François GAUDIN (dir.), Alain Rey. Lumières sur la langue, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2024, pp.244. 

di | 15 Giugno 2025

Hommage en l’honneur du “malin génie de la langue française” (p.9) que fut Alain Rey, le volume dirigé par François Gaudin se développe autour d’un fil rouge – ou plutôt, d’une nappe rouge (Promenade digestive, pp.233-242), qui sert de toile de fond pour un banquet où les participants apportent leurs souvenirs, leurs analyses, leurs critiques autour de la conception de la langue et de la culture qu’Alain Rey a représentée pour des générations de Français et francophones.

Figure publique, célèbre auprès du grand public pour ses chroniques dans les émissions de France Inter, Alain Rey a contribué de façon capitale à la popularisation de la lexicographie en France et dans les pays francophones ; les ouvrages qu’il a dirigés ou co-dirigés (notamment avec sa femme Josette Rey-Debove, mais pas seulement) forment partie de l’imaginaire collectif linguistique des locuteurs de langue française. Artisan des dictionnaires, amoureux des mots, savant à la culture formidable, ses analyses critiques et ses études fondatrices dans les domaines de la métalexicographie, de la lexicographie culturelle, de l’histoire de la langue et des idées, de la terminologie, ont contribué à la formation de générations de chercheuses et chercheurs, en France et dans le monde.

Le volume dirigé par François Gaudin permet d’apprécier la richesse et la variété des intérêts de recherche qui ont caractérisé la vie et le travail d’Alain Rey grâce aux témoignages et aux réflexions de ses collègues, ses collaboratrices et collaborateurs, ses élèves.

Après une Mise en bouche (pp.9-12) introductive par François Gaudin, une brève Biographie (pp.13-18) offre un portrait de l’homme et du lexicographe, de ses débuts à la rédaction du Grand Robert, aux années de la célébrité lexicographique avec le Petit Robert (avec Josette Rey-Debove et Henri Cottez, première édition 1967), le Dictionnaire du français non conventionnel (avec Jacques Cellard, 1980) Le Dictionnaire historique de la langue française (1992), Le dictionnaire culturel en langue française (2005), sans oublier ses essais sur l’histoire des dictionnaires, sur la discipline plus récente de la terminologie, sur le lien indissoluble entre langue, culture et société (comme en témoignent entre autres les volumes Révolution, histoire d’un mot en 2006 ou Parler des camps au XXIe siècle, les étapes de la migration en 2015).

Le volume présente ensuite quatre sections.

La première (L’artisan des mots) s’articule autour de l’activité lexicographique d’Alain Rey.

Gilles Siouffi (Alain Rey artisan du sentiment morphologique, pp.21-34) se penche sur l’existence, dans l’œuvre lexicographique d’Alain Rey, d’un « sentiment morphologique », l’équivalent du « sentiment néologique » postulé dans les études en néologie (voir entre autres Sablayrolles 2003 ; 2019). Issu d’une perspective saussurienne, concept complexe, étroitement lié aux concepts corrélés de « sentiment linguistique » et de « sentiment lexical », le sentiment morphologique du locuteur est axé sur la recherche et la reconnaissance des analogies, des régularités, des séries morphologiques.

La contribution de Danielle Candel (Alain Rey et le Trésor de la langue française (TLF). Une formation exceptionnelle à la lexicographie, pp.35-49) permet de souligner le rôle joué par Alain Rey dans la réalisation du TLF pendant la période 1975-1977, période de la création de l’« équipe parisienne » du TLF, qu’Alain Rey dirigeait. Le témoignage direct de Candel et les correspondances citées dans le texte permettent de reconstruire aussi bien les procédés de travail et de rédaction de l’équipe, ainsi que des souvenirs humains et personnels autour d’Alain Rey, de sa méthode de travail et de formation à la lexicographie.

