Stefano VICARI et Carine DUTEIL-MOUGEL (dir.), Discours institutionnels dans les médias sociaux : quelles transformations ?, Synergies Italie, n° 21, 2025, pp. 217.
Le n° 21 de Synergies Italie est consacré aux discours institutionnels et aux modifications dont ceux-ci font l’objet à l’égard et au sein des réseaux sociaux numériques. Dans la Présentation du numéro (pp. 9-21), les réflexions de Stefano VICARI et Carine DUTEIL-MOUGEL partent d’un constat : la diffusion de plus en plus capillaire des discours numériques a permis aux analystes du discours de créer de nouveaux paradigmes théoriques et méthodologiques en vue d’intégrer de nouvelles notions ou d’en revisiter d’autres. D’où un enrichissement mutuel des observables et de leur interprétation, ainsi que l’essor de nouvelles socialités. Ces dynamiques engendrent un régime de communication plus horizontal et de plus grande proximité entre les partenaires de cette communication au niveau de participation citoyenne au débat public, des institutions et de la politique, mais aussi la création de stratégies et de dispositifs de vérification des faits. C’est la dimension politique des pratiques discursives qui est appréhendée par ce numéro, qui s’y intéresse au sein des discours institutionnels. À leur intérieur, la dimension « instituante » et le statut de « discours constituant » et de « discours d’autorité » représentent les enjeux posés aux analystes du discours qui s’adonnent à les étudier. Quant aux transformations que les discours institutionnels subissent sous l’effet des réseaux sociaux numériques, dont la plus évidente est leur énonciation dans des contextes non officiels, les défis relèvent tant des caractéristiques technodiscursives des plateformes que de l’ampleur des publics à atteindre.
Ce numéro est composé de sept contributions qui, sous des angles et à l’appui d’observables différents, présentent une homogénéité qui tient, au-delà de la thématique générale des discours institutionnels dans les réseaux sociaux numériques, à leur méthodologie, qui est ancrée sur l’analyse du discours numérique (Paveau 2017). Cette approche est conçue à la fois comme cadre théorique et base à partir desquels examiner, à l’appui d’une approche écologique de l’environnement numérique, d’un côté, la construction et la diffusion d’un pouvoir discursif dans l’étude des discours numériques de la part de figures politiques ou institutionnelles ; de l’autre côté, la contestation et le détournement de ce pouvoir, autrement dit le discours de résistance. Ces deux volets correspondent aux deux sections de ce numéro, qui est complété par deux comptes rendus de lecture.
La première section, intitulée Rhétorique communicationnelle et énonciative dans les discours numériques (pp. 25-118), comprend quatre contributions.
En vue de cerner la construction du discours et la figure d’autorité politique par rapport à leur transformation dans l’espace numérique, le premier article, rédigé par Irene CACOPARDI, Stratégie communicationnelle dans le discours institutionnel de Giorgia Meloni : une habile construction entre harangues, politique des émotions et auto-ironie (pp. 25-47), s’intéresse à la production discursive, aux stratégies argumentatives et aux types de textes utilisés par Giorgia Meloni dans les plateformes web entre 2019 et 2023. Après avoir souligné que, dans le panorama politique italien, cette politique se sert habilement des réseaux sociaux numériques pour établir un lien solide avec son électorat, l’auteure met en avant non seulement la médiatisation et la « plateformisation » de la politique, mais elle analyse, plus en détail, les archétypes narratifs auxquels Giorgia Meloni fait appel pour construire son leadership et les aspects populaires de sa communication. Les archétypes narratifs qui la caractérisent consistent en une communication antagoniste à l’encontre de ses adversaires, par laquelle elle montre un archétype guerrier et se construit une image de « hyperleader » (Gerbauto 2020), se servant des médias sociaux pour atteindre une audience potentiellement infinie ; en une forme d’autoreprésentation, par laquelle elle promeut également son côté intime et familial pour se montrer proche de son électorat, engendrant une spectacularisation de la personnalité politique et du discours public ; ayant recours à la culture pop, partagée, mais jouant aussi sur l’auto-ironie, pour influencer les perceptions et les comportements du public, ce qui lui permet également de renforcer son autorité via un processus d’émotionnalisation et de pathétisation. CACOPARDI en conclut que la personnalisation croissante, la « vitrinisation » et la polarisation du discours politique de Giorgia Meloni marquent, entre autres, l’abandon de la langue technico-institutionnelle et la rupture des codes communicationnels traditionnels, ainsi qu’un lissage du propos politique.
