Hélène BARTHELMEBS, Marion COLAS-BLAISE, Sophie MARNETTE, Laurence ROSIER (éds.), Matérialités du discours rapporté

di | 17 Giugno 2025

Hélène Barthelmebs, Marion Colas-Blaise, Sophie Marnette, Laurence Rosier (éds.), Matérialités du discours rapporté, Louvain-la-Neuve (Belgique), Academia (collection « Au cœur des textes »), 2024, 278 pp.

Sous la direction de Hélène Barthelmebs, Marion Colas-Blaise, Sophie Marnette, et Laurence Rosier, l’ouvrage collectif Matérialités du discours rapporté, paru en 2024 dans la collection « Au cœur des textes » des éditions Academia, rassemble des contributions faisant suite à la huitième rencontre organisée par le groupe de recherche Ci-Dit, dont les travaux concernent le discours rapporté. Le colloque international dont sont issues ces contributions portait sur les rôles de différentes formes de matérialité en relation avec le discours rapporté, et notamment sur les liens d’interdépendance entre le discours et son support. Comme le précisent Hélène Barthelmebs et Marion Colas-Blaise dans l’avant-propos (pp. 5-8), l’ouvrage offre une réflexion interdisciplinaire sur ce sujet, ancrée dans les domaines des sciences du langage, des sciences de l’information et de la communication, de la sémiotique, ainsi que de la littérature.

Dans l’« Introduction » (pp. 9-19), les directrices de l’ouvrage, Hélène Barthelmebs, Marion Colas-Blaise, Sophie Marnette et Laurence Rosier, attirent l’attention sur l’ouverture du texte vers des « réénonciations » ultérieures, ainsi que « sur les possibilités créatrices qu’offre la matérialité » (p. 9). Elles soulignent le pouvoir structurant et porteur de sens de la matérialité, en prenant en considération les interrelations entre support, format, médium et les plans de l’expression et du contenu. Les influences des différentes matérialités sur les formes de discours rapporté ainsi que sur les processus de circulation intermédiale et transmédiale sont au cœur des recherches présentées dans cet ouvrage.

L’ouvrage, qui se compose de quatre parties, réunit au total treize contributions, suivies d’un article de prolongement. La première partie, intitulée « Genres de discours », comporte trois contributions.

La contribution de Jean-Marie Klinkenberg et Stéphane Polis, « Le sens du support : préfigurer l’écrit » (pp. 23-38), qui ouvre la première partie, s’intéresse à l’écriture en l’envisageant comme « une sémiotique de l’espace » (p. 23). Les auteurs illustrent le rôle du support de l’écriture en distinguant trois groupes de fonctions : les fonctions graphémiques, les fonctions grammémiques et les fonctions scriptémiques. Ils examinent ensuite les relations qui s’établissent entre l’environnement scriptural et le texte, en montrant le processus de « sémiotisation des supports » (p. 27). Leur contribution met enfin en évidence les diverses formes de préfiguration de l’environnement scriptural qui peut impliquer une prédisposition, une prédétermination ou une présémantisation.

Dans « La colonne d’écriture : transformations d’un format » (pp. 39-58), Rossana De Angelis traite des relations entre le support d’écriture et la technique d’inscription, en se penchant sur le cas de la colonne d’écriture. Après avoir retracé les évolutions de ce format d’écriture à la lumière de contraintes matérielles et culturelles, l’auteure révèle le rôle de la composition graphique de la page dans l’activité herméneutique de deux textes distincts : le Talmud et Glas de J. Derrida. Elle remarque que, dans ces textes, le blanc représente un espace à la fois de séparation et de dialogue intertextuel. En s’appuyant sur les cas de Bibles polyglottes et du Cours de linguistique générale de Saussure édité par R. Engler, son étude montre ensuite comment la colonne d’écriture est exploitée par la critique textuelle pour établir le texte de référence à travers la comparaison et la juxtaposition par la mise en colonne de textes différents.

La contribution de Alain Rabatel, « Des changements de support, format, média et de leurs effets sur la transposition des discours représentés en discours montrés » (pp. 59-70), analyse les changements impliqués lors du passage du verbal à l’iconique, ainsi que leurs effets. L’auteur aborde la transposition des discours représentés dans le chapitre 20 de l’Évangile de Jean, dans la représentation iconique de l’épisode correspondant offerte par le tableau de Caravage L’Incrédulité de saint Thomas. Son étude met en évidence les liens inférentiels que l’on peut établir entre la représentation iconique et les points de vue (PDV) saisissables à partir des « paroles implicites, sous-tendues » (p. 66) que le tableau laisse inférer. Un deuxième niveau d’analyse est ensuite activé par l’auteur qui illustre comment le tableau relève d’un PDV surplombant du peintre par rapport au texte représenté, du fait du détournement des citations évoquées par le tableau. Rabatel traite enfin des effets entraînés par cette transposition, soulignant également le rôle de l’interdiscours dans l’actualisation d’un verbal reconstructible par la monstration des PDV.

Les quatre contributions réunies dans la deuxième partie de l’ouvrage portent sur « Les discours numériques et leurs spécificités ».

