Jean-Claude GUERRINI, Les valeurs dans l’argumentation. L’héritage de Chaïm Perelman, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2019

di | 1 Novembre 2020

Jean-Claude GUERRINI, Les valeurs dans l’argumentation. L’héritage de Chaïm Perelman, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2019, (collection « L’univers rhétorique », n° 8), 395 p.

L’ouvrage de Jean-Claude Guerrini propose une relecture de l’œuvre de Chaïm Perelman, initiateur de la Nouvelle Rhétorique, avec l’intention de mettre en relief son apport novateur quant au rôle des valeurs dans l’argumentation rhétorique. En s’appuyant sur les outils développés récemment dans le champ des sciences du langage, l’auteur s’attache à retravailler les propositions avancées par le philosophe d’origine polonaise autour de la question axiologique, qui est ici examinée au fil de trois de ses ouvrages principaux, du texte refondateur de la rhétorique, le Traité de l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, co-écrit avec Lucie Olbrechts-Tyteca en 1958, aux ouvrages parus vers la fin des années 1970, L’Empire rhétorique (1977) et Logique juridique (1979). Les ressources de la sémantique, de la pragmatique et de la sémiotique sont ainsi exploitées par Guerrini dans le but de prolonger l’entreprise perelmannienne à travers une approche intégrée et renouvelée basée sur corpus.

L’auteur développe quatre points principaux, consacrant à chacun une partie de l’ouvrage, qui présente par conséquent une structure quadripartite. Situant son étude dans un contexte large et pluridisciplinaire, Guerrini éclaire tout d’abord les raisons pour lesquelles les valeurs occupent une place de premier plan dans les travaux de rénovation de la rhétorique entrepris par Perelman. La première partie de l’ouvrage, « Valeurs, jugement de valeur, axiologie. Analyse d’un réseau lexical » (p. 29-74), vise en effet à restituer le contexte culturel dans lequel s’est développée la Nouvelle Rhétorique perelmannienne, ainsi que sa vision fonctionnelle des valeurs comme des « objets d’accord » (p.31) qui contribuent à la persuasion. L’acception courante de la notion de « valeurs », dont l’origine remonte à la fin du XIXe siècle, représente le point de départ d’une étude lexicographique qui examine la constitution progressive du réseau lexical valeurs, jugement de valeur et axiologie, dans le but de saisir la portée innovante de l’œuvre de Perelman, ainsi que les prolongements auxquels elle a donné lieu. L’enquête lexicographique menée par Guerrini s’articule en plusieurs phases : l’étude synchronique de la lexie valeurs permet avant tout de montrer les conditions sémantiques qui sont à la base de ses variations dans les dictionnaires actuels. La description de l’évolution du mot valeur jusqu’au milieu du XIXe siècle dégage ensuite la transition sémantique progressive de l’isotopie économique-commerciale aux aspects subjectifs de l’expérience, comme en témoigne aussi l’émergence des lexies valeurs et jugement de valeur, de même que d’une phraséologie qui met l’accent sur la hiérarchisation et la pluralité de celles-ci. Deux traits caractéristiques du champ lexical en question émergent à ce point, la composante du jugement et celle de la relativité, qui se reflètent aussi dans l’opposition d’origine philosophique entre les faits et les valeurs, ou encore entre les jugements de réalité et ceux de valeur. Les résultats de l’exploration lexicographique de la lexie valeurs et du réseau associé sont enfin interprétés par Guerrini comme étant « révélateur[s] d’une pluralité admise des opinions, des points de vue et des choix qui est la condition d’un exercice pleinement déployé de la rhétorique et de l’argumentation » (p.74).