En revanche, ce sont les caractéristiques énonciatives, pragmatiques et technodiscursives des discours numériques relevant des posts(tweets) du compte institutionnel X du ministère français de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, et leurs effets sur la construction de l’ethos du sujet locuteur institutionnel, qui font l’objet de l’étude de Claudia CAGNINELLI (L’ethos technodiscursif dans la communication institutionnelle et politique : entre le collectif et l’individuel, pp. 49-74). Elle vise à identifier les spécificités du réseau social X, qui représentent également autant d’aspects caractérisant la construction de l’ethos : le nombre de caractères utilisables, l’inclusion de formes technolangagières dans les posts et les pratiques discursives diverses qui sont incarnées par les différents types de posts. Ces spécificités sont appliquées au corpus choisi, collecté entre février et mars 2024, lorsque des manifestations ont lieu, attirant davantage l’attention de l’opinion publique, à partir de deux instances d’énonciation appartenant au même ministère – le ministre Marc Fesneau et la ministre déléguée Agnès Pannier-Runacher – et à l’égard des pratiques utilisées et du caractère pluritechnosémiotique des posts. Il résulte que les pratiques initiatives – ouvrant une discussion – affichent la promotion d’un discours officiel et la volonté de partager des liens « internes » au ministère, auxquelles participent également un contenu techno-iconique et le message verbal. Dans ces pratiques, le sujet locuteur se montre proche des catégories sociales concernées par son action. D’autres tendances consistent à relayer des communiqués officiels, dont les posts présentent une structure textuelle et énonciative stable qui est le reflet de la coïncidence énonciative entre le sujet locuteur du post et celui du contenu partagé, ou à conférer une dimension de vulgarisation du contenu à publication périodique pour solliciter l’attention du public. En revanche, les pratiques citationnelles sous forme de repost concernent tant des reposts entre le ministre et la ministre déléguée, ayant des effets sur l’ethos institutionnel du ministère et des sujets concernés – sous forme de comptes rendus de dires et d’activités ou événements du ministère, affermissant la construction d’un ethos de crédibilité –, qu’un emboîtement citationnel entre les posts du ministère et ceux du ministre, aux dimensions valorisantes. L’analyse des posts examinés par CAGNINELLI montre donc que les propriétés et les contraintes de l’environnement numérique ont une influence particulière sur l’ethos de l’institution concernée en raison du contexte numérique.
La troisième contribution, La triade rhétorique vue à travers les blogs orthodoxes (pp. 75-95), rédigée par Natalia BRUFFAERTS, s’intéresse à l’étude de la triade rhétorique en tant que clé de lecture pour examiner les stratégies rhétoriques qui sont utilisées dans les blogs orthodoxes de deux célèbres influenceurs en langue russe. Le but visé est de mettre en évidence le lien entre certains types d’arguments et de figures, et les objectifs à atteindre par ceux-ci. Après avoir parcouru l’histoire de la rhétorique en tant que discipline pour ensuite l’appliquer au contexte contemporain, notamment au discours religieux numérique russophone via des blogs orthodoxes, l’analyse procède par les posts publiés au sein des deux blogs choisis au sujet de la vénération des saints dans la tradition orthodoxe, de l’attitude envers les interventions du patriarche Cyrille et de l’évocation de faits historiques dans le discours religieux – la bataille de Koulikovo (1380) entre les Mongols et les troupes russes. Des postures très diverses émergent des discours des deux influenceurs. Les textes du blog du père Dimitri, un prêtre, ont une visée persuasive caractérisée par des arguments inhérents au pathos à l’égard de ses destinataires, qui est atteinte par le renvoi à des sources faisant autorité, mais sans les citer correctement – au seul but de susciter des réactions auprès de son public. Au contraire, le discours de l’autre influenceur, le père Andreï, un diacre, est fondé sur le raisonnement logique, donc sur le logos : en témoigne la visée d’informer ses destinataires du bien-fondé de ses arguments, qu’il appuie sur des sources faisant autorité, notamment les faits et les realia historiques, en tant que base pour analyser l’époque contemporaine, pour réfuter des affirmations fallacieuses et pour en tirer des conclusions.