Dans « Les matérialités du discours rapporté numérique sur Instagram et Twitter » (pp. 73-92), Grégoire Lacaze examine les relations entre les deux médias numériques envisagés et les pratiques citationnelles qui s’y déploient, sous l’angle épistémologique et heuristique. Son étude met en lumière le rôle de la plurisémioticité dans les pratiques de partage et de citation à travers des réseaux socionumériques (RSN) distincts, ainsi que le rôle des propriétés haptiques des dispositifs numériques. À travers l’étude de posts de représentants politiques français, américains et anglais, Lacaze illustre les fonctions de différentes affordances exploitées dans les deux RSN. Parmi les fonctions analysées, il met en évidence le potentiel de la matérialité du support déclenchée par la fonction haptique du swipe up d’Instagram, qui permet une navigation transmédiale, ainsi que les « actions “digitales” (effectuées avec les doigts) » (p. 79) des formes citationnelles via Twitter.

La contribution « #UnAgentVousManque EtToutEstDépeuplé. Quand la matérialité des tweets informe sur la réception de l’information voyageur » (pp. 93-112), rédigée à six mains par Agata Jackiewicz, Domitille Caillat et Luce Lefeuvre, porte sur les caractéristiques de la matérialité des publications adressées à la SNCF via Twitter de la part de voyageurs lors de perturbations du réseau. Après avoir présenté les critères de constitution du corpus et notamment la grille d’encodage élaborée, les auteures mettent en relief les traits expressifs des tweets retenus (traits de l’oral, ponctuation et guillemets), leur lien avec le support verbal, ainsi que la présence d’éléments multimodaux. Elles remarquent en outre la fonction critique de l’emploi des guillemets, qui ciblent également des questions métalinguistiques. Leur étude souligne la complexité des configurations lexicales caractérisant les publications analysées, ainsi que les limites des traitements statistiques face à la richesse multimodale de ces discours.

Le statut des paroles de représentants politiques intégrées dans des mèmes internet constitue l’objet d’étude de la contribution de Elżbieta Biardzka, ayant pour titre « La parole politique sur la Toile. De l’iconocitation aux légendes (urbaines) mémétiques » (pp. 113-128). L’auteure s’intéresse à ces formes de discours rapporté qui entraînent « une iconisation de la citation » dans laquelle l’image « réoriente l’interprétation des paroles citées » (p. 114). L’étude de Biardzka met en relief la fonction de « discordanciel » remplie par le support visuel des mèmes, et assimile ces derniers à des « légende[s] urbaine[s] » (p. 114) en fonction de leur caractère ludique et de l’implicite qu’ils véhiculent. D’une part, l’auteure illustre les caractéristiques principales de la partie verbale des mèmes, et leur fonctionnement allusif. D’autre part, elle aborde le rôle de la partie visuelle à la lumière de ses diverses (méta)fonctions.

Dans « Matérialités interdiscursives circulantes sur Twitter, Instagram et TikTok » (pp. 129-142), Justine Simon montre le processus de redynamisation des pratiques de représentation du discours autre, qui, selon l’auteure, est favorisé par l’hétérogénéité sémiodiscursive des dispositifs socionumériques. Son étude aborde les différentes formes de représentation du discours en les envisageant comme des « matérialités interdiscursives circulantes » (p. 130), à travers les contextes numériques interconnectés de Twitter, Instagram et TikTok. L’auteure analyse les impacts différents des affordances propres aux trois plateformes sur les pratiques de circulation des discours, en explorant les relations entre le verbal, l’iconique et le son. Simon approfondit ensuite les cas de l’« intericonicité socionumérique » (p. 135) et de l’« intermusicalité socionumérique » (p. 137), même si elle examine séparément le cas des mèmes.

Les deux contributions regroupées dans la troisième partie de l’ouvrage traitent des questions liées aux « Adaptations et intermédialités ».

La contribution de Polina Pavlikova, intitulée « Les formes verbales et visuelles dans le roman Écoutez-voir d’Elsa Triolet » (pp. 145-156), vise le « dialogue intermédial » propre à ce roman qui comporte des textes verbaux et des textes visuels. Pavlikova suggère d’envisager les textes visuels comme des citations qui sont souvent en contraste avec les textes verbaux. D’où sa proposition de les interpréter comme des « textes jumeaux » (p. 146). D’après Pavlikova, le conflit qui résulte de l’intermédialité du roman constitue, d’une part, l’expression d’une forme de défamiliarisation dans le cadre d’une recherche identitaire ; d’autre part, il représente aussi, selon l’auteure, un moyen pour l’écrivaine de se défouler d’expériences traumatisantes, liées à l’immigration et à la victimisation.