La manière dont Perelman relie ses recherches sur les valeurs avec sa formation philosophique et logicienne est analysée dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Le sens d’une convergence. “Valeurs” et Nouvelle Rhétorique » (p. 75-132). Guerrini retrace l’expérience logiciste de Perelman et sa tentative de construire une logique des valeurs, avant de se tourner vers le champ de l’argumentation. Le tournant rhétorique de ses travaux est présenté à partir de l’opposition entre sens descriptif et sens émotif, en passant par l’étude perelmanienne du mot démocratie, jusqu’à la description de la nouvelle épistémologie basée sur une logique du préférable, que Perelman inaugure en s’inspirant de la topique correspondante développée par Aristote. De cette manière, il renoue l’argumentation avec la rhétorique aristotélicienne et reconnaît le rôle des valeurs dans le processus rhétorique de persuasion, en se penchant notamment sur la fonction de celles-ci dans la construction des accords. Selon Perelman, les valeurs doivent en effet être prises en charge « non pas comme simple donnée subjective et émotive, mais comme élément entrant dans l’établissement de décisions équitables, raisonnables et acceptables. » (p.122).

La troisième partie de l’ouvrage, « Le mode d’intervention des valeurs dans la Nouvelle Rhétorique » (p.133-230), offre une lecture réactualisée de l’œuvre perelmannienne. Guerrini montre la centralité du lien entre valeurs et valorisation, qui a été souvent sous-estimée au profit de l’aspect formel des schèmes argumentatifs énumérés dans le Traité de l’argumentation. La prise en compte des valeurs comme ressources argumentatives s’inscrit dans une perspective nouvelle, qui relève de la pluralité des points de vue produits par l’expérience différente des groupes et des individus. L’auteur souligne la mise en relief, de la part de la Nouvelle Rhétorique, du rôle essentiel de l’auditoire dans le processus rhétorique, dans la mesure où l’orateur doit tenir compte de celui auquel il s’adresse, adaptant en conséquence ses propos. En effet, « [l]a prise en compte d’autrui en vue de le faire adhérer à son point de vue supposant une adaptation constante du locuteur, lorsque les auditoires varient, les points d’appui changent également. […] Le point de vue du locuteur reste constant, mais la médiation, elle, change. » (p. 145). Guerrini expose ensuite la topique axiologique du Traité de l’argumentation, en parcourant la différence entre valeurs abstraites et valeurs concrètes, les hiérarchies et les lieux, ainsi que le rôle des catégories, des classifications et des « couples philosophiques ». Le repérage des phénomènes langagiers significatifs pour l’analyse axiologique des discours précède enfin la réhabilitation du genre épidictique, avec une attention particulière pour les mécanismes de renforcement de l’adhésion.

Un bilan des travaux, produits au cours des quarante dernières années, qui se réclament ou qui se démarquent de l’héritage de la Nouvelle Rhétorique est dressé dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, « Les valeurs dans la postérité de Perelman. Entre effacement, consensus et dissensus » (p. 231-338). Guerrini propose un tour d’horizon des travaux, notamment en sciences du langage, qui ont pris les valeurs comme objet d’étude. Entre autres, il rappelle l’apport de Christian Plantin concernant l’usage argumentatif des valeurs (« l’argumentation fondant une évaluation » vs « l’argumentation exploitant une évaluation ») ; les travaux de Kerbrat-Orecchioni relatifs aux marques de la subjectivité évaluative, à la connotation axiologique, à la caractérisation des axiologiques, ainsi qu’à l’orientation axiologique de la dénomination ; la conception discursive de l’argumentation avancée par Ruth Amossy tout comme ses recherches sur les processus de stéréotypage ainsi que sur le rôle de la doxa et des topoi ; les travaux de Roselyne Koren sur la prise en charge énonciative et l’éthique du discours, ou encore ceux d’Alain Rabatel sur le fonctionnement des points de vue dans la construction des objets de discours, témoignant de la « pluralisation des perspectives portées sur l’expérience » (p. 294). Le livre offre enfin une dernière réflexion sur la fonction argumentative des valeurs en analysant leur rôle à la fois dans la construction d’un consensus et dans l’expression des désaccords, avant de s’achever sur l’examen de la dimension polémique, considérée comme un trait propre aux sociétés démocratiques actuelles.

[Claudia CAGNINELLI]