Francesco Attruia, Stefano Vicari (dir.), Les mèmes : approches sémiolinguistiques et discursives, Travaux neuchâtelois de linguistique, n° 80, 2024, https://www.revue-tranel.ch/issue/view/740
Ce numéro de la revue des Travaux neuchâtelois de linguistique (TRANEL) est consacré à l’étude sémiolinguistique et discursive des mèmes Internet, ces objets techno-discursifs emblématiques du Web 2.0. Issu d’une journée d’études organisée à l’Université de Pise, ce dossier propose une approche à la fois théorique et empirique d’un phénomène aussi viral que structurant pour les pratiques numériques contemporaines.
La contribution liminaire, signée par Francesco Attruia et Stefano Vicari (pp. 1-11), expose les enjeux épistémologiques et théoriques liés à l’analyse des mèmes. Les auteurs replacent ces objets dans le contexte plus large des productions discursives du Web 2.0 et insistent sur leur valeur analytique pour les sciences du langage. L’introduction définit les concepts-clés (tels que la réplication, la plurisémioticité ou la viralité), met en perspective les apports de la littérature existante et présente les axes d’organisation du dossier : approches théoriques, mécanismes de circulation, fonctions communicationnelles et usages non conventionnels des mèmes. L’accent est mis sur l’agentivité des usagers, la diversité des contextes de production et de diffusion, ainsi que sur la difficulté de définir de manière univoque ce genre discursif.
La première contribution d’ Albin Wagener (« De l’émotionème à l’énonciation marionnettiste : une analyse discursive systémique des mèmes », pp. 12-31) propose une théorisation du mème comme objet plurisémiotique fondé sur un triptyque analytique : référème, topème et émotionème. Wagener introduit également la notion d’« énonciation marionnettiste », décrivant un procédé par lequel l’énonciateur utilise une instance fictive pour porter un message. Trois études de cas tirées de pages Facebook illustrent ces concepts, en montrant comment le mème articule expressivité, positionnement énonciatif et engagement affectif. Le texte s’appuie sur une perspective postdigitale et discursive, et propose une lecture systémique des mèmes à travers leurs usages dans différents contextes, y compris hors ligne.
Dans son article (« De quoi El Risitas est-il le mème ? Analyse sémiopragmatique », pp. 32-55), Michel Marcoccia analyse la trajectoire du mème d’El Risitas (pseudonyme de Juan Joya Borja) sur le forum Blabla 18-25 du site jeuxvideo.com. Le texte décrit la transformation de cette figure humoristique en signe communautaire doté de fonctions multiples : réactionnelle, identitaire, dialogique et politique. L’auteur étudie sa variabilité formelle et fonctionnelle à travers un corpus de cent messages, et montre que le mème peut devenir un support de discours extrêmes, parfois idéologisés. Cette contribution met en évidence la dimension interactionnelle du mème et les processus de figement/défigement dans un espace discursif particulier.
L’article de Justine Simon (« Quand tu essaies de trouver un titre original pour parler de marqueurs énonciatifs, d’ethos discursif et de mèmes: “Euh… moi-mème et mon #ChatonMignon” », pp. 56-79) se concentre sur la construction de l’éthos discursif dans un corpus de mèmes mettant en scène des chats. En mobilisant les notions de dialogisme, énonciation et marques élocutives/allocutives, l’auteure identifie plusieurs types d’éthè discursifs (individuels, collectifs, promotionnels, militants). L’analyse démontre que les mèmes participent à la création de figures énonciatives originales, à travers une forte implication affective et des formes d’adresse diversifiées. Ce travail souligne le rôle des mèmes dans la circulation des attitudes et valeurs partagées.
Claudia Cagninelli (« Configurations sémiolinguistiques des discours mémétiques sur Twitter/X : traits pragma- énonciatifs et relations intersémiotiques », pp. 80-106) étudie la structure énonciative et pragmatique des tweets contenant des mèmes ou adoptant une configuration mémétique. En se basant sur des tweets liés au confinement de 2020, elle définit deux types : les tweets augmentés de mèmes et les tweets pseudo-mémétiques. L’article montre que la relation entre texte et image y remplit des fonctions différenciées (cadre, prolongement, resémiotisation). L’analyse met en lumière les spécificités pragmatiques de chaque configuration et leur capacité à réactiver des expériences individuelles dans une logique collective.
La contribution de Julien Longhi, Stefano Vicari et Francesco Attruia («Mèmes et discours misogynes, homophobes et xénophobes : quels contre-discours ? », pp. 107-128) s’intéresse aux stratégies discursives des mèmes réagissant à des propos discriminatoires. Les auteurs analysent deux procédés principaux : la confrontation de points de vue et la construction de figures d’anti-éthos. En examinant un corpus de mèmes visant certains discours politiques français, l’étude montre que les mèmes peuvent à la fois dénoncer, caricaturer et subvertir ces discours. L’analyse articule configuration icono-textuelle, posture énonciative et visée argumentative, dans une perspective de contre-discours citoyen.
Dans sa contribution (« Mèmes de sous-titrage : une typologie », pp. 129-153), Gabriele Stera propose une typologie des mèmes fondés sur le sous-titrage, en distinguant notamment les détournements de traduction, les effets de paréidolie phonétique et les pratiques de correction ou de rescénarisation. En s’appuyant sur une approche interdisciplinaire, l’auteur montre comment ces mèmes mobilisent les codes du langage filmique et participent à des formes spécifiques de communication techno-discursive au sein du Web 2.0.
Le dossier réuni dans ce numéro aborde les mèmes sous des angles variés, allant de la théorisation épistémologique à l’analyse de corpus contextualisés. L’ensemble des contributions permet de cerner les spécificités énonciatives, pragmatiques et sociales des mèmes, en tant que formes discursives à part entière. En offrant des outils d’analyse renouvelés et en explorant des terrains diversifiés, ce numéro contribue à la structuration d’un champ d’études en développement dans le domaine des sciences du langage.
[Cosimo De Giovanni]