Pierre BECCARIA (éd), L’analyse des discours sur le développement et la transition durable

di | 15 Giugno 2025

Pierre BECCARIA (éd.), L’analyse des discours sur le développement et la transition durable, in « ÉLA. Études de linguistique appliquée », n° 216, 2024/4.

La revue ELA consacre un deuxième numéro au thème du développement durable, après celui de 2023, n° 209 (pour une fiche de lecture de ce dernier, voir « Carnets de lecture » N° 50 :  https://www.farum.it/lectures/2023/10/19/pierre-beccaria-ed-lanalyse-des-discours-officiels-nationaux-et-diplomatiques-sur-le-developpement-durable/).

Ouvre le numéro l’article de Marc Bonhomme (« L’argumentation environnementale dans le discours publicitaire. Analyse lexicale, rhétorique et pragmatique », p. 393-416), qui analyse la présence de l’écologie dans la publicité. Comme l’explique efficacement l’auteur, « la prise en considération de l’écologie dans la communication des marques » peut répondre à un but « à la fois défensif (atténuer les critiques en verdissant leur image) et offensif (exploiter l’engouement pour la cause écologique afin d’améliorer leurs performances économiques) », p. 394). Comme l’annonce son titre, l’article de Bonhomme s’articule sur trois plans (lexical, discursif, pragmatique). Quant au palier lexical, l’auteur illustre les deux phénomènes de la captation et de l’appropriation, lexicale et figurale. Fournissant de nombreux exemples, tirés d’une sélection de 115 annonces diffusées dans la presse francophone (France et Suisse) entre 1990 et 2023, Bonhomme montre que tant le vocabulaire commun que le technolecte de l’écologie trouvent leur place dans la rhétorique langagière de la publicité. Pour ce qui est du plan discursif, l’auteur passe à la loupe l’argumentation publicitaire dont il est spécialiste. Il fait état, à ce propos : des diverses configurations éthotiques que peut emprunter l’annonceur (depuis l’éthos de prise de conscience, de modestie, de responsabilité jusqu’à l’éthos de compétence, d’engagement, etc.) ; des brouillages argumentatifs dont se prévaut  le logos flou des annonces, notamment grâce à des dispositifs tels que l’enthymème, l’attelage et l’ellipse ; de l’appel aux affects (pathos) que contiennent les annonces, ayant tendance à gommer les aspects dysphoriques des produits et à euphoriser leurs vertus écologiques. C’est justement le décalage entre la parole publicitaire et la réalité que l’auteur interroge, enfin, dans une perspective pragmatique. La question (délicate s’il en est) se pose alors d’évaluer la véridicité des engagements soi-disant responsables des entrepreneurs et de dégager les rouages qui permettent la construction discursive de deux pratiques fondamentales : l’écoblanchiment et le verdissement, attitudes trompeuses qui persistent, malgré les restrictions concernant la réglementation publicitaire et la mutation de la sensibilité des consommateurs.

L’article suivant, de Albin Wagener (« Le long chemin pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat : analyse outillée des discours des COP de 2015 à 2022 », p. 417-435) se base également sur un corpus étalé sur plusieurs années, car il est constitué des textes officiels des COP, à compter de 2015 (Accord de Paris sur le climat) jusqu’à 2022 (COP 27, Sharm el-Sheikh). La méthodologie d’analyse adoptée par Wagener est cependant toute différente, parce qu’elle allie la linguistique du corpus à l’analyse « systémique » du discours (prenant en compte les particularités lexicales, les implications sémantiques et les imaginaires sociaux et culturels) dans une approche outillée, qui interroge les macro-données statistiques (essentiellement lexicométriques) « dans une logique de sensibilité à l’écosystémique des discours produits » et « de positionnement social du chercheur » (p. 418-419). Grâce à l’application Voyant Tools et au logiciel Iramuteq, Wagener obtient un « nuage de mots » et une « analyse des similitudes » (réseau des liens de co-occurrences) qui montrent déjà une prédominance des questions d’ordre administratif, technique et financier dans le traitement du réchauffement climatique. Ces résultats sont confirmés et affinés par la classification des thématiques réalisée au moyen d’Iramutecq. Sept thématiques sont représentées dans le dendrogramme de la Fig. 3, qui montre l’exiguïté de la classe concernant les causes et les effets du réchauffement climatique autant que ses conséquences négatives. Sont par contre surreprésentées les classes thématiques qui touchent à la COP elle-même (son organisation, sa gouvernance, etc.). L’analyse de Wagener, grâce aussi au logiciel Tropes, fait ressortir également les « absences criantes » (soit les choix lexicaux liés à la nature et au vivant) et confirme en conclusion l’appréhension de type gestionnaire et financière qui est faite dans les textes des COP d’un problème qui devrait avant tout mettre en cause nos modes de vie concrets (consumérisme, productivisme, etc.). Tout se passe en somme – conclut Wagener – comme si les instances internationales se condamnaient  « à tenter de gérer les conséquences du réchauffement climatique, tout en évitant soigneusement d’en traiter les causes » (p. 434).

