Sylvie MONJEAN-DECAUDIN, Traité de juritraductologie. Épistémologie et méthodologie de la traduction juridique, Presses Universitaires di Septentrion, Villeneuve d’Asq, 2022, pp. 303.
Dans cet ouvrage, Sylvie Monjean-Decaudin – juriste de formation – met en garde contre les risques liés à la traduction de textes juridiques d’un point de vue purement linguistique. Elle prône donc la nécessité de conjuguer les disciplines du droit, des sciences du langage et de la traductologie dans un seul champ d’étude interdisciplinaire : la juritraductologie. Celle-ci est nourrie à la fois par les études sur la traduction juridique ayant pris tout leur élan à partir des années 1990 et par le droit comparé mettant en évidence les conséquences de la traduction de concepts juridiques complexes. La juritraductologie vise donc à garantir l’accès à la justice malgré la double « vulnerabilité linguistique et juridique » des personnes impliquées, comme l’auteure le montre dans Introduction. De la vulnérabilité linguistique des personnes et des traductions (pp. 19-33), par l’exemple de cinq scénarios exposant un voyageur étranger à des situations inattendues. La mondialisation conduit en effet à la circulation des personnes, des capitaux et des biens, et les échanges juridiques se multiplient avec le besoin d’intercompréhension linguistique et, par conséquent, de traduction. Mais la traduction, elle aussi, est vulnérable et s’expose au risque linguistique et juridique : quand une traduction est apportée en justice, le rôle du juge devient déterminant, car il a le pouvoir d’apprécier le caractère probant ou non d’un document – et donc de sa traduction – et de la valider ou invalider indépendamment de sa bonne qualité traductologique.
L’ouvrage se compose de trois parties, dont la première, Les prémices et les prémisses de la juritraductologie (pp. 35-95), à la recherche de l’origine de la juritraductologie, remonte aux premiers travaux sur le langage juridique – les « prémices » –, lorsque la mondialisation a suscité les besoins de contacts interlinguistiques et interjuridiques et, par conséquent, la nécessité de traduire le droit. Les « prémisses » sont en revanche constituées par un raisonnement logique qui croise les sciences juridiques et les sciences du langage pour donner lieu en conséquence à la juritraductologie comme conclusion. Ainsi, dans le premier chapitre, Monjean-Decaudin s’interroge sur l’émergence de la juritraductologie en retraçant les racines de sa genèse à partir de la fin du XXe siècle et, en particulier, au début du XXIe siècle. L’intérêt pour ces problématiques linguistiques se manifeste d’abord dans des Etats plurilingues et plurijuridiques, comme le Canada, la Suisse, la Belgique, où la « jurilinguistique » – qui propose des techniques visant à améliorer la qualité du langage juridique en matière de rédaction, de traduction, de terminologie, de lexicographie – se diffuse grâce à Jean-Claude Gémar qui en a diffusé la dénomination. En France, avec les travaux de Jean-Louis Sourioux, Pierre Lerat et Gérard Cornu émerge la « linguistique juridique », qui ne concerne pas seulement l’étude du langage du droit mais aussi du droit du langage : dans ce sillage, la juritraductologie française croise la traduction du droit et le droit de la traduction. Une autre impulsion à la discipline est venue, d’un côté, de la traduction juridique dans le cadre du droit international et de l’Union européenne et, de l’autre côté, de la traduction du droit par les juristes comparatistes, sans oublier leur compénétration avec la traductologie, telle qu’elle s’est développée à partir de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir mis en évidence l’émergence de la discipline, l’auteure se concentre, dans le deuxième chapitre, sur la convergence qui a permis la construction de la « traductologie juridique » ou « juritraductologie » à partir de 2010. Monjean-Decaudin rappelle d’abord l’importance incontournable des travaux de Jacques Pelage (le premier à utiliser le néologisme juritraductologie) en France, et de Abdel Maher Hadi et Claude Bocquet en Suisse, ayant jeté la base des éléments qui caractériseront la discipline ; ensuite elle montre, en l’explicitant segment par segment, la validité de la définition de la discipline qui consiste à « décrire, analyser et théoriser l’objet à traduire et l’objet traduit, en tant qu’objet appartenant au droit et utilisé par le droit » (p. 77). Enfin, elle présente les Legal Translation Studies (LTS) (qui intègrent la juritraductologie avec les sciences juridiques et les attentes des professionnels), dont elle s’éloigne car ils se limitent à l’étude de textes ayant un contenu juridique, tandis que la juritraductologie soutient que tout texte ayant un effet juridique, indépendamment de son contenu, doit être considéré comme un texte juridique.