La dernière contribution de cette section revient sur le contexte français et sur l’étude de X pour examiner les comptes officiels du ministère de la Justice et de son porte-parole, Cédric Logelin. Isabelle HURE (Le ministère de la Justice et son porte-parole sur X : des stratégies différenciées pour se légitimer, pp. 97-118) montre que, tout en déployant des discours institutionnels publics, ces deux comptes s’appuient sur des stratégies technodiscursives différentes pour justifier la légitimité et l’autorité de l’institution judiciaire. Le but de cette recherche est ainsi de montrer la manière dont X en tant que dispositif participe de la construction de ces discours. À partir des 50 messages examinés dans chacun des deux comptes et à l’appui d’une approche d’inspiration austinienne basée sur les actes de langage pour analyser les technodiscours qui sont déployés par le ministère et par son porte-parole, des buts différents sont affichés, auxquels contribuent des stratégies distinctes. Le ministère de la Justice se sert de X pour renforcer le lien entre État et public citoyen via le déploiement de la « marque État », fondant la crédibilité des discours publics institutionnels, pour nouer une relation directe avec le public citoyen plutôt que pour communiquer une visée informative. En revanche, la stratégie communicationnelle et technodiscursive de son porte-parole à l’égard de ce dispositif montre qu’il vise à affermir sa double posture et ses deux fonctions. L’une, primaire, de source officielle d’informations pour les journalistes, via un discours lissé dépourvu de tout caractère polémique visant à valoriser l’action du ministère ; l’autre, secondaire et plus limitée, d’animateur de la communauté judiciaire étendue, là où la valorisation des agents travaillant dans la sphère (para)judiciaire est effectuée par un sujet qui y est légitimé par l’appartenance au même groupe.
Dans les trois dernières contributions, représentant la seconde section de ce numéro, intitulée L’agir par le discours et le contre-discours (pp. 121-199), les réseaux sociaux numériques sont abordés comme outils à la fois d’expression pour les mouvements contestataires et de déconstruction des récits hégémoniques.
En particulier, dans Faire de la résistance dans les réseaux sociaux : les discours numériques et leurs outils de lutte (pp. 121-147), Isabel ROBOREDO SEARA et Michelle Gomes ALONSO DOMINGUEZ s’intéressent aux spécificités discursives des discours de résistance sur Facebook et Twitter à partir de l’analyse de 20 tweets et posts contestant les mesures adoptées par le président brésilien Jaïr Bolsonaro pendant la pandémie de Covid, entre avril 2020 et avril 2021, en vue de montrer la manière dont les éléments technodiscursifs contribuent à constituer un discours de résistance en soulignant la polémicité de ce discours et la vague de contestation. Ce sont ainsi des réflexions sur la contestation comme résistance qui sont présentées par les deux auteures pour relever, suivant une méthodologie combinant analyse critique du discours, théorie sociale critique du discours de Thompson (2011), conception gramscienne de l’idéologie et analyse du discours numérique, que la résistance au sein des réseaux sociaux numériques, en tant que pratique sociale, est alimentée par le moment discursif et représente l’opposition au pouvoir hégémonique. Sa manifestation discursive est ainsi la contre-hégémonie. Il se rend évident que ce sont les ressources technodiscursives, notamment l’hypertextualité hégémonique et les réseaux sociaux numériques comme espace discursif de protestation et de manifestation, qui sont à la base de la résistance et qui permettent aux discours de résistance de devenir un outil de lutte et de se constituer en mouvement autour de la collectivisation d’une cause, notamment via les technodiscours rapportés et les hashtags.
C’est en revanche la lutte contre les violences basées sur le genre, particulièrement à l’encontre des femmes, qui fait l’objet des discours de résistance sur les réseaux sociaux numériques qui sont abordés dans les deux dernières contributions.