L’article de Christine Jacquet-Pfau (Les idées derrière les mots : le Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey, pp.51-65) analyse la structure lexicographique et notamment l’emploi des encadrés dans le Dictionnaire culturel en langue française (DCLF). Défini dès la préface comme une « contre-encyclopédie » (l’encyclopédie se situant dans l’espace extralinguistique, alors que le dictionnaire culturel se veut et reste résolument interlinguistique), le DCLF naît comme réponse à une limite, la distance entre l’analyse linguistique et sémantique et l’étude sociale et culturelle. Dans le DCLF, les entrées représentent autant de portes d’accès à des contenus sociaux et culturels dans les diverses zones de la francophonie, dans les diverses collectivités sociales de locuteurs et locutrices. Ouvrage au succès moins évident par rapport au Dictionnaire historique de la langue française ou à d’autres ouvrages lexicographiques d’Alain Rey, le DCLF offre néanmoins une représentation « des croyances, des activités, des émotions et des passions exprimées au cours de l’histoire et selon les visions du monde de diverses civilisations » (Préface : XV) qui reste précieuse.

Les deux dernières contributions qui clôturent la première section du volume apportent à l’ouvrage des souvenirs directs et personnels.

Antoine Perraud (Dans l’ombre d’un lexicographe médiatique. Entretien de Laurie Fabry avec Antoine Perraud, pp.68-71) propose un entretien avec Laurie Fabry, ancienne directrice de la communication chez Le Robert. Fabry, disparue en 2023 et à laquelle l’ouvrage entier est dédié, raconte sa collaboration avec Alain Rey, notamment dans la période « médiatique » du lexicographe, dans ses relations avec la presse et les médias. Laurence Laporte (Travailler avec Alain Rey, pp.73-76) évoque ses souvenirs comme membre de la rédaction du Petit Robert avec Alain Rey et Josette Rey-Debove, à partir des années 70 jusqu’aux années 90 ; comme dans toutes les contributions du volume, le texte permet d’apprécier l’aspect professionnel, mais également les qualités humaines et intellectuelles d’Alain Rey.

La deuxième section, Les mots en marge, met l’accent sur l’attention portée par Alain Rey à l’égard des mots décrits par Gaudin comme « reprouvés par la bienséance » (Mise en bouche, p.11), contre tout excès puriste dans la représentation des usages linguistiques.

Françoise Guérand (Un dictionnaire pas très catholique, pp.79-87) s’intéresse à la genèse et à la structure du Dictionnaire du français non conventionnel, rédigé par Jacques Cellard et Alain Rey en 1980. L’étiquette « non conventionnel » refuse toute catégorisation qui pourrait s’avérer imprécise (notamment, celle de « dictionnaire d’argot ») et identifie le vocabulaire objet de l’ouvrage comme l’ensemble des mots qui est utilisé dans un contexte particulier, et dans le but de transgresser la convention sociale. La période d’analyse considérée par Cellard et Rey (1880-1980) permet d’apprécier les évolutions de ce vocabulaire. Guérand raconte la méthode de travail des deux auteurs, leurs recherches afin de constituer un corpus littéraire pour les exemples, de Balzac aux séries de bandes dessinées Les Pieds-Nickelés, de Céline à Proust, dans un jeu lexicographique qui manifeste tout l’amour d’Alain Rey pour les mots, y compris les mots « en marge ».

La contribution de Louis-Jean Calvet (D’un Non Con à l’autre, pp.89-97) porte sur la comparaison de deux éditions du Dictionnaire du français non conventionnel (1980-1991), en particulier sur les évolutions du vocabulaire « non conventionnel » au cours d’une période de onze ans. De nouvelles entrées apparaissent alors dans la deuxième édition, mais on voit en filigrane une continuité dans la méthode de collecte et d’analyse : « une structure qui évolue assez peu, la volonté de « réhabiliter » toute une partie du vocabulaire français négligé par les dictionnaires traditionnels, une constante recherche de notices historiques […] et le fait de toujours s’appuyer sur un corpus écrit, essentiellement littéraire » (p.96).

Hugues Galli (Cinquante nuances de grisbi, pp.99-119) se penche sur le traitement lexicographique des mots d’argot, en particulier les mots renvoyant au domaine de l’argent. L’analyse de trois dictionnaires de langue générale (le Grand Robert 2001, le Grand Larousse de la Langue Française et le Trésor de la Langue Française), puis de quatre dictionnaires spécialisés (Esnault 1965, Cellard-Rey 1980, Doillon 2003 et Colin 2010) permet à l’auteur de vérifier l’ouverture des dictionnaires de langue générale à l’égard du vocabulaire non conventionnel, ainsi que d’approfondir l’analyse des problèmes liés aux critères d’attribution des marques d’usage. La synergie entre dictionnaires de langue générale et dictionnaires spécialisés est également étudiée, notamment dans le cas du Grand Robert et du Dictionnaire du français non conventionnel de Cellard et Rey.

