Licia REGGIANI, Laura SANTONE (éds.), Médias et Viralité, in Mediazioni, Rivista online di studi interdisciplinari su lingue e culture, n° 44, 2024, pp. 347.
Le numéro thématique Médias et Viralité de la revue électronique Mediazioni, Rivista online di studi interdisciplinari su lingue e culture réunit plusieurs contributions qui analysent le concept de « viralité » dans le domaine des médias et des réseaux sociaux. Les auteurs·es qui ont contribué à la rédaction de ce numéro réfléchissent sur les différentes « manifestations » d’un phénomène très actuel. Ce recueil composite recèle une préface, une postface et dix-neuf contributions qui se concentrent sur la thématique de la viralité dans les médias, que les auteurs·es examinent sous des formes différentes. Certaines contributions se concentrent sur l’aspect social de la viralité, tandis que d’autres s’intéressent au pouvoir communicatif des mèmes, à la diffusion des fake news, ou bien aux raisons psychologiques, sociales et politiques qui influencent le partage d’un contenu donné. La diversification des articles fait de ce volume un lieu de rencontre de savoirs multiformes et hétérogènes.
Dans la Préface (pp. A1-A9), Paola PAISSA se concentre sur le terme « viralité », qui voit le jour dans les années 2000. Tiré du domaine médical, l’usage du mot « viral » est renforcé pendant la pandémie de Covid-19, en 2020. Le pivot métaphorique, comme le souligne l’auteure, entre le domaine de la maladie virale et le numérique est le pouvoir de la diffusion d’une information, d’une idée ou d’un contenu. Le concept de « viralité » existait déjà dans le monde de l’information, bien avant l’apparition du Web. En effet, PAISSA fait une distinction entre la viralité classique et la viralité numérique: tel est le cas des proverbes, des canards (les précurseurs des fake news) et des rumeurs qui se sont diffusés grâce à la bouche à l’oreille et à la presse. Paola PAISSA conclut sa préface en affirmant qu’il y a une question ouverte, une enquête fondamentale qui sous-tend le développement de ce numéro, consistant à comprendre si les outils en chantier d’analyse du discours sont adéquats à découvrir, à montrer les couches et les teintes du macro-concept de la « viralité ».
Dans la première contribution, Pour une étude interdisciplinaire et sémio-linguistique de la viralité dans les médias (pp. A10-A34), Alain RABATEL se concentre sur un outil numérique très diffusé, iconique dans le domaine de la viralité : le mème. L’auteur examine les caractéristiques de cet instrument en se penchant notamment sur son efficacité communicative. Avant de traiter le domaine des mèmes plus en détail, RABATEL analyse la viralité, qu’il définit comme une attention massive sur un objet, ayant une propagation à grande échelle. La viralité, comme le souligne l’auteur, dépend des communautés culturelles ou des circonstances de la publication des contenus. Ainsi, elle serait engendrée par l’attractivité du contenu plutôt que par la vérité que le contenu montre. Ce mécanisme explique la diffusion des fake news, par exemple. Ensuite, l’auteur prend en considération un corpus de mèmes qui concernent des événements d’envergure : les élections présidentielles françaises, l’invasion russe en Ukraine, la mort de la reine Elisabeth. Lors de son analyse, il distingue trois types de mèmes : les textes sans images, les images, et les images avec des sections textuelles. Le domaine des mèmes constitue un pictorial turn, c’est-à-dire un domaine où l’étude de l’image a la même importance que l’étude du texte. L’auteur en conclut que les mèmes possèdent un potentiel communicatif et pragmatique dans le monde sociopolitique, y compris lorsqu’ils sont dépourvus de texte. Leur pouvoir demeure dans leur iconicité et répétitivité. L’importance de cet article réside dans l’analyse détaillée d’un outil qui est sous les yeux de tout le monde, et qui, peut-être, n’a pas encore fait l’objet d’une attention suffisante.