La deuxième partie, Le droit et la traduction (pp. 99-159) s’occupe de ce pilier fondamental pour la juritraductologie en tant que « vecteur causal » de la traduction du droit (p. 97), de plus en plus nécessaire afin de faire valoir ses droits mondialisés. Pour pouvoir être utilisée et fonctionner, la traduction, elle aussi, doit être encadrée par des dispositions normatives et jurisprudentielles qui touchent toutes les branches du droit. Dans le premier chapitre, Monjean-Decaudin discute le cas selon lequel le droit désigne l’objet à traduire et pose, en amont, l’acte de traduction. Elle se concentre, d’abord, sur les exigences juridiques de la traduction dans plusieurs contextes, notamment celui supra-étatique du droit international public et privé – nécessitant de traductions officielles ou de traduction assermentée, légalisée et apostillée – ou celui des politiques linguistiques nationales – variable selon les Etats –, et ensuite, sur les deux types de prescriptions qui régissent le droit de la traduction et constituent « un droit fondamental à l’assistance linguistique, universel et indivisible » (p. 99) : les règles contextualisées – rattachées à une fonctionnalité pour le droit – et les règles consacrées – ayant pour but de garantir le respect des droits des personnes allophones. Le chapitre se conclut par un long survol sur le développement du droit à l’assistance linguistique (DALAL) en France, surtout pour ce qui est de l’interprétation, en tant que droit fondamental pour le justiciable et comme garantie procédurale, décliné également pour des situations particulières (victimes, sourds-muets, migrants…). Dans le deuxième chapitre, l’auteure s’intéresse au droit de la traduction qui intervient en revanche en aval, après la réalisation de l’acte de traduction, pour la ratifier et en encadrer la validation. C’est bien cette validation qui attribue à la traduction, appartenant désormais au domaine du droit, des effets juridiques. Pour être validée par l’appréciation du juge et, par conséquent, produire les effets voulus, « la traduction doit répondre à des critères de forme et de fond énoncés par la règle de droit » (p. 137), qui ne coïncident pas nécessairement avec les critères de qualité du linguiste et du traductologue. La validation du juge peut donc porter, d’un côté, sur la forme de la traduction, sur la langue de traduction, sur le respect d’un formalisme plus ou moins strict selon les cas et, de l’autre côté, sur le fond. Parfois le juge exige la littéralité de la traduction, parfois il permet de s’en éloigner ; en tout cas, le passage d’une langue à l’autre ne doit pas dénaturer l’original pour une bonne réalisation juridique et, par conséquent, pour la sécurité juridique fondée sur l’interprétation uniforme. Trois cas de figure peuvent se présenter : la traduction est validée malgré sa mauvaise qualité ; elle est partiellement validée malgré sa mauvaise qualité ; c’est le juge lui-même qui interprète le texte en langue étrangère, à condition d’en préciser le sens en français.
La troisième partie fait état de la distinction entre La traduction du droit (pp. 161-240), syntagme privilégié par les juristes comparatistes qui s’intéressent surtout à l’objet par son appartenance d’ordre linguistico-culturelle, et la traduction juridique dont l’appartenance est plutôt d’ordre fonctionnel, en ce qu’elle est utilisée par le droit. Dans le premier chapitre, après une courte introduction historique, l’auteure touche les problématiques épistémologiques liées à la traduction du droit, à partir de la question de l’« (in)traduisibilité ». La juritraductologie montre qu’« il est possible de comparer l’incomparable et que, dans la pratique, la traduction est possible » (p. 166), mais aussi qu’il est nécessaire de tenir compte de la relation intrinsèque entre le droit et la langue. Cette dernière est un outil qui exprime la technicité du droit, mais la grande majorité de ses termes sont également utilisés dans la langue générale. A cette polysémie externe, qui pose une difficulté supplémentaire au traducteur, s’ajoute la « qualification juridique » : lorsqu’un mot de la langue générale entre dans le champ de l’application du droit, un transfert sémantique entre les deux se produit. Et encore, les diverses fonctions du texte juridique influencent celles de sa traduction. Pour cette raison, après un rappel des théories du skopos et des typologies textuelles proposées au fil du temps, l’auteure adapte la typologie fonctionnaliste de Claude Bocquet à la juritraductologie (textes qui créent, appliquent ou exposent la norme), sur la base de la convergence ou de la divergence entre la fonction remplie par le texte source et par sa traduction. Ensuite Monjean-Decaudin distingue entre traduction horizontale réalisée entre deux langues ayant statut égal, et traduction verticale, lorsque la traduction est réalisée à partir d’une langue de statut culturel supérieur. Dans l’Union européenne, la supranationalité du droit européen instaure la verticalité normative et linguistique et assure l’uniformisation et l’équivalence de toutes les versions textuelles produites. Cependant, cette pluralité provoque aussi l’exigence de nombreuses traductions horizontales, territorialisées ou localisées, liées aux cultures nationales. Enfin, l’auteure présente un aperçu de la traduction des caractéristiques linguistiques et terminologiques du droit, notamment des décisions de justice, et aborde la question de la linguistique de corpus et des ressources à la disposition du traducteur. Dans le deuxième chapitre l’attention se déplace vers deux propositions méthodologiques de travail. La première voudrait guider le raisonnement des professionnels de la traduction juridique et s’articule selon plusieurs étapes : dans la première le traducteur crée une fiche préparatoire à la comparaison des concepts appartenant aux deux droits analysés et donc au terme à traduire ; ensuite une étude sémantico-juridique du terme source est effectuée suivant un ensemble de questions proposées par Monjean-Decaudin ; enfin, on prépare le tableau correspondant pour le terme cible. Ce travail analytique servira pour élaborer une fiche juritraductologique de traduction (FJT), qui reprend et synthétise seulement les questions utiles à la mise en équivalence du terme pour la traduction. La seconde méthodologie proposée s’adresse aux étudiants en traduction juridique. Dans ce cas, le travail commence par une phase préliminaire de contextualisation qui doit : cerner le type de document à traduire, l’auteur, le(s) destinataire(s) et les fonctions du document et de la traduction ; comparer le droit source et cible ; évaluer la juridicité du texte. Enfin, le processus de traduction lui-même est divisé en trois étapes : l’étape sémasiologique – extraction du sens pertinent du concept étudié dans les documents –, l’étape de droit comparé – recherche des candidats potentiels et, pour chacun d’eux, recherche sémasiologique – et l’étape onomasiologique – finalisation du processus en partant du contenu sémantique pour aller vers la désignation d’un mot.
L’ouvrage est clôturé par une série d’annexes, une bibliographie, un index alphabétique et un index de la jurisprudence citée.
[Chiara PREITE]