La troisième section du volume (Le théoricien de la terminologie) aborde l’activité d’Alain Rey dans la définition du champ disciplinaire de la terminologie, surtout pour ce qui est des études en langue française.

Le texte d’Hélène Cajolet-Laganière (Alain Rey, aux premières loges de l’aménagement de la langue au Québec, pp.123-132) passe en revue les étapes de la politique d’aménagement linguistique au Québec à partir de la création de l’OQLF en 1961. Cajolet-Laganière décrit le rôle d’Alain Rey dans le débat autour de la langue française au Québec, sa participation assidue aux colloques et rencontres organisés par l’OQLF, sa contribution à la politique d’aménagement linguistique. En particulier, son apport à la description scientifique de la notion de terminologie a été précieux afin d’en définir les enjeux sociaux et politiques, les rapports avec les autres disciplines. Ses réflexions sur la notion de néologie, et surtout sa sensibilité pour la relation entre norme et usages dans la pratique lexicographique, ont été à l’origine de la publication d’ouvrages comme le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1991) et de la collaboration au projet lexicographique Franqus, devenu ensuite le dictionnaire Usito.

John Humbley (La terminologie selon Alain Rey, une discipline à facettes, pp.133-148) se propose de mettre en évidence le rôle essentiel joué par la réflexion terminologique dans l’œuvre d’Alain Rey, par « une lecture sélective de l’œuvre de Rey en faisant ressortir les relations que la terminologie, à ses yeux, entretient avec ses autres préoccupations linguistiques et extra-linguistiques » (p.133). Humbley retrace ainsi les réflexions d’Alain Rey sur les relations entre terminologie et philosophie (la distinction entre concept et notion, le problème fondamental de la définition en terminologie), entre terminologie et linguistique (notamment pour ce qui est des origines de la discipline terminologique et sa filiation des études lexicologiques sur les vocabulaires spécialisés, mais également pour sa nature de précurseur de la linguistique de corpus), entre terminologie et lexicographie (qu’il considérait comme des disciplines complémentaires plutôt que comme deux approches concurrentes, plaidant pour une autonomie scientifique de la terminologie et préfigurant par ses recherches la théorie des portes de Maria Teresa Cabré). Humbley ne néglige pas le binôme terminologie et encyclopédisme (valorisant l’importance de l’héritage des encyclopédistes dans l’élaboration de la théorie moderne de la terminologie) et accorde une place importante à la distinction entre terminologie et terminographie dans l’œuvre d’Alain Rey (qui avait lui-même créé le néologisme terminographie et qui avait activement participé à la codification des principes et méthodes de cette discipline) ; la relation entre terminologie et aménagement linguistique occupe également une place importante dans la réflexion d’Alain Rey, notamment dans la forme de l’expérience québécoise à laquelle il avait participé activement. Le lien entre terminologie et néologie est l’un des domaines où la contribution d’Alain Rey s’avère particulièrement féconde, notamment dans la définition de l’outil de l’orthonymie. À l’autre pôle du continuum temporel, Alain Rey n’a pas oublié le rapport entre terminologie et diachronie, contribuant à replacer l’étude des termes dans la discipline plus ample de l’histoire des idées et des concepts dans les domaines spécialisés. Les études récentes en terminologie témoignent enfin, selon Humbley, le rôle pionnier d’Alain Rey et sa capacité d’aborder les multiples facettes du polyèdre terminologique.

C’est encore la métaphore du polyèdre qui est au centre de la contribution de François Gaudin (L’orthonymie, un concept à facettes ?, pp.149-154) qui retrace l’histoire du concept d’orthonymie, l’utopie de la nomination correcte qui se heurte à la force des usages. La perspective normative de la terminologie se trouve confrontée à la multiplicité des dénominations dans la réalité des communications courantes, à la segmentation des communautés de locuteurs, aux contextes variables. La fonction régulatrice de la terminologie est ainsi mise à l’épreuve. Néanmoins, les locuteurs manifestent encore ce que Gaudin appelle un « sentiment orthonymique » (p.152) : on en retrouve les traces notamment dans des formes de résistance au changement, aux redénominations des concepts (Gaudin en donne quelques exemples récents), surtout dans des cas où le processus de redénomination est perçu comme un procédé manipulatoire, qui contrevient au pacte langagier à la base de toute communauté linguistique.