Dans la deuxième contribution, Une circulation virale de la parole scientifique ? À propos des republications de The Conversation France dans les médias partenaires (pp. A35-A55), Ingrid MAYEUR conduit une analyse du processus de republication des articles du média collaboratif The Conversation France (TCF) par ses médias partenaires. L’auteure se concentre sur les différences entre les articles issus de TCF avec leurs republications. Elle décrit d’abord le réseau The Conversation France. Il s’agit d’un média sans but lucratif, à mi-chemin entre le journalisme et la vulgarisation scientifique, visant à rendre le savoir scientifique accessible à tout lectorat. MAYEURE se concentre sur un corpus constitué par les dix articles les plus lus du TFC concernant les sciences humaines, publiés en février 2022, en les comparant avec leurs republications sur d’autres réseaux. La chercheuse constate que les republications des articles de TCF montrent des variations subtiles mais significatives. Il s’agit de modifications de titres, d’ajouts de paragraphes, de réaménagements de la partie graphique, de déplacements ou de suppressions partielles de contenus additionnels et de suggestions de lecture renvoyant aux contenus d’autres réseaux. Ces résultats révèlent des problèmes dans les republications car, comme l’affirme l’auteure, on assiste à un partage déformé des contenus. Les médias tiers qui partagent les articles de la source deviennent des co-constructeurs du discours scientifique et finissent souvent par le déformer. L’auteure invite à penser éthiquement au respect de la source principale des contenus lors de leur republication, afin d’en préserver la limpidité.
Dans la troisième contribution, Vidéos écologistes virales sur YouTube : une analyse contextuelle des supports et des configurations discursives (pp. A56-A74), Florimond RAKOTONOEILINA propose une étude détaillée de la viralité concernant les vidéos écologistes sur YouTube. La thématique est de grande actualité. L’auteur illustre la dérivation du terme « viral » du champ médical et, avec l’avènement de l’Internet, sa signification métaphorique, qui désigne la rapidité de circulation et de partage des contenus. L’expression « vidéo virale » apparaît dans la presse francophone entre 2000 et 2022, mais suite à l’apparition de YouTube et d’autres médias participatifs, entre 2016 et 2018, l’expression se propage massivement. La viralité des vidéos écologistes, comme le souligne l’auteur, repose sur leur théâtralité et sur une connexion émotionnelle avec le public. RAKOTONOELINA souligne que, paradoxalement, les contenus scientifiques « bruts », comme les rapports du GIEC, ont très peu de potentiel viral, car ils sont denses, techniques et peu accessibles. Les vidéos écologistes virales doivent leur diffusion à leurs brièveté et accessibilité. Lors de l’analyse d’un corpus de vidéos populaires, publiées entre 2016 et 2018, RAKOTONOELINA identifie plusieurs caractéristiques récurrentes de ces vidéos, parmi lesquelles une plus forte viralité dans les vidéos les plus courtes. De surcroît, l’humour et la présence de personnages qui attirent l’attention du public, tout en dénonçant la négligence de l’humanité envers l’environnement, représentent une garantie de viralité. Un autre facteur de viralité consiste en l’utilisation d’un langage simple, accessible et vulgarisateur.
Dans la cinquième contribution, intitulée Viralité : focus sur les motivations du partage (pp. A90-A109), Ugo ROUX propose une analyse sur les motivations qui mènent une vidéo à devenir virale. L’auteur s’interroge également sur les raisons psychologiques, sociales et émotionnelles qui poussent les individus à partager ou à ne pas partager certains contenus Pour ce faire, le spécialiste effectue un test : des vidéos publicitaires virales et non virales sont présentées aux personnes interrogées, qui ensuite doivent indiquer aussi bien si elles partageraient ces vidéos que les raisons qui motivent leur choix. Parmi les motivations du partage, la présence d’humour s’avère être la plus citée. L’humour agit comme un facilitateur d’émotions positives, qui incite non seulement à l’engagement individuel mais aussi au partage social. D’autres facteurs qui influencent le partage sont la qualité de la vidéo (images et son), l’originalité et la valeur du message transmis. La motivation du partage peut aussi être relationnelle. On partage une vidéo parce qu’on pense qu’elle plaira à un ami, qu’elle sera comprise par le groupe, qu’elle fait écho à une passion commune. À l’inverse, les motivations de non-partage sont la qualité médiocre ou mauvaise du contenu, le manque d’intérêt, ou encore une thématique peu pertinente, ou un message confus ou mal transmis. L’auteur conclut que la viralité est le résultat d’une coopération collective, d’un ensemble de micro-choix motivés par des raisons multiples. Le travail de ROUX nous invite à repenser la viralité non pas comme une magie de l’algorithme, mais comme une interaction humaine médiée par la technique.
