Alma-Pierre BONNET, Denis JAMET-COUPE et Cédric PASSARD (éds.), Les mots des « guerres culturelles », Mots. Les langages du politique, N° 136, 2024.
Le numéro 136 de la revue Mots – Les langages du politique (2024/3), consacré aux « guerres culturelles », débute par une discussion nécessaire sur l’objet enquêté. Qu’est-ce qu’une « guerre culturelle » ? Dans leur introduction, Alma-Pierre Bonnet, Denis Jamet-Coupé et Cédric Passard, qui coordonnent ce numéro, tracent une généalogie de ce mot aux contours flous, dont les origines remontent aux années quatre-vingt-dix aux États-Unis et notamment avec James Davison Hunter, professeur de sociologie et d’études religieuses à l’université de Virginie. Son ouvrage de 1991, Culture wars. The struggle to define America, introduit le premier la notion de « guerre culturelle », décrite comme un conflit entre des visions du monde axiologisées, qui touchent aux valeurs fondamentales régissant la société ; des visions qui semblent et qui se donnent comme irréconciliables.
Si la notion de « guerre culturelle » semble étroitement liée au contexte états-unien, elle peut s’appliquer à bien d’autres contextes ; elle peut également être mobilisée comme un argument, comme c’est le cas de l’expression « bataille culturelle » employée par les partis de droite radicale en France. Dans son article titré « Le ‘grand remplacement’ lexical : enjeux sémantiques, performatifs et démocratiques de ‘la bataille des mots’ à l’extrême droite, du Front national à Éric Zemmour », Cécile Alduy analyse justement les emplois argumentatifs de cette expression à partir d’un corpus de textes de Jean-Marie Le Pen, de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour de 1987 à 2022. L’article souligne les effets du cadrage métaphorique belligérant sur la communication politique, et notamment sur les solutions qui deviennent alors envisageables (l’annihilation de l’ennemi, la victoire absolue).
Dans leur article « En rangs et en tribune : une analyse d’interventions intellectuelles sur le ‘wokisme’ en France (2020-2023) », Guillaume Silhol et Margot Mahoudeau étudient les positions anti-wokistes dans les tribunes d’une espace de presse de droite conservatrice, libérale ou nationaliste. Comme l’expression « guerre culturelle », l’étiquette « woke » s’avère problématique en ce qu’elle est mouvante – le sujet, l’action qui sont qualifiés de « woke » varient grandement parmi les auteurs des tribunes, les positions « anti-woke » pouvant être rattachées à des enjeux assez divers. Cependant, G. Silhol et M. Mahoudeau parviennent à identifier des constantes du discours « anti-wokiste » partagées par les académiciens, les essayistes et les militants dont les contributions forment le corpus. Grâce à une démarche quantitative et qualitative, appuyée par les logiciels MAXQDA (pour les annotations thématiques) et TreeCloud (pour les co-occurrences qui guident l’analyse sémantique), l’anti-wokisme émerge comme un conflit entre des espaces sociogéographiques, à savoir le monde anglo-saxon ou les campus universitaires, d’une part, contre « la France », d’autre part, ainsi que comme la responsabilité d’une élite intellectuelle dont l’influence sur les jeunes, ou l’incapacité de les éduquer convenablement, produirait les phénomènes étiquetés comme « woke ».
Bérénice Mariau et Gaëlle Rony signent l’article « Polémique autour de l’usage de la formule ensauvagement : tentatives de qualification d’actes de violence en France », qui cherche à rendre compte des usages polémiques d’une formule employée dans les discours journalistique et politique français pour caractériser des actes de violence commis pendant l’été 2020. Employée d’abord par les leaders de droite radicale comme Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, ainsi que par le syndicat de policiers Synergie-Officiers, la formule est ensuite utilisée par Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur d’Emmanuel Macron, qui suscite ainsi un débat autour des forces gouvernementales. Les auteures interrogent la capacité de la formule de représenter le réel – un « réel » qui est construit par les énonciateurs sous forme de chiffres, mais aussi d’un plus général « ressenti des Français ». Il en ressort une « controverse d’étiquetage » (Angenot, 2014) qui s’accompagne d’un processus parallèle de banalisation et de neutralisation de la charge idéologique du terme.
La quatrième contribution du numéro, « Quand Bolsonaro part en guerre : mobilisation des enjeux de genre et polarisation dans le Brésil contemporain », porte sur la campagne présidentielle de Jair Bolsonaro au Brésil, et plus précisément sur le traitement discursif des questions liées au genre. Antonio Athayde Sauandaj introduit ainsi une déclinaison originale de la notion de « guerre culturelle », les « guerres culturelles sur le genre ». L’auteur retrace d’abord une histoire des croisades « anti-genre » au Brésil, y compris dans le champ éducatif ; ensuite, il montre le rôle des questions de genre dans le discours de campagne de Jair Bolsonaro, centré sur la construction d’une masculinité hégémonique affichée qui se bat contre le féminisme et les droits des personnes LGBTQ+.
Dans la section « Varia », Alma-Pierre Bonnet revient sur la notion de « wokisme », en analysant les discours des dirigeants du Parti conservateur britannique lors du congrès annuel du parti depuis 2016. « ‘War on Woke’ : analyse narrative critique du storytelling des chefs conservateurs britanniques » étudie les stratégies de storytelling des chefs du parti à l’aide d’une méthodologie qui croise l’analyse critique du discours et la narratologie, en montrant les principaux schémas argumentatifs employés par Theresa May, Boris Johnson, Liz Truss et Rishi Sunak dans leur caractérisation du wokisme comme positionnement politique hostile au Brexit, soutenu par leur parti.
Le numéro se conclut par deux comptes-rendus de lecture. Victor Planche commente l’ouvrage Post-truth, fake news and democracy. Mapping the politics of falsehood par Johan Farkas et Jannick Schou, paru aux éditions Routledge en 2023. Les auteurs s’appuient notamment sur des travaux de science politique depuis une perspective post-structuraliste inspirée de l’École d’Essex, qui mobilise la théorie foucaldienne de la formation discursive. Même s’il ne s’agit pas d’une étude ancrée dans la linguistique, le cadre théorique mobilisé n’est pas sans convergences avec l’analyse du discours de tradition française. L’ouvrage aborde les enjeux de la production et de la circulation des fake news ainsi que des solutions pour les contrer.
Le second compte-rendu, rédigé par Carmen Pineira-Tresmontant, concerne Quarante ans de politique linguistique en Catalogne (1978-2017), publié par L’Harmattan en 2024. L’approche interdisciplinaire du livre, qui unit sociolinguistique, glottopolitique et géopolitique, est mis en avant, ainsi que sa nature pédagogique (des informations historiques contextuelles viennent à l’aide du lecteur) et surtout son caractère engagée – une caractéristique qui déplaira à certains lecteurs, mais qui en convaincra d’autres.
[Nora GATTIGLIA]