Témoignant de l’essor dont jouissent les études en diachronie du français depuis une vingtaine d’années, ce volume rassemble douze études qui abordent l’histoire du français depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours. Des cas de figure exemplaires sont présentés, qui illustrent la variation linguistique et les différents scénarios de contact du français avec d’autres langues.
Les contributions sont rassemblées selon trois axes thématiques, qui correspondent à autant de parties de l’ouvrage.
La première partie, Contact, nivellement et (re-)standardisation : de la variation médiévale au français moderne, retrace, à travers des enquêtes sur des corpus plus ou moins vastes, l’évolution de la norme du français à partir des premières tentatives de transcription de celle qui était au Moyen-Age une « langue plurielle » (p. 4).
L’étude de Z. Geylikman (Tu parli como ber : Le destin de la forme monosyllabique du substantif de la forme baron dans la Geste francor, pp. 19-43) se situe dans la perspective de la lexicologie historique : l’A. étudie la différenciation des formes monosyllabiques et bisyllabiques du substantif ber/baron ayant valeur évaluative dans la Geste francor, un recueil de chanson de geste rédigé au 14e siècle en franco-italien, une langue littéraire artificielle créée pour permettre aux Italiens du Nord d’avoir accès aux textes épiques français. La comparaison avec des textes épiques écrits en français médiéval permet de vérifier que le passage au franco-italien comporte une différenciation des formes, l’adjectivation de ber, ainsi qu’un élargissement de sens de la forme monosyllabique.
A. Bertin (Réflexions sur un remaniement picardisant de l’Histoire d’Alexandre à la fin du 15e siècle, pp.45-73) s’intéresse à la standardisation de la langue française à la fin du 15e siècle à travers l’analyse d’un corpus de traductions de l’Histoire d’Alexandre de Quinte Curce. La traduction préhumaniste faite en 1468 par Vasque de Lucène est conservée dans de nombreux manuscrits, parmi lesquels l’A. analyse un remaniement picardisant anonyme, qui cherche à rapprocher le texte original de la manière de parler « des simples gens » à travers la disparition de traits syntaxiques et lexicaux relevant de la langue savante et dus à l’influence du latin, ainsi qu’à travers l’ajout de traits dialectaux picards. Cette délatinisation syntaxique et lexicale et le rapprochement à la langue vernaculaire vont dans le sens de la re-standardisation qui caractérise l’évolution linguistique au 15e siècle, alors que la picardisation du texte témoigne d’une résistance à l’unification linguistique en cours à cette époque.
Le texte de J. Glikman (Les locutions conjonctives malgré que et à cause que : Normes et usages en diachronie, pp. 75-95) a pour objet leslocutions conjonctives malgré que et à cause que, aujourd’hui considérées comme fautives et familières. Une étude diachronique sur corpus et dans les discours métalinguistiques permet de constater que ces locutions ne représentent pas un usage fautif émergent, au contraire elles sont bien attestées dans le passé. L’apparition de à cause que remonte au 18e siècle : cette locution a toujours fait l’objet de critiques, alors que son usage se maintient depuis son apparition. En ce qui concerne malgré que, locution apparue au 15e siècle, son emploi était recommandé aux 16e et 17e siècles, ensuite son usage réel a connu une période de déclin. L’étude est complétée par l’analyse des résultats d’une enquête (Le Français de nos régions) menée auprès de locuteurs francophones européens contemporains, qui confirme que ces locutions sont stigmatisées surtout en France et mieux acceptées dans les français régionaux de Belgique, Luxembourg et Suisse.
P. Larrivée (Contextes promoteurs et émergence des questions in situ en français, pp. 97- 115) s’attache à retracer la diachronie des questions partielles in situ, comme Paul a parlé à qui ? dans le but d’établir l’époque et les contextes préférentiels d’apparition de cette innovation syntaxique. La recherche dans des corpus littéraires et vernaculaires permet d’établir que ces questions s’installent dans l’usage au 18e siècle dans la documentation écrite, en particulier dans l’oral représenté des textes littéraires, et que leur apparition est promue par une autre construction concourante, appelée interrogation retardée (comme Paul en a parlé ; à qui ?), qui apparaît plus tôt dans des contextes semblables.
Les contributions insérées dans la deuxième section, Expansion du français comme langue seconde ou véhiculaire, s’occupent de différents contextes dans lesquels le français a été importé comme langue seconde ou véhiculaire et explorent ainsi une grande variété des scénarios de contact dans une perspective diachronique qui s’étend du 17e au 20e siècle.