Le volume continue par la sixième contribution, La série télévisée comme métaphore fonctionnelle et mémorielle de la pandémie Covid-19 (pp. A110-A125), rédigée par Pierre MORELLI, qui propose une lecture de la pandémie de Covid-19 à travers une métaphore originale : celle de la série télévisée. Face à une crise sanitaire mondiale, l’auteur affirme que la métaphore des « vagues » de contamination résulte être trop simpliste pour décrire ce phénomène. Au printemps 2020, les confinements ont limité les contacts physiques et ont réduit les activités humaines à se replier sur les écrans. Télévision et réseaux sociaux deviennent les canaux principaux de contact avec la réalité. À côté d’une viralité biologique, on observe une viralité médiatique, qui contribue à structurer la pandémie comme un récit collectif, avec ses protagonistes (le virus, les experts·es, les soignants·es et les patients·es), et ses structures narratives. Il est possible d’observer une structure dramatique de la pandémie, des événements qui évoluent dans le temps, des personnages récurrents et une tension permanente. Le public, comme l’affirme MORELLI, est à la fois spectateur et acteur de cette « sérié télévisée » métaphorique. L’auteur propose une division de la pandémie en cinq saisons : la première saison montre les premiers confinements ; la deuxième saison dévoile de nouvelles variantes du virus et montre l’espoir que l’humanité pose dans les vaccins ; la troisième saison est caractérisée par des mesures restrictives ; la quatrième saison concerne le moment où la campagne vaccinale démarre et on voit l’apparition de la variante Omicron ; la cinquième saison comprend les campagnes de rappel vaccinal. La pandémie de Covid-19 n’est pas seulement un événement sanitaire : elle est aussi un événement narratif qui a contribué à construire une mémoire collective.
Dans la septième contribution, intitulée The power of cat memes ! Viralité et interdiscursivité du chat remixé (pp. A126-A143), Justine SIMON analyse les mèmes des chat (cat memes), omniprésents sur les réseaux sociaux. Selon l’auteure, ce type de mème participe à la dynamique de la viralité et devient un vecteur de discours politique, de revendications identitaires et de luttes idéologiques. SIMON définit le mème comme un point de rencontre de valeurs, de représentations et de pratiques sociales. Le chat est montré comme un animal affectif, humoristique, parfois grotesque, et il s’insère facilement dans le discours. La notion de « catwashing » est introduite pour désigner la stratégie d’utilisation de chats mignons, afin de transmettre des messages précis. Pour son analyse, SIMON collecte un corpus de 4000 publications de mèmes. Le cœur de son étude repose sur la théorie de l’inter-discursivité : chaque mème est une mosaïque de discours antérieurs, provenant souvent de la culture populaire ou de mèmes plus anciens, déjà publiés dans le passé. Les mèmes des chats, ajoute l’auteure, sont souvent utilisés pour critiquer ou soutenir des personnalités politiques de la société française (Le Pen, Macron, Zemmour). Les mèmes, objets porteurs d’idéologie, permettent une forme d’humour participatif et créatif, mais ils jouent parfois le rôle de vecteurs de haine, en mobilisant des codes visuels chargés d’une mignonnerie apparemment anodine. Le mème devient ainsi une épée à double tranchant. SIMON conclut sa contribution en invitant le lectorat à une lecture éthique, contextuelle et critique des mèmes. Leur nature dialogique, transgressive et ludique les rend à la fois puissants et ambigus.