Dans « De la linguistique au cinéma : quand Pier Paolo Pasolini investit les pratiques du discours rapporté » (pp. 157-170), Cécile Sorin s’intéresse à la conception de la matérialité signifiante du discours rapporté chez Pier Paolo Pasolini, à travers la comparaison entre ses ouvrages littéraires et ses travaux cinématographiques. L’auteure illustre le rôle du discours indirect libre (DIL) dans les romans de Pasolini, constituant un moyen de rendre co-présents, dans un même cotexte, des registres linguistiques différents. Selon Sorin, le DIL dans les romans de Pasolini fait ressortir la dimension sociale qui imprègne le discours enchâssé au sein de l’énonciation du locuteur-auteur, cette dernière ayant une fonction d’analyse et de contextualisation. Sorin montre ensuite comment les principes du DIL sont transposés au cinéma par Pasolini à travers ce qu’il appelle « la Subjectivité Indirecte Libre » (p. 162).

La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée aux « Supports et stratégies de communication », étant au cœur de la réflexion des quatre contributions qui y sont rassemblées.

La contribution de Corinne Gomila ouvre la quatrième partie en se concentrant sur « Matérialité(s) des discours représentés dans le Corpus 14 : jeu de contraintes et de potentialités » (pp. 173-186). Gomila analyse les différentes formes de discours rapporté caractérisant le Corpus 14, qui se compose de correspondances épistolaires échangées entre les soldats de la Grande Guerre et leurs familles.  Après avoir relevé les tendances majoritaires concernant les formes de discours représenté privilégiées, l’étude de Gomila fait ressortir l’interdépendance entre la matérialité du support et la matérialité des discours représentés. Elle montre comment l’agencement textuel du discours épistolaire est bouleversé pour faire face aux contraintes matérielles du support. En l’occurrence, les caractéristiques principales des discours représentés changent à leur tour.

Dans « Le discours rapporté dans Papiers, la revue-livre de France Culture » (pp. 187-198), Annick Batard examine les effets du changement de la matérialité des discours rapportés lors du passage des émissions de radio France Culture aux articles de la revue France Culture Papiers (appelée par la suite Papiers), dont ces articles sont tirés. Après avoir précisé les différents niveaux de discours rapporté qui caractérisent cette adaptation, Batard illustre le processus d’éditorialisation auquel est soumis la reprise des émissions à l’écrit. Elle signale en outre la place accordée au visuel, qui parfois établit une relation de redondance avec le verbal. L’auteure souligne enfin la fonction d’adaptation et de légitimation culturelle remplie par le discours rapporté dans le cas étudié.

La contribution de Alida Maria Silletti, « Pratiques citationnelles dans les tracts de Marine Le Pen et du RN (2018-2022) » (pp. 199-212) présente une analyse discursive d’ordre pragmatico-énonciatif des reprises énonciatives caractérisant des dispositifs particuliers de la communication politique de M. Le Pen et du Rassemblement national : les tracts. L’auteure accorde également une attention particulière aux références à l’Autre qui sont mobilisées au sein de ces pratiques citationnelles. Son étude permet de distinguer des reprises directes de la parole de l’Autre, signalées par les guillemets, mais aussi des formes implicites. Dans les cas des citations entre guillemets, l’auteure met en évidence deux fonctionnements principaux : une fonction de disqualification du locuteur, qui converge vers des attaques ad hominem ; et une fonction de modalisation qui vise à marquer une opposition avec l’Autre et à prendre de la distance.

S’appuyant sur le cadre théorique de la « représentation du discours autre » d’Authier-Revuz, la contribution de Émilie Devriendt (« “Les murs ont la parole” : énonciation graffitée et représentation du discours autre en mai-juin 1968 », pp. 213-228) propose une analyse d’une perspective énonciative des graffitis inscrits sur les murs de l’Université Sorbonne et de son centre Censier lors de l’occupation en mai-juin 1968. Sa contribution porte sur le statut sémiotique de deux formes de discours autres présentes dans le corpus : le discours direct et la modalisation autonymique d’emprunt, et interroge les liens entre le verbal et l’iconique. L’étude de Devriendt fait ressortir la difficulté d’interpréter de manière univoque le statut des discours autres du fait de l’absence d’éléments cotextuels. Elle montre en outre comment la décontextualisation des énoncés graffités permet d’envisager le support mural comme un sujet d’énonciation.

Faisant partie de la section « Prolongement », la contribution de Gian Maria Tore, « Initiation au faire (ou La fable de l’immatérialité et les problèmes de la “matérialité discursive”) » (pp. 231-242), achève la réflexion développée tout au long de l’ouvrage. Tore propose une initiation au « paradigme du faire sémiotique » (p. 231), présupposant un processus dynamique et interdépendant entre forme, matière et support. À travers La fable de l’immatérialité, l’auteur met en relief non seulement les transformations qui ont intéressé à la fois les supports et les gestes associés, mais il souligne également l’interrelation entre expression et contenu en ce qui concerne les transformations du médiatique. Il traite ensuite de la matérialité discursive en insistant sur la nature processuelle du rapport entre la forme et la matière, en lien avec le support et les gestes qui participent à la « dynamique sémiotique émergente » que l’auteur envisage en termes de « montage » (p. 241).

Outre la riche bibliographie générale (pp. 243-262), l’ouvrage est complété par un index nominum (pp. 263-268) qui répertorie les auteures et auteurs cités au fil des contributions.

[Claudia CAGNINELLI]