Ludwig JAGER, Andreas KABLITZ (éds.), Saussure et l’épistémè structuraliste

di | 15 Giugno 2025

Ludwig Jäger, Andreas Kablitz (éds.), Saussure et l’épistémè structuraliste, Mouton, De Gruyter, 2023.

Saussure et l’épistémè structuraliste rassemble des contributions en français et en allemand (seules les premières seront prises en compte ici) qui, à travers des perspectives diverses, voire parfois même conflictuelles, offrent une relecture de la pensée de Ferdinand de Saussure dans ses rapports avec un cadre structuraliste auquel on le rattache classiquement mais que certains auteurs considèrent plus prudemment. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans ce que François Rastier a appelé un « renouveau du saussurisme », apte à remettre en cause certaines idées reçues et à nuancer les schématismes de la vulgate grâce à une approche historique, herméneutique et philologique de ses textes ainsi que des archives manuscrites découvertes en 1996 dans l’orangerie de l’hôtel de Saussure à Genève. Les débats portant sur le statut de ces dernières sources et sur leur capacité à éclairer les enseignements et les démarches de leur auteur concourent à enrichir la compréhension du « fondateur révolutionnaire » de la linguistique moderne, sans pour autant établir une « doctrine » unifiée. Plusieurs noyaux thématiques se dégagent, à notre avis, de cette publication.

Une première partie met en lumière le soubassement empirique et diachronique de la méthode saussurienne. L’étude de Marie-José Béguelin (Aux sources du structuralisme saussurien : le Mémoire, la Double Essence) montre que « l’appréhension sélective de l’œuvre de Saussure conduit à occulter la dimension empirique très importante de ses recherches et à renvoyer de lui l’image d’un philosophe éthéré, peu préoccupé des applications concrètes de sa doctrine. Rien de plus inexact !». En s’appuyant non seulement sur le CLG mais surtout sur De la double essence du langage et sur Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, elle démontre d’abord que la théorie générale de la langue découle d’une approche privilégiant la reconstruction historique interne à chaque langue plutôt que la comparaison interlinguistique. Ensuite, elle met également en évidence la manière dont Saussure restructure les rapports entre morphologie et phonétique, en articulant état et histoire dans le cadre du carré linguistique. Né comme modélisation d’une confrontation entre synchronies successives, ce schéma connaîtra les développements sémiologiques que l’on connait, témoignant d’une cohérence méthodologique et théorique entre grammaire comparée et sémiologie sur laquelle insiste Béguelin. De son côté, Simon Bouquet (Saussure penseur de la complexité : doubles essences et quaternions) s’intéresse lui aussi à la conception du signe dessinée dans De la double essence (qu’il appelle Essence double, ED) où la notion de double essence émerge comme « clé de lecture pour l’ensemble des textes saussuriens » permettant d’articuler les dualités individu/société tout autant qu’externe/interne. Ces pôles sont, selon Saussure, irréductibles et inséparables tel l’azote et l’oxygène dans l’air respirable. Cette base donne lieu à un modèle du langage verbal synthétisé dans le concept mathématique de quaternion, à savoir une série de « quatre termes irréductibles et trois rapports irréductibles entre eux ne formant qu’un seul tout pour l’esprit : (un signifiant / son signifié) = (un signifiant / et un autre signifiant) et de plus = (un signifié / un autre signifié) ».

Une deuxième partie du volume revisite la coupure langue/parole dans une perspective d’interdépendance. Jean-Paul Bronckart (La langue selon Saussure : une articulation dynamique entre discours et système) retrace les hésitations théoriques et les différentes acceptions de langue développées à travers les notes et les Cours pour proposer une lecture cohérente de la distribution et des propriétés des unités de base de la linguistique : « la langue dans sa dimension discursive coexiste nécessairement avec la langue dans sa dimension de système connu et vécu, ou encore avec la langue dans sa dimension gnoséologique. A cela s’ajoute que la langue gnoséologique a nécessairement aussi deux lieux d’ancrage, eux-mêmes également interdépendants : un lieu de stockage que constitue la pensée représentative des individus, et un ensemble de modes de stockage relevant des instances scientifiques et culturelles en place dans la collectivité ». Dans La Langue, Jacques Coursil (†) se penche à son tour sur ce concept sous l’angle de la compréhension (« L’entendeur est du côté de la langue ; c’est à l’aide de la langue qu’il interprète la parole », CLG) et de l’idiosynchronie (solidarité entre tous les éléments de l’architecture sémiotique d’une langue). Il déplore la fragmentation des études d’un corpus qui « [s]ans système, sans réseaux, sans clôture algébrique, sans dualités, sa critique acerbe de la métaphysique, de l’ontologie et de la logique classiques [se] trouve considérablement amoindri […] ». Pour Coursil, « la grammaire de la langue ou la langue comme grammaire est immanente » et « le système n’ayant pas de métalangage, il ne peut pas être représenté » mais seulement montré : tel serait le génie de Saussure.