Dans la huitième contribution, intitulée Aide-toi, la viralité t’aidera. Ou de la création et diffusion des proverbes dans les médias (pp. A144-A159), Vincenzo LAMBERTINI propose une réflexion sur une possible corrélation entre les proverbes et la viralité en soulignant leurs analogies et différences. L’auteur réfléchit sur le concept de « viralité » emprunté à la biologie et étendu à la communication numérique. Le concept de « viralité » désigne la capacité d’un contenu de se propager à grande échelle. Ensuite, il décrit les caractéristiques du proverbe : une phrase reconnue et partagée collectivement dans la culture populaire, dotée d’un sens métaphorique et d’un sens littéral. LAMBERTINI souligne que l’oralité a toujours joué un rôle clé dans la transmission virale des expressions, surtout des proverbes. L’auteur met en évidence de nombreuses analogies entre les proverbes et les contenus viraux : l’anonymat progressif, car les deux perdent leur auteur·e initial·e ; la réplication et la variation, car les proverbes présentent des variantes régionales ou des changements au fil du temps. Les proverbes et les contenus viraux mobilisent aussi des émotions et s’adressent à un public élargi. LAMBERTINI souligne aussi que les proverbes et les contenus viraux ont différents paramètres de diffusion. En ce qui concerne le temps de diffusion, les contenus viraux se développent dans l’instantanéité, tandis que le proverbe a besoin d’une longue maturation. En ce qui concerne les canaux de diffusion, les contenus viraux se transmettent via les réseaux sociaux, tandis que les proverbes se diffusent par l’oralité pour se placer dans l’usage collectif. Selon l’auteur, le proverbe n’est pas une relique du passé mais un organisme culturel vivant, capable de s’adapter à la viralité du présent et du futur. Le proverbe est un exemple emblématique de viralité pré-numérique, un contenu devenu viral sans l’aide du web et des réseaux sociaux.
Dans la neuvième contribution, Discours numériques et degrés de viralité : caractéristiques linguistiques et traits (techno)discursifs (pp. A160-A176), Claudia CAGNINELLI propose une réflexion approfondie sur les mécanismes de viralité des discours numériques, en particulier sur le réseau Twitter. L’auteure se concentre spécifiquement sur la viralité des tweets, dont elle décrit deux dimensions complémentaires : une viralité mesurable à travers les taux d’engagement (retweets, likes, réponses, citations) et une autre viralité, dont les effets s’observent dans la stabilisation de représentations discursives au fil du temps. La chercheuse analyse un corpus de 53 030 tweets publiés entre avril et juillet 2019, portant tous sur le cas médiatique et controversé de Vincent Lambert sur l’euthanasie. Le corpus a été classé selon quatre degrés de viralité, déterminés à partir du nombre de retweets obtenus : le degré 0, le plus copieux, correspond aux messages qui n’ont pas été retweetés, caractérisés par le style journalistique ; le degré 1, qui regroupe les tweets ayant obtenu entre 1 et 10 retweets et qui possèdent une dimension polémique ; le degré 2, plus restreint, regroupe les tweets repartagés entre 11 et 100 fois, où on remarque la présence de discours militants ou associatifs ; le degré 3, plus rare, comprend les tweets ayant généré plus de 100 retweets. Ils renvoient souvent à des comptes très visibles ou institutionnels (médias, personnalités politiques ou religieuses) et concernent des événements marquants et chargés de pathos (par exemple, l’annonce de la mort de Vincent Lambert). Ces tweets deviennent viraux grâce à différents facteurs : autorité de l’énonciateur ; intensité pathémique ; pouvoir polémique. En conclusion, Claudia CAGNINELLI montre que la viralité ne dérive pas uniquement du contenu d’un message, mais de facteurs interconnectés : la structure du discours, l’identité de l’énonciateur, la charge émotionnelle et polémique du contenu.
Dans la dixième contribution, Entre spreadability et brevitas : une analyse pragmatique et énonciative des mèmes internet (pp. A177-A195), Stefano VICARI se concentre sur la notion de « viralité » dans le contexte de l’étude du discours numérique, en particulier des mèmes. Le but principal de l’auteur est de montrer que la viralité possède une dimension assez complexe, qui inclut des aspects linguistiques, discursifs, sociaux et politiques. VICARI propose donc de repenser cette notion en termes de « spreadability » (capacité de diffusion), pour mieux saisir les dynamiques de circulation des contenus et des discours en ligne. La métaphore du virus, à son avis, donne une image trop simplifiée de la viralité, car elle obscurcit la complexité réelle du phénomène. L’auteur souligne que les contextes ou les engagements sociaux jouent un rôle crucial dans la circulation des contenus. VICARI analyse différents mèmes, qu’il évalue comme des outils communicatifs efficaces, « viraux » par excellence, et qui partagent avec les formes brèves les plus traditionnelles (adages, proverbes, épigrammes) la tendance à s’inscrire durablement dans la mémoire discursive. Les mèmes possèdent des caractéristiques formelles et fonctionnelles qui leur garantissent une grande circulation et diffusion dans les réseaux socio-numériques. En outre, en se référant à des mèmes de nature politique, VICARI affirme que la viralité participe à la construction d’une opinion collective et que, parfois, elle peut impulser des changements culturels. L’auteur met en garde contre une vision trop simpliste de la viralité, qui la réduirait à une contagion passive et qui ne considère pas le regard critique des émetteurs·euses. En conclusion, le spécialiste propose une lecture nuancée du phénomène de viralité : un processus complexe, qui implique des acteurs·rices, des stratégies, des défis sociaux et politiques.
