« horizons d’attentes » autour d’idées reçues qui circulent dans la société, pensent, sur la même ligne que les émetteurs, faire preuve d’intelligence. Ces remarques amènent ainsi CHARAUDEAU à souligner que, dans ce cadre, le préfixe « post-» consacre une position de rupture qui tend à se substituer à l’état de vérité, bien que celui-ci puisse rester possible et donc ne pas être effacé.

Dans les remarques finales, intitulées Le temps des crises (pp. 149-162), sont présentées quatre crises qui sapent la vérité au sein de l’époque de la postmodernité. Si la première crise relève de la communication diffusée via les réseaux sociaux, où « l’individu, perdu, désemparé, ne cherche qu’à conforter sa propre opinion, sa propre vision du monde » (p. 153), la post-vérité engendre également une crise de la vérité. Dans ce cas, ce sont la « hors-vérité » et le « tout dicible » qui remplacent le savoir construit dans la verticalité descendante à partir d’un discours savant. La troisième crise est alors celle du savoir, autrement dit le rapport des individus à l’égard du savoir : les savoirs de croyance personnelle se substituent aux savoirs de connaissance des experts qui sont discrédités au profit d’un « contre-savoir » qui conteste toute autorité de savoir. Enfin, la crise de la confiance touche au domaine politique, portant atteinte à la démocratie.

Les conclusions de CHARAUDEAU confirment qu’un acte de persuasion n’est pas, par définition, manipulatoire, et qu’à la base du discours manipulatoire a lieu, dans la communication, une rupture du principe tant de pertinence – c’est la négativité de toute forme de vérité qui meut le sujet manipulateur – que d’altérité – aucune altérité n’existe car le sujet manipulé ne réagit pas en acceptant ce qui est dit par le manipulateur. Le volume se termine par une question sur le rôle de la vérité dans l’époque de la post-vérité : « La vérité est-elle en train de nous échapper des mains ? » (p. 162), dont la réponse reste ouverte. Cette question résume le regard assumé par l’auteur dans son ouvrage composite et riche en pistes de lectures permettant de comprendre également l’actualité politique la plus récente (2020) : comme il tient à souligner, son regard est celui du chercheur, c’est-à-dire celui « qui cherche à expliquer et à comprendre, et non pas à dénoncer » (p. 10).

[Alida M. SILLETTI]

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