A. Kristol (François Poulain de la Barre et les Remarques particulières sur la Langue Françoise pour la ville de Genève (1691) : Les enseignements de la première cacologie connue d’un français régional) (pp.119-139) présente une étude sur un ouvrage encore peu étudié, écrit en 1691 par un ancien prêtre catholique parisien, devenu enseignant de français pour les étrangers à Genève. Premier ouvrage correctif consacré à une variété de français régional, il révèle l’idéologie puriste de son auteur, qui se réfère au Dictionnaire françois de Richelet pour juger des particularités du français des élites genevoises : l’A. se concentre sur les quatre premiers chapitres de l’ouvrage et analyse les cas de « maintien » ou archaïsmes, les mots qui ont un autre sémantisme, les mots qui n’existent qu’en français genevois, les mots qui ont un autre genre.
Dans sa contribution L’entrée dans l’écrit revisitée : Eléments occitans dans les lettres de soldats peu-lettrés du Languedoc-Roussillon (Révolution et Empire) (pp. 141-164), J. Steffen prend en compte 60 lettres écrites par des soldats peu-lettrés et faisant partie de la première phase (Révolution et Empire) du Corpus Historique du Substandard Français, pour étudier la diffusion du français dans le domaine d’oc. L’A. se concentre sur l’analyse des déviances orthographiques, en particulier de celles imputables à la prononciation du scripteur, et sur la « confusion » entre les auxiliaires être et avoir : une comparaison systématique avec des études semblables ayant pour objet les écrits de soldats de la Grande Guerre assure la mise en perspective historique des résultats. Tout en révélant la difficulté à écrire en français de ces soldats qui n’avaient pas reçu une préparation adéquate, cette étude montre que le français avait pénétré le domaine de la scripturalité bien avant l’école de Jules Ferry.
J. Reusdoerfer (Histoire linguistique des français : Elements pour une histoire du français au grand-duché du Luxembourg, pp.165-192) retrace l’histoire du français au grand-duché du Luxembourg, à partir de l’introduction du français lors de l’acquisition de terres de la Belgique romanophone. Le français luxembourgeois est une variété très proche du français normé du point de vue linguistique, mais qui s’éloigne du standard au niveau sociolinguistique, car il est langue de l’état, langue de l’enseignement et langue de communication avec les étrangers. Dans cet état polylingue, le multilinguisme de la société s’accompagne du plurilinguisme des habitants, qui maîtrisent trois langues (français, luxembourgeois, allemand). L’histoire du français au Luxembourg est analysée selon quatre axes : le bilinguisme du territoire, la tradition francographe de l’administration et de la justice, l’école et les phénomènes migratoires qui intéressent les deux derniers siècles. L’article se termine avec quelques considérations sur l’avenir incertain du français, face à la montée du luxembourgeois dans les pratiques linguistiques de l’administration et de la justice, et de l’allemand et de l’anglais comme langues de l’enseignement.
Le travail de sociolinguistique historique présenté par C. Rubio (Diffusion du français en Palestine ottomane et idéologies linguistiques, pp. 193-207) s’inscrit dans le domaine des études sur le « français au Levant ». L’A. analyse des documents diplomatiques datant des deux dernières décennies du 19e siècle à la fin de la période ottomane (1918) et émanant du consulat général de France à Jérusalem, l’institution qui a incarné la France dans la Palestine ottomane. Dans une époque d’expansion coloniale, la diffusion du français dans ce territoire est non seulement linguistique, mais idéologique, car elle est due à une volonté politique et rentre dans le cadre d’une mission civilisatrice de la France. L’analyse de correspondances politiques ou d’échanges avec les écoles françaises ou les associations de diffusion du français montrent en effet que par le biais de la langue, on visait la propagation d’une « francité culturelle ou ontologique » (p.201).
J. Härmä (Le français et le suédois dans les correspondances finlandaises des 18e et 19e siècles : Contact de langues (pp.209-227) étudie la correspondance en français de deux notables finlandais qui n’avaient pas le français pour langue maternelle, dans un corpus de lettres des 18e et 19e siècles. La présentation du contexte historique et socio-culturel, qui précède l’analyse des lettres, révèle des aspects encore peu connus de la francophonie européenne : la Finlande était depuis le 12e siècle sous la domination de la Suède, pays où le français jouissait d’un grand prestige ; ensuite, le suédois est resté langue officielle même après 1809, année de l’annexion à la Russie où le français était la langue des élites. Le français est donc langue de culture et langue véhiculaire pour J.A. Ehrenström et G. M. Armfelt, Finlandais de langue suédoise, dont les lettres montrent plusieurs phénomènes d’alternance codique (code-switching) suédois/français. L’A. met en évidence en particulier l’insertion d’éléments français en suédois (et viceversa) et la présence d’îlots textuels, des unités plus longues pouvant contenir un verbe fini et ayant souvent le statut de citations réelles ou imaginaires.