C’est au bout d’un parcours diachronique, consacré à un certain nombre de lexies du type justice+adjectif (justice divine, humaine, sociale, environnementale, écologique, climatique) qu’Agnès Steuckart parvient à s’intéresser à la lexie justice sanitaire (« Entre justice sociale et justice environnementale, l’émergence incertaine de justice sanitaire », p. 437-449). Partant du constat que cette expression demeure plutôt rare dans le discours (une légère augmentation des occurrences dans Europresse à l’époque de la pandémie ne se traduit pas en une stabilisation de l’usage), Steuckart se demande ce qui peut bien freiner sa diffusion en France, alors que la lexie Health Justice connaît une circulation internationale. Ce questionnement amène la chercheure à s’interroger sur l’affirmation, dans l’histoire de la langue française, de la lexie justice sociale et à prendre en compte l’évolution de l’adjectif social, qui passe d’un emploi relationnel à un usage qualificatif avec axiologie positive. Sur la base de la comparaison avec justice sociale, l’auteure émet l’hypothèse que ce qui contraste l’attestation de justice sanitaire tient principalement au sort de l’adjectif : polysémique, le qualificatif sanitaire est lié à un « registre bas » dans des locutions relatives aux besoins naturels, du type équipement sanitaire, plomberie sanitaire. En outre, dès le début du XIXe siècle, il renvoie à des mesures de contrôle social et à des pratiques de coercition (cf. Foucault, 1975), comme l’ont confirmé les collocations, bien que passablement éphémères, qui ont surgi à l’époque de la pandémie (confinement sanitaire, couvre-feu sanitaire, passe sanitaire). En somme, « les connotations de l’adjectif sanitaire, trop policières ou prosaïques, semblent avoir entravé sa promotion dans la famille sémantique de justice sociale » qui, en revanche, a fonctionné comme prototype des formations justice environnementale, écologique, climatique. Par ailleurs, les quelques attestations de justice en santé (dans la presse québécoise et française) sont à l’heure actuelle encore trop rares pour évaluer ses probabilités de fonctionner comme équivalent de Health Justice et de s’implanter dans l’usage futur.

L’enjeu de la longue étude de Pierre Beccaria (« Analyses textuelle et politique conjointes, prérequis de lecture, mots d’ordre et marques d’exhortation : le cas du développement durable, 1972-2020 », p. 451-504) prolonge celui d’autres travaux de ce chercheur (et notamment de son article de 2023, portant sur une interprétation possible du Rapport Bruntland, soumise à un test pragmatique). Cette contribution propose une méthodologie d’observation qui articule analyse du contenu, analyse du discours et analyse des politiques publiques et qui s’applique à une sélection de vingt textes (dont 14 onusiens et 6 supranationaux ou nationaux) portant sur le développement durable et sur les notions qui lui sont liées. L’enjeu étant d’essayer de réduire le bruit de fond qui entoure la notion de développement durable et de promouvoir la création d’une « communauté d’interprétation », l’auteur propose une analyse communicationnelle et lexicométrique des mots d’ordre (de nature thématique : développement, durable, croissance, environnement, nature, sobriété, résilience, et de nature politique : planification, gouvernance, etc.), ainsi que des marques d’exhortation (du type fau/drait, doi/vent, devrai/ent…, etc.). L’intérêt de cette étude réside en la confrontation entre tranches temporelles (les quatre décennies qui nous séparent de 1987), ainsi qu’entre les dimensions internationale, nationale ou infranationale (contrats État-Régions françaises) des documents pris en compte. L’ensemble montre la permanence du mot d’ordre développement durable, malgré un affaiblissement de sa portée après Rio (1992) et une générale dilution de sa « conception substantive » (cf. Beccaria, 2023), avec une affirmation essentiellement française de la lexie transition écologique. Un bilan final porte sur la validité de la méthodologie adoptée et sur les perspectives d’analyse encore ouvertes, visant à l’observation des textes scientifiques, dans le but de dégager la responsabilité de la science et d’évaluer la « participation citoyenne face à l’expertocratie » (p. 500).

Outre le dossier sur le développement et la transition durable, ce numéro des ELA contient un intéressant compte-rendu, rédigé par Marc Bonhomme, du Dictionnaire de l’argumentation de Christian Plantin. S’il n’est évidemment pas question ici de faire un compte-rendu du compte-rendu, on ne peut s’empêcher d’en recommander la lecture : avec son habituelle clarté, Bonhomme mène une comparaison entre la version papier et la version électronique de l’important ouvrage de Plantin et, tout en avançant quelques réserves « ponctuelles », fait ressortir l’originalité et le vaste intérêt, tant pour l’étude de l’argumentation que pour les perspectives pluridisciplinaires qu’ouvre le travail de grande envergure (inédit dans le domaine francophone) qu’a mené Plantin.

[Paola Paissa]