Loic Depecker (L’exemple du terme catastrophe naturelle dans le domaine des assurances, pp.155-171) se penche à son tour sur les problématiques de la compréhension et de l’extension, qui constituent un enjeu fondamental dans la théorie de la terminologie. Prenant comme point de départ la réflexion d’Arnauld et Nicole dans la Logique de Port-Royal (1662), Depecker construit un pont entre logique et terminologie, valorisant l’héritage de l’âge classique dans la pratique terminologique actuelle. Le cas d’étude du terme catastrophe naturelle dans le domaine des assurances illustre ce principe de continuité, « balancement entre signe et concept, linguistique et logique, qu’il serait utile d’intégrer définitivement aux sciences du langage » (p.167).

La dernière section du volume (L’essayiste engagé) est composée de quatre contributions.

La première (Bruno Paoli, L’avant-dernier voyage d’Alain Rey, pp.175-185) rend hommage au lexicographe en prolongeant, par une série d’exemples commentés, l’essai Le voyage des mots d’Alain Rey et Lassaâd Metoui (2014). Après avoir passé en revue l’histoire de mots comme café et vin, pastèque et pistache, douane et divan, Paoli compare ensuite les répertoires Rey-Metoui et Guimeriche (Dictionnaire des mots français d’origine arabe, 2007).

La contribution d’Alexandra Cunita (Alain Rey : le camp des mots, pp.187-203) se penche sur l’étude des encadrés culturels dans le Dictionnaire culturel en langue française (2005), focalisant l’attention sur le traitement du mot camp et sa « “biographie”, qui porte l’empreinte des événements de l’histoire de l’humanité » (p.192). Cet exemple, analysé dans le détail avec finesse, permet à l’autrice de mettre en relief l’engagement d’Alain Rey dans son activité lexicographique et de s’interroger sur les enjeux sociaux et politiques liés au mot camp pendant ces dernières années, ainsi que sur le rôle que les linguistes et les lexicographes peuvent jouer dans la formation d’un esprit critique du corps social.

Agnès Steuckardt (« Révolution ». Histoire d’un mot. La fabrique d’une enquête lexicale, pp.205-218) choisit, quant à elle, de se concentrer sur l’ouvrage d’Alain Rey autour du mot révolution. Dans cet ouvrage, Rey adopte une approche d’archéologie sémantique et conceptuelle (dans le sillage de Foucault et de son Archéologie des savoirs), puisant dans l’histoire des usages linguistiques pour reconstruire l’histoire des idées. L’analyse menée par Alain Rey dans son ouvrage autour de l’évolution du mot révolution, dans ses migrations successives (de l’astronomie à la politique) est ensuite mis à l’épreuve du corpus Frantext : Steuckardt confirme par une approche d’analyse outillée les résultats des réflexions contenues dans l’ouvrage d’Alain Rey, et son intuition de l’incarnation (ou du « passage du ciel à la terre », p.207) de ce mot à l’époque de la Révolution française.

La dernière contribution du volume (Christophe Rey, Alain Rey et Antoine Furetière : une rencontre (méta)lexicographique fertile, pp.219-230) se penche sur le rapport passionné entre Alain Rey et la figure d’Antoine Furetière, à laquelle est dédiée la monographie Antoine Furetière. Un précurseur des Lumières sous Louis XIV (2006). Première monographie entièrement consacrée à Furetière lexicographe, l’ouvrage d’Alain Rey est le premier d’une série de volumes axés sur la figure et sur l’entreprise lexicographique de Furetière, sur son rôle de dissident au sein de l’Académie française, sans oublier la « querelle des dictionnaires » (p.224) qui vit Furetière opposé à ses confrères. L’article de Christophe Rey analyse l’ouvrage consacré à Furetière et son héritage (la postérité fertile évoquée dans le titre), offrant en filigrane un dernier hommage à Alain Rey.

Le volume se termine par un souvenir académique et personnel (François Gaudin, La nappe rouge, pp.233-242) qui évoque encore une fois le métalexicographe, le linguiste, mais surtout l’homme Alain Rey. Riche, érudit, passionné, varié dans les tons et les contenus, ce volume représente enfin un ouvrage incontournable pour toutes et tous les spécialistes en métalexicographie.

[Micaela ROSSI]