Le troisième volet du recueil, Continuités et ruptures en français d’Outre-mer et dans l’émergence des langues créoles, comprend trois contributions qui abordent des variétés de français d’Outre-mer, en prenant en compte les deux formes de contact linguistique que représentent la créolisation et la formation d’un dialecte « secondaire » (p.9).
I. Neumann-Holzschuh et J. Mitko (Tout le monde parle différent mais on se comprend pareil : Le rôle de l’adjectif-adverbe dans le français nord-américain, pp. 231-270) présentent une étude sur les formes adjectivales ayant une fonction adverbiale (Type A, ex. Je vais aller direct) et les adverbes marqués morphologiquement (Type B, ex. Je vais aller directement). Les Auteurs entendent vérifier l’hypothèse de Hummel, selon laquelle les variétés nord-américaines, moins sujettes à la pression normative que les variétés européennes, préfèrent à l’oral le premier type de formes adverbiales, qui était attesté dans le passé. Après avoir présenté les problèmes théoriques concernant la classe de mots des adverbes, la prise en compte de corpus oraux contemporains de français acadien, québécois et louisianais permet de montrer que la prédilection pour le type A est liée non seulement à des facteurs géographiques mais aussi à l’âge, au registre linguistique et au style : les locuteurs Acadiens et Louisianais emploient cette forme plus que les Québécois, qui se rapprochent ainsi du français parlé en France ; d’un autre côté, si l’on considère tous les locuteurs nord-américains, les jeunes utilisent moins le type A que les vieux ; enfin, le type A est de plus en plus fréquent dans le langage publicitaire.
L’article de F. Martineau et W. Remysen (Bouleversement sociaux et normes orthographiques : L’exemple du Régime anglais dans l’histoire du français québécois, pp. 271-298) s’intéresse à la pratique de l’orthographe de l’élite canadienne-française dans la période du Régime anglais (1760-1867). Adoptant une perspective microlinguistique « plus orientée vers le locuteur, ses usages, ses réseaux » (p.277), les Auteurs analysent l’orthographe de la correspondance privée de de la famille bourgeoise des Papineau et la comparent avec celle de trois membres du clergé français immigrés au Canada et devenus des figures influentes dans le domaine de l’éducation. Ce travail prouve que, s’il est vrai que dans cette époque traditionnellement considérée comme une période de rupture et d’isolement du Canada français par rapport à la France, l’orthographe fait preuve d’un certain conservatisme, on y repère certaines innovations orthographiques adoptées en France, telle <ai> au lieu de <oi> pour rendre le son [ɛ] : les variations entre le nouveau et l’ancien modèle s’expliquent par les réseaux de circulation de chaque scripteur.
Le travail de S. Kriegel, R. Ludwig et S. Pfänder (Dialectes – créolisation – convergence : Quelques hypothèses à partir du berrichon et du poitevin-saintongeais, pp. 299-347) montre l’importance des dialectes oraux dans la formation des créoles antillais à base française, qui émergent vers la fin du 17e siècle. Les Auteurs prennent en compte deux dialectes assez éloignés l’un de l’autre, le berrichon et le poitevin-saintongeais, dont les lexiques divergent beaucoup plus que la grammaire. Le français était une langue était encore peu parlée aux 17e et 18e siècles dans la région du Berry et dans la zone dialectale du sud-ouest, voilà pourquoi les approches qui examinent uniquement le rôle du français standard n’arrivent pas à expliquer tous les phénomènes à l’œuvre dans la créolisation. A travers des exemples textuels, les Auteurs montrent que certains éléments dialectaux, parfois peu ou non grammaticalisés dans les dialectes, comme les marqueurs aspecto-temporels, se retrouvent dans les créoles. Enfin, ils proposent le concept de convergence et l’illustrent avec l’exemple de l’expression de la diathèse réfléchie au moyen du concept du corps. La convergence permet d’expliquer le rapprochement structurel entre deux langues et de concilier ainsi, à l’intérieur de la créolisation, les scénarios de continuité et de rupture avec la langue du colonisateur.
Un Index (pp.349-351) des notions et des formes linguistiques analysées clôt le volume.
[Michela Murano]