Dans la onzième contribution, intitulée Viralité et analyse du discours : un exemple atypique, #metoo (pp. A196-A210), Sandrine REBOUL-TOURÉ se concentre sur l’étude de la viralité selon les paramètres de la méthodologie de l’analyse du discours, en utilisant l’exemple emblématique du hashtag lié au mouvement social #metoo. L’auteure dépasse, lors de son analyse, la conception traditionnelle de la viralité. Elle la décrit comme un processus social, discursif et culturel qui transforme un simple hashtag en un véritable mouvement pour la cause sociale de la violence envers les femmes. REBOUL-TOURÉ mentionne le pouvoir des hashtags de regrouper et de retrouver rapidement tous les contenus autour du même concept. L’article décrit la propagation exceptionnelle de ce hashtag, devenu un véritable phénomène social. Tout commence en 2006, lorsque Tarana Burke lance une campagne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles. À partir d’octobre 2017, après la révélation de l’affaire Weinstein, le hashtag #metoo se répand à l’échelle mondiale. L’actrice Alyssa Milano lance alors un appel sur Twitter, en invitant toutes les victimes d’agressions sexuelles à répondre simplement par le hashtag #metoo, afin de briser le silence. Des milliers de réponses arrivent. L’auteure décrit le hashtag comme une construction, une formule discursive qui permet de donner un sens collectif à une expérience partagée au niveau social. Elle en souligne différents mécanismes : la rapidité de diffusion ; le figement ; le nombre d’interactions (likes, partages, commentaires) ; le caractère discursif ; la dimension sociale. REBOUL-TOURÉ montre que le cas de #metoo illustre la capacité de certains discours à se propager, à s’inscrire dans l’espace social, et à transformer un simple hashtag en un symbole qui peut engendrer un mouvement collectif.
Dans la douzième contribution, Viralité et starisation : Le procès Johnny Depp / Amber Heard (pp. A211-A224), Laura SANTONE s’interroge sur la viralité médiatique à travers l’exemple du procès très médiatisé de Johnny Depp contre son ex-femme Amber Heard. L’auteure décrit la viralité comme un phénomène socio-discursif structuré par les représentations collectives. Le procès devient un véritable feuilleton médiatique global, diffusé en direct et rejoué sur TikTok, YouTube, Twitter, Chaque geste, chaque déclaration des deux acteurs est scrutée, commentée, parodiée et spectacularisée. Il devient un lieu d’exhibition de l’intimité, où les violences évoquées (physiques, sexuelles, psychologiques) sont instrumentalisées à guise de divertissement. Dans ce contexte, les internautes ne sont pas seulement des spectateurs·rices, mais des co-constructeurs·rices du récit. Le procès devient un tribunal socio-numérique, où la vérité judiciaire cède le pas à une vérité perçue, émotionnelle et partagée. L’analyse des données montre une asymétrie radicale entre le soutien massif à Johnny Depp et les voix soutenant Amber Heard. Cette hégémonie numérique mène à une campagne de dénigrement massive contre l’actrice. Cette attaque est nourrie par des fake news, des vidéos et des parodies. Laura SANTONE nous invite à penser la viralité au-delà d’un simple phénomène de propagation. Elle en souligne les enjeux sociétaux, symboliques et politiques. La viralité façonne les représentations, impose des vérités alternatives, conçues comme indéniables. La viralité est donc un dispositif d’influence à la fois fascinant et dangereux.