Nicoletta ARMENTANO traite des pratiques discursives numériques adoptées par l’institution internationale de l’ONU chargée de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes ONU Femmes contre la violence basée sur le genre (Les pratiques discursives numériques adoptées par ONU Femmes contre la violence basée sur le genre. Est-il possible d’être agentif via X ?, pp. 149-174). Son attention est notamment focalisée sur les éditions 2021, 2022 et 2023 de la première campagne ONU Femmes de sensibilisation sur les réseaux sociaux numériques, 16 Jours d’activisme contre la violence basée sur le genre, lancée en 2000, pour examiner ses tweets en français accompagnés du hashtag #16jours. Il est question de la manière dont X traite des messages issus de campagnes de sensibilisation, dont la portée est ainsi éducative et civique, relevant des institutions qui les promeuvent – ONU Femmes s’appuie, entre autres, sur des partenariats avec les organisations médiatiques. Cette étude vise à vérifier si cette finalité de communiquer des contenus proposant un changement sociétal y est gardée et si la transmission de ce discours via des réseaux sociaux numériques a une influence sur la visée de créer une communauté engagée. Pour ce faire, sont présentés les caractéristiques de l’énonciation, la relation entre l’institution et les destinataires de la campagne sur les réseaux sociaux numériques, et les traits techno-discursifs qui sont le propre de cette campagne. Il émerge un caractère instituant d’ONU Femmes permettant de garder sa proéminence institutionnelle tout en reconfigurant son discours via X, mais son autorité change si la réappropriation et la mise en circulation du discours d’ONU Femmes relèvent d’institutions ou d’associations qui reconnaissent l’autorité de l’ONU, ou bien d’internautes relayant de manière individuelle les messages d’ONU Femmes comme source d’autorité. Dans ce dernier cas, la notion d’« autorité » bascule vers la visibilité et l’influence. ARMENTANO souligne que, pour pouvoir s’inscrire dans la continuité de ses modes communicatifs même sur les réseaux sociaux numériques, ONU Femmes a dû construire une communauté à engagement différencié vis-à-vis de laquelle elle doit chercher à devenir ou à rester une autorité, en dépit d’un environnement en constante évolution.
La dernière contribution de ce numéro, qui aborde également la lutte contre les violences faites aux femmes, porte sur le discours institutionnel à l’encontre des violences patriarcales qui est énoncé depuis le compte officiel X du ministère français chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations (Discours institutionnel (socio) numérique et violences patriarcales : une étude des stratégies énonciatives, dénominatives et rhétoriques du ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations sur X, pp. 175-199). À l’appui d’un cadre méthodologique basé sur l’analyse du discours « de l’école française » et sur l’argumentation, Nora GATTIGLIA étudie, au sein d’un corpus de 114 xeets relevant du genre de la « campagne promotionnelle » entre 2015 et 2024, les dynamiques énonciatives des discours sur les réseaux sociaux numériques (la composition et la délinéarisation), les stratégies de nomination des violences (notamment les dénominations « violences sexistes et sexuelles », « violences faites aux femmes », « violences conjugales », « auteurs de violences ») et la manière dont tant les personnes qui subissent ces violences patriarcales que celles qui les accomplissent sont représentées. Son analyse montre que le discours institutionnel sur les violences patriarcales s’avère être aussi bien un outil de communication qu’un moyen de gouvernementalité qui façonne les représentations sociales des violences et des victimes. Elle relève également que si le compte ministériel se sert de toutes les possibilités technodiscursives mises à disposition par les affordances de X, le discours autour des violences reste plutôt de type traditionnel. Sont ainsi soulignés les limites d’un cadrage institutionnel du ministère français concerné qui fait en sorte que les figures des victimes soient homogénéisées, en raison de la non-prise en compte des subjectivités et des traits qui sont le propre de la violence, et apparaissent comme passives, tandis que les responsables des violences tendent à être effacés.
La richesse des contributions réunies dans ce numéro thématique permet non seulement de rendre compte de l’actualité et de l’importance du pouvoir discursif relevant de la mise en relation entre discours institutionnel et discours numérique – en termes de construction et de diffusion de ce pouvoir, et en tant que lieu de contestation, de dissensus et de détournement –, mais aussi de contribuer à une réflexion plus vaste sur le rôle des réseaux sociaux numériques comme espaces hybrides caractérisés par la coprésence des notions d’« autorité » et de « dissidence ».
[Alida M. SILLETTI]