Une troisième partie se focalise sur la réception et le contexte intellectuel du Cours. Dans Le « mythe » du Cours. Saussure et la légende de la naissance du structuralisme, Ludwig Jäger part du constat que « ce n’est pas la pensée originaire de Saussure qui détermine largement l’idée que l’on se fait de lui en général » mais « l’usage stratégique » qui a été fait de sa pensée par le structuralisme naissant de l’école de Genève, l’école de Prague et l’école de Copenhague. Il identifie alors quatre objections, éclairées par les Sources manuscrites ainsi que par l’édition critique du Cours établie par Engler, à l’encontre de la « reconstruction » effectuée par Bally et Sechehaye : 1) si le point de vue constitue l’objet, il ne peut pas être librement choisi mais procède d’un savoir catégorial ; 2) les dimensions historique et sociale de la langue ne sauraient être négligées car la constitution des signes procède d’une « synthèse sémiologique » enracinée dans des matérialités historiques et sociales; 3) la parole, le discours et la diachronie ne s’opposent pas à la langue, mais en sont des dimensions constitutives qui se déterminent réciproquement. L’histoire est donc « le lieu de transformation potentielle du sens » ; 4) La distinction entre la langue sociale et essentielle et la parole individuelle, accessoire et accidentelle ne tient pas : dans ses Notes comme dans ses enseignements, Saussure oppose plutôt la langue, système social institué, à la faculté de langage, à savoir la capacité de l’individu à prononcer des sons de manière plus ou moins accidentelle. Par conséquent, loin d’être abstraite et métahistorique, la langue fait émerger de l’intersection de ses dimensions structurelles des « points délicats » qui persistent au cœur de la linguistique : l’état d’équilibre et transformation, l’état conscient et discours, la parole potentielle et la parole réelle. Sous le titre Saussure et Cassirer : de la création du structuralisme à la sémiotique des cultures, François Rastier esquisse, non sans veine polémique vis-à-vis d’un certain « poststructuralisme » particulariste, les contours philosophiques d’une « sémiotique des cultures » dans laquelle il inscrit Saussure. Il convoque à cet effet un article d’Ernst Cassirer intitulé « Structuralism in Modern Linguistics » (paru dans Word en février 1945) qui rappelle aux linguistes et philosophes la portée révolutionnaire de l’approche historique et comparée des formes expressives introduite au XIXe siècle. Cette approche permet de fonder un champ épistémologique autonome, distinct des sciences de la nature, et ancré dans une généalogie remontant à Kant et à Wilhelm von Humboldt via Goethe : « La linguistique structurale se trouve ainsi justement ressaisie dans le cadre de la linguistique historique et comparée dont elle semble tout à la fois l’origine et le prolongement. La méthodologie qu’elle a mis en œuvre a une portée générale qui intéresse l’ensemble des sciences de la culture. C’est en effet le problème de la sémiosis qui a permis de dépasser le dualisme traditionnel entre matière et esprit, pour concevoir la dualité entre expression et contenu, sur un fond général qui dès lors ne peut plus être celui de l’Esprit, mais celui, purement sémiotique, de la culture ». L’article de Jürgen Trabant, fait écho à Luigi Pirandello par son titre (Le Cours en quête d’auteur) et aux Évangiles dans son analyse de l’autorialité complexe de l’édition du Cours établie en 1967 par Tullio De Mauro. Le Corso se configure comme un livre marqué par « une forte tension intérieure : d’une part la Source (le professeur et ses écouteurs, akroatai), de l’autre côté le Cours souvent dramatiquement lointain de la Source ». Cela dit, Trabant, tout comme Bronckart, et contrairement à Bouquet et à Jäger, reste convaincu qu’« en fin de compte, la séparation radicale entre le Cours et Saussure ne peut pas réussir. Aussi, la reconstruction historique d’un grand linguiste Saussure est nécessairement – tragiquement – tributaire du Cours ». Enfin, le texte de Samuel Weber (Saussure : L’entourage et l’avenir) évoque un Saussure « en guerre non seulement avec les discours établis, mais avec lui-même, c’est-à-dire, avec son projet de construire un discours définitif sur la langue ». Ce conflit, qu’il autorise et qui a séduit ses lecteurs poststructuralistes, constitue selon Weber la condition de survie de ses interrogations au sein de toute réflexion sur la complexité mouvante des processus de signification.

[Silvia Nugara]