Fautes virales (pp. A225-A237) est le titre de la treizième contribution, rédigée par Licia REGGIANI. La spécialiste explore un phénomène linguistique à la fois ancien et contemporain : la faute linguistique. La faute n’est plus envisagée comme un simple écart par rapport à la norme linguistique, mais elle est examinée par l’auteure comme un objet culturel et viral. REGGIANI examine le lien entre deux concepts principaux : la faute linguistique et la viralité. Le cœur de son analyse repose sur la conviction que certaines fautes sont des éléments de l’imaginaire collectif et sont porteuses de viralité. Elle réfléchit sur un lien affectif et idéologique que les locuteurs·rices entretiennent avec leur langue. Dans la culture française, où la langue est traditionnellement perçue comme un patrimoine sacré, les fautes sont souvent stigmatisées. Toutefois, certaines fautes se propagent au point de devenir emblématiques et révélatrices de tensions sociales. À travers de nombreux exemples, l’auteure montre la manière dont certaines fautes acquièrent une dimension virale. Parmi les plus célèbres, on trouve la phrase « Omar m’a tuer », inscrite sur un mur lors d’un fait divers judiciaire. Cette faute a été largement reprise, parodiée et réutilisée dans de nombreux contextes. L’écho de la faute dans la culture populaire montre que la viralité n’est pas engendrée uniquement par une transgression grammaticale, mais elle possède une charge émotionnelle et sociale. Ainsi, la faute devient un miroir de l’imaginaire collectif. De même, l’univers de la chanson française regorge de fautes devenues cultes, de Serge Gainsbourg à Renaud, en passant par des titres plus récents. Le phénomène de la faute virale révèle la façon dont une société pense sa langue, ses normes et son identité culturelle. La faute cesse d’être une simple inadvertance et devient un objet discursif puissant, un révélateur de tensions sociales, un marqueur de résistance ou d’appartenance culturelle.
Dans la quatorzième contribution, Viralité et résistance aux discours de haine (pp. A238-A257), Béatrice TURPIN examine le phénomène de la viralité des messages appartenant au discours de haine et aux stratégies déployées pour y résister. L’auteure propose une réflexion sur les mécanismes de propagation des contenus en ligne et leurs implications sociétales. TURPIN souligne que l’avènement des blogs et des réseaux sociaux a profondément bouleversé les dynamiques communicationnelles traditionnelles. La révolution médiatique a permis une démocratisation sans précédent de la parole publique. Cette mutation va de pair avec une accélération vertigineuse des processus de diffusion des contenus. Les émotions non contrôlées engendrent, parfois, des contenus violents ou haineux qui connaissent une diffusion massive. TURPIN s’interroge sur les stratégies applicables pour résister aux discours de haine dans le domaine de la viralité. Le développement du web et la simplicité du partage technologique à grande échelle sont un terrain fertile à la prolifération de cette typologie de discours. TURPIN montre différentes stratégies de résistance à la haine en ligne. Parmi celles-ci, la plus célèbre est la campagne « Non à la haine », initiée par le Conseil de l’Europe en 2013. L’auteure conclut sa contribution par un appel à la réflexion. TURPIN souligne que les mécanismes de propagation rapide peuvent être utilisés pour transformer le web en un lieu nettoyé.
Dans la quinzième contribution, intitulée Épidémie de fake news. Figuration d’une viralité dysphorique (pp. A258-A274), Élise SCHÜRGERS propose une réflexion fine et novatrice sur un phénomène au cœur de la modernité numérique : la diffusion des fake news. L’auteure se concentre sur l’imaginaire discursif qui entoure ce terme et ce phénomène médiatique. Elle mène ses réflexions à l’appui de deux notions clés : celle de « formule » – développée par Alice Krieg-Planque – et celle de la viralité médiatique. Selon Krieg-Planque, une formule est une expression stabilisée qui se cristallise à un moment donné de l’histoire discursive publique. Le terme « fake news » devient une formule, une expression devenue omniprésente, avec une fréquence substantielle. L’auteure se concentre sur les métaphores qui ont été engendrées par cette formule. Le premier ensemble métaphorique que SCHÜRGERS analyse repose sur l’analogie entre la viralité des fake news et une épidémie biologique qui rend les fake news à la fois omniprésentes et insaisissables. Le deuxième réseau métaphorique est celui de la guerre : les fake news ne sont pas seulement une maladie sociale mais elles sont des ennemis à combattre. La troisième métaphore identifiée par SCHURGERS est celle du triomphe des fake news. L’auteure conclut sa contribution en soulignant le rôle actif du discours médiatique dans la construction de la perception du monde de chaque individu. La chercheuse invite le lectorat à continuer à mettre en discussion les contenus et à traiter les informations par une approche critique.
La seizième contribution est intitulée Le virus du racisme : ses formations discursives et son contrediscours dans la littérature issue de l’immigration postcoloniale (pp. A275-A288). Dans cet article, l’auteure Véronic ALGERI développe une métaphore originale et puissante : celle du racisme envisagé comme un virus. Tout comme un agent pathogène, le racisme circule, mute, s’adapte, se reproduit dans la société et infecte les discours publics et privés. Il se manifeste par des formules stigmatisantes qui véhiculent des stéréotypes. À l’instar d’un virus, le racisme est profondément enraciné dans l’histoire coloniale française. Il se transmet à travers des discours politiques, médiatiques, institutionnels ou dans les interactions sociales ordinaires. L’auteure analyse un corpus composé de romans postcoloniaux qui abordent le thème du racisme. Désintégration de Ahmed Djouder détourne ironiquement le discours officiel sur l’intégration en le transformant en une narration sur la désintégration sociale vécue par les enfants d’immigrés. Faïza Guène, dans La Discrétion, adopte une écriture polyphonique et ironique qui met en lumière les mécanismes du racisme ordinaire, à travers le personnage de Yamina, une femme âgée d’origine algérienne, qui sourit face aux pratiques racistes dont elle est victime. Dans Un homme, ça ne pleure pas, écrit par Faïza Guène aussi, figure un passage où Miloud, personnage victime de racisme, est comparé à un chien. Face à cette humiliation raciste, le personnage réagit violemment. La littérature de l’immigration postcoloniale, comme l’affirme ALGERI, est un lieu de mémoire, mais aussi un lieu de réaction. Les écrivains·es prennent la parole non seulement pour raconter le racisme, mais aussi pour le combattre. La littérature devient ainsi un lieu de lutte, d’émancipation, un espace de création identitaire et un antidote discursif au racisme systémique.
Dans la dix-septième contribution, intitulée « Ok boomer ». Les dérives d’un mème (pp. A289-A300), Brigitte BATTEL propose une étude critique sur la diffusion du mème « Ok Boomer ». Ces deux mots, comme le montre BATTEL, se sont cristallisés et chargés d’une forte densité symbolique et discursive, jusqu’à devenir viraux. L’expression se compose de « OK », un marqueur d’acquiescement, qui tire son origine de l’anglais-américain depuis le XIXe siècle, et du mot « Boomer », qui désigne les membres du baby-boom économique d’après-guerre. Leur jonction voit le jour à partir de novembre 2019, à la suite d’un événement déclencheur : une vidéo sur TikTok qui reprend une séance du parlement néozélandais pendant laquelle la parlementaire Chloé Swarbrick, une millenniale, inflige un « ok boomer » à un membre du Parlement qui a osé interrompre son discours centré sur le développement durable. Cette expression, lors de sa diffusion, glisse vers des teintes polémiques. Le « boomer » n’est plus seulement un individu âgé. Il devient une figure emblématique d’un passé révolu, inadaptée au panorama social présent. Derrière les mots « Ok Boomer » se cache un imaginaire collectif imprégné de méfiance envers les élites du passé. L’expression transmet un rejet d’un modèle de croissance socio-économique insoutenable pour le temps présent. La formule condense une sorte de rupture historique, sociale, écologique et économique. BATTEL nous rappelle que ces dynamiques discursives, même si elles agissent à travers un mème, peuvent nourrir une violence verbale réelle comblée d’âgisme, de discrimination et de haine sociale. Ce mème, comme le souligne l’auteure, révèle une profonde fracture générationnelle et la mutation profonde des imaginaires collectifs. Sous son apparence ludique, le mème révèle des scissions profondes dans la société contemporaine.
Dans la dix-huitième contribution, intitulée Détournements et viralité dans la campagne présidentielle de Marine Le Pen de 2022 (pp. A301-A316), Alida Maria SILLETTI analyse la stratégie de communication numérique mise en œuvre par Marine Le Pen lors de sa campagne présidentielle de 2022. L’étude se concentre sur le contre-slogan « Sans Lui », créé à l’encontre du slogan « Avec Vous » d’Emmanuel Macron. Ce contre-slogan devient un élément distinctif de sa campagne électorale dans les réseaux sociaux, notamment sur Twitter. Le contre-slogan « Sans lui » constitue un détournement immédiat et efficace du slogan « Avec vous ». Il s’agit, comme le souligne SILLETTI, d’une opération discursive subtile : en utilisant le pronom « lui », Marine Le Pen rend la cible évidente (Emmanuel Macron), tout en suggérant son alternative politique. Ce slogan devient ainsi une « formule » mémorisable et potentiellement polémique, caractérisé par l’usage du préfixe négatif « sans », qui accentue le rejet et l’exclusion à l’encontre d’E. Macron. L’auteure rappelle que la viralité sur les réseaux sociaux dépend non seulement de la quantité de partages, mais aussi de la capacité d’un contenu de susciter une réaction émotionnelle rapide et massive. Twitter, grâce à sa structure, favorise la propagation instantanée d’énoncés brefs et tranchants du point de vue émotionnel. L’auteure qualifie ce type de propagande de discours de haine dissimulée et véhiculée par la moquerie, la dévalorisation implicite et le sarcasme. Dans sa conclusion, SILLETTI souligne que la campagne numérique de Marine Le Pen autour de son contre-slogan est un exemple emblématique d’une utilisation stratégique des réseaux sociaux. Ce type de stratégie exploite une charge émotive faite de colère, peur et haine, qui a un impact important sur le public concerné.
La dernière contribution s’intitule Paul Biya fait dire qu’il est vivant : histoire médiatique d’un revenant (pp. A317-A337). Valentina TARQUINI propose une analyse socio-discursive très détaillée de la circulation des rumeurs concernant la prétendue mort de Paul Biya, président du Cameroun en fonction depuis 1982. Dans l’introduction, TARQUINI souligne que la rumeur sur la santé de Biya, apparue dès les années 1990, refait surface en mars 2020, pendant la pandémie de Covid-19. Les autres dirigeants·es multiplient les apparitions publiques, mais Biya adopte une stratégie de silence. Les absences répétées du président renforcent la défiance populaire. Ce contexte épineux est un facilitateur pour la diffusion des rumeurs. L’image d’un président intouchable et loin des problèmes de la population se renforce. La rumeur apparaît alors comme une contre-offensive discursive, une possibilité du corps social de résister symboliquement à un pouvoir devenu inaccessible. TARQUINI montre donc que la rumeur dans l’univers numérique n’est pas une simple information fausse mais un phénomène social complexe. À travers l’anonymat, les rumeurs circulent librement, échappant au contrôle de l’État et des médias officiels. La force de la rumeur, comme le souligne TARQUINI, réside dans sa capacité à produire un effet performatif d’objection sociale. La circulation massive de la rumeur devient un acte politique en soi : elle met en lumière des crises et des ruptures sociales. L’auteure montre que la viralité peut jouer le rôle de moyen de résistance collective.
Dans la Postface (pp. A338-A347), Sophie MOIRAND propose une réflexion fondamentale sur la viralité comme phénomène discursif complexe. Ce phénomène se place à la croisée de l’analyse du discours, de la sémiotique, des sciences sociales et du domaine numérique. L’auteure affirme que la viralité existe en fonction des discours qui la façonnent. Parler de viralité, c’est déjà construire discursivement la viralité. Une simple observation de la propagation des contenus n’est pas suffisante. Il faudrait saisir les processus et les mécanismes qui font exister la viralité en tant que phénomène social. MOIRAND met en évidence de différentes formes de viralité : une viralité intentionnelle, utilisée de manière stratégique par des collectifs militants et engagés ; une viralité imprévisible, qui échappe aux intentions humaines et qui se configure comme un phénomène émergent, contingent et aléatoire ; une viralité exponentielle qui touche le monde des célébrités. MOIRAND souligne l’extrême diversité des matériaux étudiés en présentant des exemples qui vont des hashtags aux fake news, des mèmes et des rumeurs en passant par les proverbes et les vidéos écologiques. Il émerge que la viralité est non seulement un mécanisme de diffusion, mais surtout un miroir de tensions sociétales contemporaines et un levier de transformations culturelles. Étudier la viralité, donc, c’est enquêter le monde contemporain dans sa complexité, afin de saisir ses contradictions et ses espoirs. MOIRAND conclut sa postface par un appel : essayer toujours de renouveler les méthodes de recherche et ne pas sous-estimer la complexité de ce phénomène.
[Giuseppe A. PAPAGNI]